<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Le marché de la guerre au XXIè siècle

27 juin 2014

Temps de lecture : 9 minutes
Photo : Georges-Henri Bricet des Vallons sur France 3 dans l'émission "Ce soir ou jamais", le 13/09/2011. Photo:BALTEL/SIPA/111
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Le marché de la guerre au XXIè siècle

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Entretien avec Georges-Henri Bricet des Vallons

 

De quand datez-vous l’essor des SMP ?

Les universitaires anglo-saxons ont tendance à rapporter l’origine des SMP à l’entreprise sud-africaine Executive Outcomes au début des années 1990. Executive Outcomes fut effectivement la première firme à adopter un profil commercial ouvert en offrant à ses États-clients des prestations militaires clés en main et, chose inédite, à mettre en place un discours de légitimation à destination des organisations internationales. Selon ce point de vue, la rupture se situerait dans la bascule d’un modèle d’organisation mercenaire para-étatique, mise à profit essentiellement dans les conflits de décolonisation, à un modèle de mercenariat néolibéral, transnational et détaché de l’autorité des États, voire les concurrençant sur le terrain régalien qu’est par définition la guerre.

On peut comprendre la séduction qu’exerce une telle interprétation qui met en relief la transition structurelle d’une sorte de paléomercenariat, caractérisé dans son fonctionnement par le pouvoir charismatique du « chef » et dans ses moyens par l’artisanat tactique et marqué par l’histoire occulte des coups d’État de l’ère postcoloniale, à un mercenariat néolibéral, post-étatique – postmoderne en somme –, dont les multinationales et les organisations non gouvernementales seraient les clientes au même titre que les États.

C’est une interprétation qui véhicule autant de vérités que de faux-semblants. Elle omet surtout le rôle déterminant que joua le Special Air Service et en particulier son fondateur, le colonel Stirling, dans la création d’un modèle d’entreprise professionnelle. Stirling fut de tous les coups d’État menés par l’empire britannique pour conserver ses intérêts pétroliers dans ses ex-colonies, en particulier au Moyen-Orient, à Oman pendant la guerre du Dhofar. Le SAS mit par la suite en place toute une série de sociétés-écrans dans le cadre de la stratégie indirecte déployée par la Couronne britannique. Les plus célèbres de ces sociétés restent KMS (devenues Saladin Security) et Watchguard.

 

L’idée que le développement des SMP fragiliserait les États est donc fausse ?

Le problème c’est qu’une telle thèse se contente de valider le récit caricatural d’une chute de l’État dans la mondialisation, État livré à la prédation d’acteurs sans frontières. La réalité est infiniment plus complexe et ambiguë. On est encore très loin du scénario de la nouvelle de science-fiction Le Mercenaire où un auteur comme Mack Reynolds mettait en scène dès les années 1960 un monde où la guerre n’était plus la prérogative des États mais des multinationales.

Il n’y a pas de logique de transnationalisation pure à l’œuvre dans le phénomène SMP. Executive Outcomes reste à plusieurs égards une exception. Quand les capitaines d’industrie tentent de se détacher du régalien, le régalien reprend le dessus. C’est ce qui est arrivé à Executive Outcomes et c’est ce qui est également arrivé à Erik Prince et à Blackwater avec son rachat en 2010 par un fonds de capital-risque et une reprise en main très claire de ses activités par l’État américain. C’est peut-être paradoxal à dire mais ces firmes, parce qu’elles sont des outils privilégiés de politiques étrangères par procuration, constituent un enjeu de souveraineté à part entière.

Les SMP ne sont qu’un avatar de la parapolitique des États dans le processus de mondialisation économique. Le terme de parapolitique désigne l’étude des interactions politiques entre les États publics et les formes paraétatiques de violence organisée (services secrets, sociétés de mercenariat, formations paramilitaires, groupes terroristes d’État, etc.). Ce champ définit par essence le périmètre d’action illégale des puissances publiques, c’est-à-dire l’action clandestine de la politique étrangère des États. Un service de renseignement est par exemple autorisé à enfreindre la loi qui prévaut à l’intérieur des frontières de son État, à l’extérieur de ses frontières (les opérations homicides sont un cas typique). La parapolitique de l’État repose par essence sur la dépublicisation de l’action de l’exécutif – les gouvernements donc – qui cherche, par ce biais, à se libérer des contraintes de sa propre souveraineté, de son ordre juridique et politique interne (le contrôle du législatif et du judiciaire) et externe (l’ensemble des traités et conventions internationaux qui le lient aux autres États), afin d’accomplir les fins de sa politique étrangère et de sa stratégie de puissance.

