<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Le grand rebondissement du nucléaire russe

5 mars 2022

Temps de lecture : 8 minutes
Photo : Le brise-glace nucléaire Yamal de l’armateur Atomflot, filiale de Rosatom, à Murmansk. Crédit photo Rosatom
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Le grand rebondissement du nucléaire russe

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La Russie se classe au 4e rang mondial du nucléaire civil, avec l’agence fédérale de l’énergie atomique Rosatom. Au même titre que les ventes d’armes, le spatial ou les hydrocarbures, le nucléaire est un levier au service du Kremlin qui développe une stratégie d’influence de la Russie dans le monde.  

 

Ancien MinAtom (ministère de l’Énergie atomique), Rosatom centralise l’éventail global des activités nucléaires en Russie, de l’extraction de l’uranium à son cycle de combustion, son enrichissement militaire, en passant par la recherche, la construction – ou le démantèlement – de sites, la gestion des déchets, la maintenance des installations, et toute la sécurité. Ces activités concernent les installations nucléaires civiles de toutes catégories, la flotte des brise-glaces et l’arsenal nucléaire militaire. L’agence pilote aussi l’exportation d’installations, d’équipements et de services dans le nucléaire. Moscou entend bel et bien assoir son rang de 4e producteur mondial d’énergie, de premier arsenal nucléaire, et de 7e producteur d’uranium.

Rosatom, centre névralgique du nucléaire

En 1954, Obninsk était la première centrale électrique dans le monde. À la fin des années 1980, 25 réacteurs étaient en service pour la production électrique. Inévitablement, toute la chaîne de l’uranium a subi l’impact de l’effondrement de l’URSS, mais l’exportation de réacteurs en Iran, en Chine et en Inde, à la fin des années 1990, a permis de relancer la filière. Certes, le sous-sol russe contenait les plus grandes réserves de gaz naturel d’Europe, mais la Russie devant gagner des devises, Gazprom faisait plus de bénéfices en exportant son gaz qu’en le vendant sur le marché intérieur. Naturellement, la Fédération a dû miser sur ses réacteurs pour alimenter le pays et le réseau électrique civil a commencé à recevoir les nouveaux réacteurs VVER de la Russie moderne : les régions les plus peuplées, de Moscou à Saint-Pétersbourg, semblaient prioritaires. C’est pourquoi les centrales de Rostov et Kalinine ont été modernisées entre 2001 à 2011.

En 2007, l’agence Rosatom était créée sous la direction de Sergueï Kirienko, chargée par le Kremlin de restructurer toutes les activités – civiles ou militaires – de la filière nucléaire, sur tout le territoire, en fédérant les 400 entreprises qui exerçaient déjà de près ou de loin des activités dans l’atome. En 2017, Kirienko était remplacé par Alexei Likhachev, non sans avoir transformé un amas d’établissements individualisés, et peu rentables, par une nouvelle structure verticalement intégrée, avec ses actuelles filiales telles qu’ARMZ exploitant les mines d’uranium, TVELfabricant le combustible, Tenex alimentant les réacteurs, Atomenergomash supervisant les installations. Même l’agence de sûreté Rostekhnadzor fait partie de ce conglomérat. La direction de Rosatom déclarait alors que le PIB de la Russie « gagnait trois roubles pour chaque rouble investi » dans les centrales, soutenant le « développement socio-économique du pays ». Et en 2020, l’État l’invitait à « apprendre à gagner de l’argent de manière indépendante », c’est-à-dire par l’exportation.

Géré par la filiale Rosenergoatom en 2021, le nucléaire fournit environ 20,28 % de l’énergie électrique russe. 38 réacteurs sont en activité, trois en cours de fermeture et neuf en construction. Indéniablement, les réacteurs RBMK de l’ère soviétique, refroidis à eau légère et modérés au graphite – du type Tchernobyl – ont été révisés. En 2019, 11 RBMK de 3 200 MW de puissance étaient toujours en service à Smolensk, Kursk et Saint-Pétersbourg. Les réacteurs des autres centrales en service sont tous à eau pressurisée (REP) ou VVER. Les plus anciens sont des VVER-440 de 1 373 MW, toujours en service : un 440 est à Novovoronezh, et 4 à Kola (Polyarni). Les plus modernes sont les VVER-1000 de 3 200 MW. Quatre équipent chaque site de Balakovo, Kalinine, et Rostov, et un est à Novovoronej. Les REP de 3e génération, VVER-1200, montent en puissance, deux étant installés à Novovoronezh 2, et deux à Leningrad 2, depuis 2018. Toutes les centrales électriques sont situées à l’ouest de l’Oural, sauf celle de Beloïarsk (Sverdlovsk). Autre exception, celle de Bilibino, ouverte en 1977, et isolée dans le Tchoukotka, dans l’extrême nord-est du pays.

