<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Le lent suicide de l’Occident

12 octobre 2023

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Le lent suicide de l’Occident

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Baisse de la démographie, hausse de l’immigration, fatigue de vivre, l’Occident semble pris dans une spirale qui vise à le faire sortir de l’histoire et du monde.

Article paru dans le numéro 47 de septembre 2023 – Occident. La puissance et le doute.

Que reste-t-il aujourd’hui de l’élection présidentielle de 2022 ? Un président décrédibilisé, un Parlement instable et un concept polémique. Celui du « grand remplacement » qu’Éric Zemmour sera parvenu à intégrer dans le débat public à défaut d’avoir pu imposer sa candidature. Pourtant, un autre concept aurait mérité d’entrer dans la postérité, celui que Jean-Luc Mélenchon avait justement voulu opposer à l’ancien journaliste et qui dépeint bien davantage la tendance de fond idéologique qui secoue l’Occident depuis plusieurs décennies : la « créolisation ». Tirée de l’expérience créole de la rencontre entre des peuples aux origines et cultures diverses, la créolisation suppose, selon Françoise Simasotchi-Bronès, que « des humanités différentes qui se trouvent réunies dans un endroit du monde participent à la création d’une nouvelle identité ». Elle suppose surtout que les nations, désincarnées, soient réduites à leur simple expression géographique et que les peuples fondateurs, auxquels les nouveaux arrivants étaient d’ordinaire priés de s’assimiler, ne deviennent qu’un simple groupe humain parmi d’autres. Processus sans fin, la créolisation reconfigure alors perpétuellement l’identité commune au gré des apports des nouveaux arrivants.

L’immigré, figure de rédemption

Cette tendance a été concrètement décrite par Douglas Murray dans une enquête publiée en France en avril 2018, L’étrange suicide de l’Europe, dans laquelle il dépeint un continent européen sensiblement transformé par la conjonction d’une arrivée massive d’« humanités différentes » et d’un rejet par les nations du droit qu’elles ont à la continuité historique. Mais au-delà de l’Europe, c’est bien l’Occident dans son ensemble qui semble être frappé par cette oikophobie maladive et qui voit dans l’immigration un moyen d’échapper à son identité malheureuse. Dans un Occident qui a commis la double faute morale de dominer l’homme – comme si la colonisation ou l’esclavagisme étaient l’apanage de l’histoire européenne ou nord-américaine – de « souiller » la nature – comme si le principe même de la maîtrise par l’homme de son environnement n’était pas au fondement de son évolution – et qui a vu se dérouler sur son sol l’expérience traumatique des guerres mondiales et des crimes de masse, l’immigré est peu à peu devenu la figure christique de rédemption grâce à laquelle l’Occident pourra enfin échapper à lui-même.

Ainsi, à l’orée des années 2010, Alain Badiou écrivit : « Un Premier ministre socialiste français a dit, au début des années 1980 : “Les immigrés sont un problème.” Nous devons renverser ce jugement et dire : “Les étrangers sont une chance !” La masse des ouvriers étrangers et de leurs enfants témoigne dans nos vieux pays fatigués de la jeunesse du monde, de son étendue, de son infinie variété. […] Que les étrangers nous apprennent au moins à devenir étrangers à nous-mêmes, à nous projeter hors de nous-mêmes, assez pour ne plus être captifs de cette longue histoire occidentale et blanche qui s’achève, et dont nous n’avons plus rien à attendre que la stérilité et la guerre. Contre cette attente catastrophique, sécuritaire et nihiliste, saluons le vrai communisme, qui est la nouveauté, et donc l’étrangeté, du matin. »

Pour cela, les nations de l’Ouest sont perpétuellement appelées à se désidentifier, que ce soit en relativisant l’existence d’un substrat culturel et historique propre ou en acceptant de s’en délester pour y substituer le récit des nouvelles rencontres. L’identité de l’Occident doit être de n’en avoir aucune, ou plutôt d’être en perpétuelle construction. Cet endroit du monde doit ainsi (re)devenir une terre de métissage et de brassage, des hommes et de leurs cultures, pour enfin atteindre un degré d’humanité supérieur, débarrassé de toute la rapacité qu’elle a pu démontrer au cours des siècles passés.

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Question d’identité

Nombreux sont les pays qui ont été ou sont encore aveuglés par la promesse postidentitaire d’une humanité réconciliée avec elle-même, parmi lesquels la Suède, alors même que rien dans son histoire n’aurait pu la prédisposer à faire une telle œuvre de pénitence. Alors que, jusque dans les années 1970, l’immigration était quasiment exclusivement issue de pays européens et motivée par les besoins de l’économie suédoise, sa structuration change brutalement au début des années 1980 du fait d’une montée en puissance fulgurante d’une immigration non-occidentale familiale et d’asile.