 

Pour revenir sur Stirling et les SAS, en quoi leur rôle a-t-il été si essentiel ?

Parce que la période Watchguard permet de cerner ce qu’est une entreprise militaire privée.
Une SMP se définit :
1) stratégiquement par le recrutement de forces d’élite et la prégnance de la culture contre-insurrectionnelle ;
2) sociologiquement par un réseau de recrutement « priblic » (caractérisé par une circulationpermanente entre secteur public et privé, armées et firmes, et entre firmes elles-mêmes) ;
3) économiquement par la gémellité/scissiparité des structures entrepreneuriales (le montage de sociétés-écrans jumelles comme dans le cas de KMS/Saladin, EO/Sandline,Blackwater/Greystone), l’offshorisation dans les paradis fiscaux et l’adossement aux multinationales de la finance, de l’assurance, du pétrole et des matières rares (British Petroleum, Chevron, De Beers, Exxon, Lloyd’s, etc.) ;
4) géopolitiquement par l’ancrage dans une géo-économie postcoloniale dominée par les réseaux panafricains et les réseaux d’investissement des pétromonarchies du golfe Persique(Barheïn, Oman, Qatar, Dubaï) ;
5) politiquement par un adossement fort à son État d’origine.

 

Pourquoi cette prégnance des forces spéciales ? Il y aurait une culture propre qui les prédisposerait à dominer ce marché ?

40 à 50 % des sociétés actuellement présentes sur le marché ont été créées et sont dirigées par d’anciens cadres des forces spéciales britanniques, américaines, françaises, sud-africaines… Il faut, sans l’essentialiser, insister sur cette dimension de l’élite et ce statut d’exception – on pourrait aller jusqu’à parler de nobiliarité –, dans la mesure où les forces spéciales ou les forces paramilitaires qui agissent au profit des services de renseignement, à l’exemple du SAS britannique, du Service Action français, ou de la Special Activities Division de la CIA, constituent des aristocraties au sein des armées et forment déjà un fief, une féodalité qui les distinguent par nature. Dans le cas des SAS, l’attribut nobilier n’a rien de métaphorique puisque le corps des officiers sera longtemps dominé, à l’instigation même de Stirling, par les familles de la haute aristocratie écossaise.

Par ailleurs, il y a un second critère à considérer qui tient à la sociologie politique spécifique des élites militaires anglo-saxonnes et à leur intégration au monde économique. Le fait que le milieu londonien ait donné naissance à l’industrie des SMP n’a rien d’une coïncidence. Ce sont les circuits de financement internationaux qui permettent au secteur de vivre et de se développer : avec 190 entreprises militaires et de sécurité privées enregistrées auprès de l’ICOC, la City est aujourd’hui le siège mondial du secteur militaire privé et celui de la finance internationale.

C’est très clairement à l’époque de Stirling que les méthodes d’offshorisation et d’opacification des structures entrepreneuriales de ces sociétés devinrent des pratiques génériques du métier : Watchguard était enregistrée à Guernesey, KMS à Jersey… Nombre d’officiers de réserve du « 24e SAS » venaient de la banque. L’adossement aux grandes sociétés d’assurance date de la même époque : au sein de KMS, Walker fut épaulé par Johnson, cadre de la Lloyd’s, et par John Southern de la firme d’assurance Blackwall Green. Walker travailla aussi étroitement avec Julian Radcliffe, manager général de Hogg Robinson, pour mettre au point lespremières assurances « kidnapping et rançon » (K&R). Ces polices K&R sont aujourd’hui des produits phares que les sociétés d’assurance vendent aux entreprises opérant en zone de guerre ou en zone de risques maritimes. Aujourd’hui le Joint War Committee de la Jardine Lloyd joue un rôle absolument essentiel dans l’économie du marché et dans la définition des taux des polices d’assurance. C’est ce comité qui liste et évalue les zones à risque de la planète.