Au cœur de l’arsenal militaire

En pratique, depuis l’explosion de la première bombe soviétique le 29 août 1949, la recherche civile russe et le développement dans les armes nucléaires sont interdépendants. C’est d’autant plus vrai aujourd’hui, que Rosatom a la charge de développer et de tester les munitions nucléaires sur des sites héritées des débuts de la guerre froide. À cet égard, l’agence est chargée de la révision, de la modernisation et de l’expansion substantielle des actifs nucléaires aériens, terrestres et navals des forces russes. De leur côté, les forces armées ont l’usage et la mise en œuvre opérationnelle – et donc militaire – de leurs 6 257 ogives, et la responsabilité de leur stockage. Depuis 1946, le développement et la production des armes nucléaires est sanctuarisé sur des sites qui ne figuraient sur aucune carte avant 1992. Certains ont un rôle de premier plan dans ce dispositif, comme Arzamas-16, à côté de Sarov, près de Novgorod, qui abrite l’institut VNIIEF de conception des armes et un site d’assemblage d’ogives. Jusqu’en 1951, Arzamas était même le seul lieu d’assemblage de bombes atomiques. En symbiose avec le VNIIEF, le VNIITF, ou Tchelianbinsk-70, à Snejinsk (Oblast de Tcheliabinsk), est lui aussi chargé de la recherche sur les ogives. Autre dispositif central, celui de Sverdlovsk-45, à Lesnoy, à 160 km au nord d’Iekaterinbourg, un lieu d’assemblage d’armes nucléaires. Angarsk (Oblast d’Irkoutsk) est un site d’extraction de terres rares. En Transbaïkalie se trouve Krasnokamensk, la plus grande mine d’uranium de Russie, exploitée par la filiale ARMZ. D’autres complexes sont liés à l’enrichissement, comme Novoouralsk, ou dans le Krai de Krasnoïarsk, ceux de Zelenogorsk pour l’uranium, et de Jeleznogorsk pour le plutonium. Enfin, le site de Maïak (Tcheliabinsk), ainsi que le Combinat chimique de Seversk (Tomsk) sont chargés du retraitement, mais entachés d’une réputation sulfureuse à la suite d’une série d’accidents dans les années 1950 à 1980. De nos jours, ces deux sites font partie de l’offre Rosatom à l’export, pour un retraitement assez performant des déchets.

Neutron rapide, centrale flottante et brise-glaces

La Russie investit dans des technologies de rupture, comme les réacteurs RNR de puissance à neutrons rapides. Ils sont économes en uranium enrichi, les opérateurs du nucléaire craignant une prochaine pénurie de combustible. Les RNR refroidis au sodium, de type BN-600 et BN-800, équipent Beloïarsk, et un troisième, le BN-1200M, était annoncé sur ce site en 2020. Un autre RNR, le BREST-300, refroidi au plomb, est à l’étude sur le site de Seversk, dans l’Oblast de Tomsk. Un projet à neutrons rapides remplacera le BOR-60 de Dimitrovgrad, le premier RNR russe, mis en service en 1969.

Rosatom est aussi, à ce jour, le seul fabricant mondial de réacteurs modulaires de petite taille : les SMR. Inaugurée en 2020, l’Akademik Lomonosov est une centrale nucléaire unique au monde. Deux SMR de 35 MW chacun sont montés sur une plate-forme itinérante, capable d’encaisser les phases de gel et de redoux dans le Grand Nord. Elle permet de fournir en électricité bas carbone la Tchoukotka, l’une des zones les plus isolées, au nord-est du pays. Une autre centrale flottante est en projet, à Vilioutchinsk, au Kamtchatka, et une troisième, à Doudinka, près de Norilsk, au profit de Gazprom. Ces centrales flottantes peuvent alimenter 200 000 personnes.

Les réacteurs flottants SMR de l’Akademic Lomonosov sont des dérivés des RITM-200 des brise-glaces. Par le biais de sa filiale Atomflot qui siège à Murmansk, Rosatom exploite toute la flotte de brise-glaces atomiques qui opèrent du détroit de Béring, jusqu’au détroit de Kara séparant la Nouvelle-Zemble, des côtes de Sibérie, pour ouvrir les routes maritimes. Atomflot exploite le Taimir et le Vaigach, tous deux de la classe 10580 (mis à flot en 1989 et 1990), ainsi que les Yamal (livré en 1993) et 50 Ans de la Victoire (2007) qui sont de la classe 10520.

