José Antonio Kast a très largement gagné les élections présidentielles chiliennes. Il a mobilisé l’électorat populaire de Santiago, les populations du Nord soumises à la pression migratoire et celles du Sud confrontées aux révoltes mapuches. Par cette victoire, il referme la parenthèse révolutionnaire ouverte en 2019.
De l’octobre insurrectionnel à la revanche de l’ordre
L’élection présidentielle chilienne de novembre et décembre 2025 ne saurait être réduite à une simple alternance. Elle constitue effectivement la clôture nette, presque brutale, du cycle politique ouvert par les grandes manifestations sociales d’octobre 2019, qui avaient porté la gauche au pouvoir. Ce moment de rupture (nourri par une exigence massive de dignité, de droits sociaux et de refondation institutionnelle à travers un changement de Constitution) s’est achevé par une victoire écrasante de l’ordre, de la sécurité et de l’orthodoxie économique, autant de concepts incarnés par José Antonio Kast.
De fait, avec plus de 58 % des suffrages au second tour, le candidat du Parti républicain (droite « radicale ») n’a pas seulement battu Jeannette Jara (41,84 %), membre du Parti communiste et représentante de la coalition gouvernementale : il a confirmé l’effondrement du centre politique dans ce pays et consacré la recomposition profonde de la droite. Après avoir été le laboratoire du néolibéralisme sous Augusto Pinochet puis le terrain d’expérimentation d’une vaste gauche unie, cette nation sud-américaine devient ainsi un des bastions les plus solides de la nouvelle vague conservatrice latino-américaine.
Le bilan Boric : promesses, impasses et désenchantement
L’ampleur de la victoire de Kast impose une lecture rigoureuse du mandat de Gabriel Boric (2022-2026). Arrivé au pouvoir après avoir été porté par une coalition de gauche hétérogène (mais unie par les circonstances) ainsi que par l’élan refondateur de 2019 (à la suite des manifestations contre la vie chère et les institutions en place), le plus jeune président de l’histoire chilienne promettait de « changer de modèle ». Quatre ans plus tard, son héritage apparaît profondément ambivalent.
Le « péché originel » de son mandat a sans nul doute été la dépendance totale envers le processus constituant engagé à partir de 2020. Le rejet massif du premier projet constitutionnel (jugé trop à gauche par la population) lors du référendum de septembre 2022 a privé l’exécutif de sa boussole politique. Le second processus, dominé en 2023 par la droite, s’est lui aussi soldé par un échec. Néanmoins, cet épuisement constitutionnel a surtout profité à José Antonio Kast, qui a réussi à clore le débat institutionnel pour ramener l’agenda public vers ses thèmes de prédilection : sécurité, immigration et autorité de l’État.
Sécurité : la défaite symbolique
Aucun facteur n’a pesé plus lourd dans l’élection de 2025 que la crise sécuritaire. Le Chili a vu émerger sous Boric des formes de criminalité inédites (assassinats ciblés, enlèvements, organisations transnationales) qui ont profondément altéré le sentiment de sécurité de la population. Le gouvernement a pourtant multiplié les réponses législatives, faisant adopter un nombre record de lois en matière de sécurité et de renseignement.
Toutefois, l’écart entre l’action gouvernementale et la perception citoyenne s’est révélé abyssal. Aux yeux d’une large partie de l’électorat populaire et périphérique, l’exécutif est resté idéologiquement inhibé face à l’usage de la force. Le passé contestataire d’une partie de la gauche vis-à-vis des forces de l’ordre a nourri un récit de laxisme dont la droite a su habilement tirer profit.
Économie et réformes sociales : trop peu, trop lent
Sur le plan économique, le gouvernement Boric a certes fait passer des avancées sociales notables (réduction du temps de travail à 40 heures, hausse significative du salaire minimum, réforme des redevances minières). Cependant, ces mesures se sont accompagnées d’une croissance molle, d’une stagnation de l’emploi formel et d’un sentiment diffus d’insécurité financière au sein des classes moyennes.
La réforme des retraites, pourtant centrale, n’a abouti qu’à des ajustements partiels, laissant intacte l’architecture des Administratrices de Fonds de Pensions (AFP) – organismes privés chargés de gérer les retraites dans le pays. Une telle incapacité à « changer le système » hérité des années 1973-1990 a déçu la base militante sans convaincre les électeurs centristes, piégeant le gouvernement dans un entre-deux politiquement stérile.
Une droite fragmentée puis rassemblée
Le premier tour de l’élection présidentielle, en novembre 2025, a fait voler en éclats le système partisan hérité de la transition à la démocratie de 1988-1990. La droite traditionnelle, incarnée par Evelyn Matthei (12,46 %, classée cinquième), s’est effondrée, laissant le champ libre à une droite radicalisée et plurielle. Le conservateur José Antonio Kast (23,92 %, deuxième), le populiste inclassable Franco Parisi (19,71 %, troisième) et le libertarien Johannes Kaiser (13,94 %, quatrième) ont ainsi capté l’essentiel de la colère sociale, notamment dans les régions populaires, minières et frontalières.
Cette fragmentation aurait pu être fatale. Elle s’est néanmoins révélée être une force au second tour. Kast est parvenu à agréger presque tout l’électorat conservateur autour d’un message simple et martelé sans relâche : ordre, frontières, sécurité juridique, prospérité par le marché.
Un second tour sans appel
Le duel final s’est rapidement transformé en plébiscite. Malgré une tentative de mobilisation antifasciste et une défense appuyée du bilan social de Boric, Jeannette Jara (qui avait obtenu 26,85 % au premier tour, résultat unanimement jugé décevant) n’a pas réussi à élargir sa base au-delà du noyau dur de la gauche. Kast, pour sa part, a capté la quasi-totalité des voix de droite et une large part de l’électorat populiste.
La géographie du vote est sans équivoque. En effet, le Nord frappé par la crise migratoire (notamment en raison de l’exode des Vénézuéliens), le Sud marqué par les conflits en Araucanie avec les Mapuches et les périphéries populaires de Santiago ont massivement basculé en faveur de l’ordre. Le Chili populaire a voté à droite, parfois à l’extrême droite.
Une nation alignée sur la nouvelle droite latino-américaine
La victoire de Kast s’inscrit dans une dynamique régionale plus large. L’axe idéologique avec Javier Milei en Argentine se dessine clairement, tant sur le plan économique que sécuritaire. Le modèle salvadorien de Nayib Bukele, fondé sur la répression contre les gangs, devient lui aussi une référence assumée.
À l’inverse, la gauche latino-américaine se retrouve isolée. Lula au Brésil et Gustavo Petro en Colombie perdent un allié stratégique tandis que les projets d’intégration régionale apparaissent fragilisés par une polarisation idéologique croissante.
Un pays stabilisé ou sous tension permanente ?
Le Chili a refermé la parenthèse ouverte en 2019 par une restauration conservatrice radicale. Le choix de l’ordre a été clair mais il est loin d’être sans risques. Gouverner avec un Congrès fragmenté (où le Parti républicain et ses alliés ne disposent pas des coudées franches malgré une forte poussée), appliquer un programme économique de choc et gérer une société profondément divisée constituera un défi permanent pour José Antonio Kast.
Le pendule chilien a changé de direction avec violence. Reste à savoir s’il trouvera un point d’équilibre ou s’il continuera à osciller dangereusement entre rupture et restauration.