Ce système explique la puissance des réseaux de recrutement des SMP. Nombre de contrats et d’opérations se préparent et se nouent dans l’atmosphère feutrée du salon victorien du 8 Herbert Crescent, adresse londonienne du très confidentiel Club des Forces spéciales, où fraient et devisent ex-SAS, agents du MI6, de la CIA et membres des forces spéciales américaines, sous les portraits de Bill Casey, David Stirling, William Donovan.

Cette sociologie politique de l’élite militaire est donc fondamentale. En miroir, c’est ce qui explique en grande partie – nonobstant l’absence de culture stratégique indirecte de la France, voire de stratégie de puissance tout court – la « chute » du mercenariat français. L’organisation des réseaux Denard reposait quasi exclusivement sur l’appui commercial de l’Afrique du Sud.

 

Quelle différence faites-vous entre mercenaires et membres des SMP ?

Quand on pense « mercenaire », on a tendance à imaginer une entreprise combattante qui mène des opérations offensives. Ce modèle n’existe plus. Cela ne veut évidemment pas dire que les SMP ne « combattent » pas, mais elles le font, théoriquement, en situation de légitime défense.

Après l’épisode Executive Outcomes (1992-1998), les acteurs du marché ont opéré une mue vers des domaines moins exposés (voir page XX). Le virage a aussi été discursif : les entrepreneurs ont peu à peu adopté le langage lisse en vigueur dans les sphères de la diplomatie internationale et de l’humanitaire. L’usage du terme « mercenaire », frappé d’anathème, a été progressivement supplanté par celui de contractor. Le label private military company (PMC) est peu à peu abandonné au profit du plus élémentaire private security company (PSC), qui a l’avantage d’entretenir une heureuse confusion entre l’exercice de sécurité privée sur le sol national, relié dans l’imaginaire collectif au métier bénin dugardiennage et du transport de fonds, avec une activité de sécurité de type militaire conduite en zone de guerre.

Le problème terminologique actuel du terme SMP est qu’il est trop nébuleux. Par exemple en 2009 on comptait 218 000 employés du secteur privé (contractors ou contractuels, à noter que ce chiffre a été divisé par trois depuis) pour186 300 soldats sur les deux théâtres majeurs qu’étaient l’Afghanistan et l’Irak. Une proportion d’employés du privé certes historique, mais, sur cet ensemble, seuls 15 à 20 % étaient des security contractors, qui opéraient donc dans la protection armée et accomplissaient un travail de police privée sur le champ de bataille. Un cantinier népalais employé par KBR ou Sodexo ou un interprète en pachtoune de Mantech ne peut pas être assimilé à un mercenaire.

 

Combien est payé le membre  d’une SMP ? J’imagine que c’est très différent selon les SMP, les activités, les théâtres d’opération…

En effet. Tout dépend du poste que vous occupez dans la chaîne hiérarchique, d’autant que les niveaux de salaire sont indexés sur la dynamique du marché et du niveau de risque. Un security manager opérant en Irak entre 2003 et 2006 pouvait espérer toucher jusqu’à 150 000 dollars par an, voire plus. À l’autre bout du spectre, un salarié afghan en charge de la protection statique d’une enceinte ou de la surveillance des routes peut espérer toucher entre 400 et 800 dollars par mois.

Les salaires ont fortement chuté à partir du moment où le marché des services militaires a agrégé pléthore de sociétés. Les SMP ont mis fin au recrutement d’ex militaires sud-américains et ont commencé à recruter d’anciens militaires africains.

Pour prendre l’exemple d’une qualification technique rare et recherchée, actuellement un démineur très expérimenté (de niveau IMAS 4) qui travaille pour la firme Bancroft en Somalie, donc sur un des champs de bataille les plus dangereux au monde, peut espérer toucher entre 350 dollars et 475 dollars par jour en fonction des zones où il opère, environ 120 000 dollars à l’année, soit 90 000 euros net. C’est un très bon salaire mais qu’on peut considérer comme faible étant donné la prise de risque quotidienne. Par ailleurs, c’est un métier où tous les congés (deux mois par an en moyenne) sont à la charge de l’employé.

C’est une autre caractéristique fondamentale du marché : la base productive des SMP est entre 80 et 90 % constituée par des étrangers. Par exemple, une entité comme Sterling Global Operations recense un total de 3 500 employés, mais seulement 10 % d’entre eux sont anglo-saxons, le reste étant constitué d’employés autochtones.