Livré à Murmansk, le 21 octobre 2020, l’Arktika de troisième génération, vient compléter cette armature. Ce géant de 33 540 tonnes, doté de deux réacteurs RITM-200 de 175 MW chacun, est incontestablement le plus puissant de tous les brise-glaces existants, livrant 60 MW à ses hélices, et capables de fracturer des glaces de 3 mètres de hauteur. Il était annoncé que les Sibir et Oural, issus de la même classe 22220, se joindraient à l’Arktika vers 2021. La prochaine génération, de classe 10510 Leader, est annoncée pour 2027. Avec ses dimensions record de 209 mètres sur 50 mètres, un Leader saura fendre des glaces de 4,5 mètres. Ses réacteurs RITM-400 devraient servir de base au profit d’une nouvelle génération de SMR pour centrales.

Rosatom a l’aptitude de libérer les passages de la route maritime du nord : la responsabilité de gérer les accès sur cet axe a été remise à Atomflot, le 28 décembre 2018, par le président Poutine. Des attributions qui comprennent la définition des règles de navigation, la supervision et la réglementation de la navigation sur la voie, la fourniture d’un soutien hydrographique et topographique et même l’organisation des opérations de sauvetage. Rosatom est chargé de désigner les circonstances dans lesquelles les brise-glaces doivent être utilisés pour les convois. Rosatom planifie, construit et gère les infrastructures et les ports. Une révolution majeure pour Atomflot, soulignant la valeur stratégique à long terme accrue que le gouvernement lui a léguée, pour introduire des voies navigables toute l’année, le long de la route du Nord, dans les prochaines décennies. Garantir la navigation toute l’année sur cette voie devrait diviser presque par deux les temps de trajet entre l’Europe et la Chine. Une stratégie d’État perçue comme un moyen de rentabiliser la voie et d’assurer la compétitivité internationale du pays. Cette dimension est illustrée dans les propos d’Alexei Likhachev qui a déclaré que l’agence doit assurer le transport vers l’est de pas moins de 70 millions de tonnes par an de marchandises vers les marchés en croissance de l’Asie du Sud-Est, dès 2030.

La centrale nucléaire sur barge flottante Akademik Lomonosov en route pour livraison vers sa destination finale de Pevek, dans le Tchoukotka, en septembre 2019. Crédit photo Rosatom

L’atome russe sur les cases de l’échiquier mondial

Rosatom n’en demeure pas moins le levier avec lequel le Kremlin réussit à étendre sa sphère d’influence. D’autant que la Russie détient 17 % des activités nucléaires dans le monde. En 2021, 35 projets d’installations étaient – sous des phases diverses – en cours d’exécution à l’étranger, sous la maîtrise d’œuvre d’Atomstroyexport. Le total de commandes à l’export avoisine les 135 milliards de dollars.

Quatre réacteurs de 4 800 MW ont été commandés par la Turquie pour équiper la centrale d’Akkuyu. Le troisième vient d’être livré en 2021 et Akkuyu devrait être inaugurée en 2023. Deux réacteurs Paks-2 de 2 400 MW sont commandés par la Hongrie. Une empreinte nucléaire russe en Hongrie, comme en Turquie, intéressante à observer dans l’actuel contexte de relations exécrables entretenues par ces deux clients avec l’UE. Dans le même temps, les quatre réacteurs de 1 200 MW, en cours de montage à Hanhikivi dans le golfe de Botnie de Finlande, place de fait la Russie dans le club des fournisseurs de services de nucléaires, sur le marché de l’UE.

Deux réacteurs de 2 400 MW seront livrés en Biélorussie, et deux Rooppur 1 & 2 de 2 400 MW bâtis au Bangladesh. Quatre modèles de 4 800 MW sont fournis en Égypte, pour la centrale d’El-Dabaa dont le chantier sera inauguré en 2022. Globalement, la construction de 35 projets de centrales nucléaires ont été lancés, notamment en Inde, en Iran et en Arabie saoudite. En 2018, un accord était scellé avec la Chine pour vendre quatre centrales équipées de VVER-1200, dont deux sur le site de Tianwan et deux à Xudabao.

Du retraitement à l’aménagement d’installations, la Russie s’implante en proposant des prêts garantis par l’État et des financements à des clients aussi divers que le Rwanda. À moyen terme, l’écosystème nucléaire russe pourrait accéder à l’Afrique, l’Amérique du Sud ou l’Asie du Sud-Est, qui par le passé ne faisaient pas partie du pré carré russe. Pour y parvenir, Rosatom propose au client tout l’éventail des services existants dans le nucléaire civil, que ce soit dans l’engineering, l’approvisionnement, la logistique, la maintenance ou le retraitement, avec en particulier une formation complète du personnel local dans toutes les compétences. Cette stratégie qui consiste à vendre au client son autonomie est une perspective qui séduit des émergents comme l’Inde, la Turquie ou l’Égypte, et renforce la multipolarité de la géopolitique mondiale.

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À propos de l’auteur
François Brévot

François Brévot

François Brévot est un reporter et photographe spécialisé sur les salons aéronautiques internationaux, et les nouvelles puissances aériennes, telles que la Chine, ou la Russie. Il a publié 6 livres.
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