Selon la Fondapol, qui a publié à ce sujet une étude sans concession, entre 1985 et 2015, la part des immigrés dans la population totale est passée de 8 à 17 %, et celle des immigrés non occidentaux de 2 à 11 %. Concrètement, entre 1985 et 2015, la Suède a accordé l’asile à 515 000 personnes, accompagnants non compris, et a octroyé un titre de séjour « vie privée et familiale » à 800 000 personnes. Selon l’OCDE, « dans la période 1985-2015, la Suède a été au premier rang par habitant, avec, en proportion de la population, environ quatre fois plus de demandes d’asile que dans les autres pays d’Europe occidentale ». La crise des migrants de 2015 a par ailleurs profondément aggravé cette tendance : en 2017, la proportion d’immigrés est ainsi montée à 18,5 % de la population totale. Quant à l’asile, l’explosion des demandes satisfaites a fait dire à l’OCDE que « l’immigration au titre de l’asile en Suède en 2014 et 2015 par rapport à la population du pays n’est pas seulement un record national : elle est unique parmi les nations industrialisées ». Si la Suède a depuis opté pour une option politique radicalement différente, à la suite des élections législatives de 2022 qui ont vu la coalition de droite l’emporter avec le soutien, sans participation, des Démocrates de Suède qui ont néanmoins très largement imprégné l’accord de Tidö – le programme de gouvernement – de leur empreinte, et notamment en matière de sécurité et d’immigration, ce n’est pas le cas du Canada, qui persiste à vouloir être à l’avant-garde du progrès humain et à confier en grande partie sa future croissance démographique à l’immigration.

Initiative du siècle, un groupe de pression composé de personnalités influentes du monde des affaires disposant de relais puissants au sein du Parti libéral du Canada a ainsi plaidé pour que le pays rehausse ses seuils d’immigration afin d’atteindre 100 millions d’habitants à l’horizon 2100. C’est ainsi plusieurs dizaines de millions d’immigrés qu’il serait nécessaire d’attirer au Canada sur la période, étant donné que les projections démographiques actuelles promettent au pays une population « naturelle » à la fin du siècle de 51,6 millions d’habitants.

Si le gouvernement Trudeau a été contraint de dénoncer l’ambition de ce groupe, il a néanmoins annoncé que les cibles d’immigration seraient graduellement relevées pour atteindre 500 000 immigrés par an en 2025. Un chiffre colossal pour un pays qui, rappelons-le, comptait en janvier 2023 un peu plus de 39,5 millions d’habitants.

La fatigue de vivre occidentale

Pour importante qu’elle soit, l’immigration reste néanmoins minoritaire dans la composition ethnoculturelle des nations occidentales. Une situation que les dynamiques démographiques pourraient équilibrer à moyen terme et faire, enfin, des divers peuples fondateurs des « humanités » parmi d’autres sur leurs propres sols.

Car les populations occidentales vieillissent. En 2020, l’indicateur conjoncturel de fécondité pour les 27 pays de l’Union européenne était de 1,50. À un tel niveau, les populations ne peuvent que décroître. Selon Eurostat, entre 2025 et 2050, la population de l’Union européenne passerait de 453 à 448 millions de personnes. Sur le continent tout entier, la baisse serait encore plus drastique : selon les projections du World Population Prospects 2022 des Nations unies, l’Europe passerait sur la même période de 750 à 710 millions de personnes, puis à 585 en 2100.

Dans ces conditions, l’immigration devient encore plus urgente pour compenser cette absence de renouvellement des générations.

Déjà, en France, pourtant le pays où la natalité est la plus dynamique de l’Union européenne et qui affichait en 2020 un indice conjoncturel de fécondité de 1,83 (1,80 en 2022), la croissance démographique est de plus en plus tirée par l’immigration. Entre le 1er janvier 2006 et le 1er janvier 2020, l’immigration a ainsi compté pour 38 %[1] de la croissance démographique nationale totale, la population ayant augmenté de 4,4 millions de personnes parmi lesquels 1,7 million d’immigrés.

Il est tout à fait symptomatique que, dans ce débat et ces projections, jamais une politique nataliste et familiale n’est envisagée comme une solution au vieillissement des populations. Au contraire, celle-ci serait le signe de passions tristes, symbole au choix d’un nativisme qui fleure bon le suprémacisme, d’un antiféminisme qui veut circonscrire la moitié de l’humanité à un rôle de procréation ou d’un anti-écologisme qui persiste à alourdir les dégâts causés à l’environnement par une espèce humaine toujours plus nombreuse. Voire de tout cela à la fois, exploit réussi par Sandrine Rousseau, à l’occasion des débats sur les retraites, qui n’a semble-t-il pas vu la contradiction à vouloir préserver un modèle par répartition sans renouveler les générations. Il n’est donc pas seulement nécessaire de rendre suspect tout discours ou toute mesure visant à relancer la natalité, il est également indispensable d’arracher de nouveaux droits, et notamment celui de mourir plus rapidement.