Il existe toujours un cours international des soldats privés, fixé selon leur expertise et leur armée d’origine. De la même façon qu’au XVIII e  siècle l’Autrichien coûtait moins cher que le Wallon, l’Espagnol ou l’Italien, aujourd’hui l’ex-membre des forces spéciales américaines ou britanniques coûtera plus cher que son homologue russe ou sud-africain, de même que le coût du soldat privé chilien sera supérieur à celui de l’Ougandais ou de l’Irakien ou de l’Afghan.

 

[encadre]Bref aperçu des enjeux juridiques des Sociétés militaires ou de sécurité privées (SMSP)

Éric Pomès ( Docteur en droit, chercheur associé au CERDES et au CREC Saint-Cyr, chargé de cours à l’Institut catholique d’études supérieures et aux Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan)

La société militaire privée peut être définie comme « une société commerciale qui fournit contre rémunération des services militaires ou de sécurité par l’intermédiaire de personnes physiques ou morales ». L’irruption, à partir des années quatre-vingt-dix, de ces nouveaux acteurs sur les champs de bataille s’accompagne inévitablement de nombreuses questions juridiques. Celles-ci peuvent être regroupées en trois catégories : jus ad bellum, jus in bello  [simple_tooltip content=’Le jus ad bellum définit les conditions qui donnent le droit de faire la guerre, le jus in bello réglemente la façon dont la guerre est conduite.’](1)[/simple_tooltip] et responsabilité.
Au regard du jus ad bellum, le recours aux SMP pose d’abord la question de la licéité de ce recours. Rien n’interdit aux États d’employer des SMP. Il faut, cependant, envisager le cas, assez théorique, dans lequel l’usage des SMP par un État contre un autre État pourrait être, en raison de la gravité des actes (bombardements etc.), qualifié d’agression armée tombant alors sous l’interdiction du recours à la force armée de l’article 2 §4 de la Charte des Nations unies. Encore faudrait-il dans cette hypothèse démontrer, en outre, que l’État exerce un contrôle effectif, tel que défini par la Cour internationale de Justice, sur les employés de la SMP.
Les questions les plus complexes se posent au regard du droit international humanitaire (DIH). Les employés des SMP doivent-ils respecter le DIH ? Certainement comme toute entité ou tout individu prenant part aux hostilités. La véritable interrogation porte, cependant, sur leur statut. Le statut de combattant ne peut leur être attribué. Sont-ils alors des mercenaires ? En raison des conditions très strictes posées par les différents textes internationaux, les employés des SMSP ne peuvent être qualifiés de mercenaires. Ils sont finalement des civils. De ce fait, ils bénéficient de l’immunité contre les attaques
directes comme tout civil. Les diverses activités des SMSP (logistique…) renforcent la reconnaissance de ce statut. Néanmoins, si les employés des SMP prennent part au combat de manière directe – à l’exclusion de la légitime défense – ils pourront être qualifiés de civils participant directement aux hostilités si leurs actes occasionnent des dommages à une partie au conflit et si ces actes sont réalisés dans l’intention de favoriser une partie. Ceci aura pour conséquence de suspendre, le temps de leur participation, leur immunité contre les attaques. Ils pourront, en outre, être poursuivis pour leurs actes
durant cette participation.
Voilà la question centrale des SMSP : la responsabilité. De nombreuses voix s’élèvent pour dénoncer l’impunité des contractors en dépit de fortes présomptions de violation des droits de l’homme et du droit international humanitaire. Il ne faut, cependant, pas exagérer cette absence de responsabilité. D’abord, les États ayant recours aux services des SMSP pourraient voir leur responsabilité internationale engagée s’il était démontré que les employés de ces entreprises agissaient sous le contrôle effectif de l’État, ce qui
risque cependant d’être complexe à démontrer. Ensuite, les entreprises peuvent engager leur responsabilité civile afin de dédommager les victimes des actes de leurs employés. Enfin, les employés des SMP peuvent engager leur responsabilité pénale soit devant des juridictions pénales internationales soit devant des juridictions internes de leur État ou de l’État dans lequel ils ont commis une infraction.
En conclusion, si les SMP n’évoluent pas dans un vide juridique, leur ancrage dans le paysage des conflits contemporains rend nécessaire une régulation internationale. [/encadre]

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