En effet, à l’exception notable de la Colombie, les seuls pays au monde qui autorisent le suicide assisté et l’euthanasie active se trouvent en Océanie, en Europe et en Amérique du Nord. En France, Emmanuel Macron entend bien rejoindre ce club très fermé en légiférant rapidement sur le sujet. Or, partout où ces procédés ont été autorisés, et notamment l’euthanasie, de nombreuses dérives ont été recensées. Alors que l’euthanasie n’était censée être pertinente que pour les patients se trouvant « dans une situation médicale sans issue et un état de souffrance physique ou psychique constante et insupportable qui ne peut être apaisé et qui résulte d’une affection accidentelle ou pathologique grave et incurable », comme le stipule par exemple la loi belge de 2002, la sédation létale est aujourd’hui administrée à de nombreux patients ne correspondant pas à cette typologie.

Ainsi, toujours en Belgique, si les cancers continuent d’être la première cause de demandes d’euthanasie, les polypathologies comme les troubles de la vue, de l’audition ou encore de la mobilité, représentaient près de 20 % des causes d’euthanasie en 2021. Et si elles sont encore rares, les pathologies psychiatriques comme la dépression deviennent également des causes d’euthanasie. Et l’Open VLD, parti dont est issu le Premier ministre De Croo, milite pour élargir l’euthanasie aux personnes atteintes de démence et à celles « fatiguées de vivre ». Cette libéralisation a abouti à une hausse spectaculaire du nombre de personnes ayant recours à l’euthanasie. En Belgique, ce nombre est passé de 235 cas par an en 2003 à 2 966 en 2022. Aux Pays-Bas, entre 2003 et 2021, celui-ci est passé de 1 815 à 7 800. Au Canada, en l’espace de seulement cinq ans, entre 2016 et 2021, il est passé de 1 018 à 10 064.

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La créolisation, un processus fertile ?

D’ici quelques années donc, sous l’influence conjuguée d’une immigration toujours plus massive et d’une fatigue de vivre occidentale, les conditions pourraient bien être réunies en divers points de l’Occident pour réitérer l’expérience créole. À moins que d’ici là, il n’y ait plus rien à quoi donner une identité commune. Le vide induit par l’œuvre de désidentification commence déjà à être comblé par des idéologies mortifères, comme l’islamisme ou le wokisme, qui, au-delà de leurs spécificités, partagent une même matrice idéologique : proposer une clef de lecture globale et cohérente du monde, recomposer l’espace social en communautés homogènes et hermétiques l’une par rapport à l’autre, souder ses membres autour d’un déterminant identitaire (religion, couleur de peau, sexe, etc.) et leur imposer la stricte observance d’un ensemble de normes.

Les émeutes qui ont ravagé la France, au sens premier du terme, en juillet 2023 sont le signe avant-coureur de cette volonté de désagrégation de l’espace social. Car si la masse des émeutiers n’était foncièrement animée que d’un opportunisme délictuel et criminel, galvanisé par la concurrence entre groupes de casseurs induite par l’existence des réseaux sociaux, les prescripteurs de ces violences étaient à l’évidence animés par un rejet de l’État et de son ordre républicain et une détestation de la France, accusée de tous les maux. Les bâtiments officiels détruits, les drapeaux tricolores brûlés, les policiers blessés témoignent de cette volonté sécessionniste.

La France n’est d’ailleurs pas le seul pays où le multiculturalisme charrie la multi-conflictualité et la désintégration. Tous les pays qui ont ouvert leurs frontières à des aires civilisationnelles différentes connaissent de pareils débordements, à des degrés plus ou moins sévères : le Royaume-Uni en 1985, 2001 et 2011, la France en 2005 et 2023, les États-Unis en 2020 ou encore la Suède en 2022 pour ne citer que les cas qui ont défrayé l’actualité mondiale.

[1] Deux périodes peuvent néanmoins être distinguées : celle allant de 2006 à 2010 où la part des immigrés était comprise entre 25 à 28 % et les années récentes, où elle gravite autour de 45 %.

À propos de l’auteur
Paul Godefrood

Paul Godefrood

Paul Godefrood est diplômé de l'Essec. Il est conseiller politique au Sénat.
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