Le “régime de la bonté” : Comment les ONG ont accaparé la politique norvégienne

30 janvier 2025

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Photo : Bâtiment administratif de la Croix-Rouge norvégienne à Oslo

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Le “régime de la bonté” : Comment les ONG ont accaparé la politique norvégienne

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La Norvège occupe une position de leader mondial en matière d’aide au développement, dont la majeure partie des fonds est canalisée via des ONG. Parallèlement à l’augmentation des transferts de fonds publics, les ONG sont devenues des acteurs puissants dans la vie sociale norvégienne et jouent désormais un rôle important dans la définition de la politique intérieure et extérieure du pays.

 

La Norvège, avec ses modestes 5 millions d’habitants, figure parmi les principaux donateurs au monde – à la fois en termes absolus et relatifs. En 2023, l’aide totale s’élevait à 5,55 milliards de dollars, faisant du pays le dixième plus grand donateur en termes absolus. En termes relatifs, la Norvège est en tête, puisque 1,09 % de son RNB est consacré à l’aide au développement – devançant largement le Luxembourg, deuxième avec 0,99 %[1].

Étant donné l’ampleur des sommes en jeu et le fait que les ONG constituent l’instrument principal de l’État pour les distribuer, elles sont devenues des acteurs puissants et ont acquis une grande influence sur la société norvégienne dans de nombreux domaines. Au vu de leur rôle de plus en plus central, elles ne se contentent plus d’agir comme les gardiens moraux de la nation : elles exercent également une influence majeure dans l’élaboration des politiques norvégiennes, grâce aux phénomènes de « porte tournante » et de « capture réglementaire ».

Les ONG ont contribué à faire pencher les préférences de l’électeur médian en faveur de politiques idéalistes dans une multitude de domaines politiques, tant intérieurs qu’extérieurs. Elles ont aussi activement œuvré pour discréditer les voix qui plaident pour une approche plus réaliste des relations internationales. C’est ainsi qu’est né ce que l’on a défini comme le « régime de la bonté » norvégien[2].

Une brève histoire

En Norvège, comme dans le reste de l’Occident, les ONG ont commencé à émerger comme acteurs importants dans la distribution de l’aide au début des années 1970. Comme dans tous les pays de l’OCDE, mais particulièrement en Norvège, leur rôle dans l’industrie de l’aide au développement a explosé durant les années 1980 – appelées « la décennie dorée de l’aide ». Cette évolution était étroitement liée à l’analyse de la Banque mondiale (contrôlée par les États-Unis) sur la manière dont les sociétés se développent. Cette analyse soutenait qu’entre les défaillances de l’État et du marché, il émergeait un besoin fonctionnel d’un autre type d’institution pour gérer efficacement l’aide : les ONG[3].

En tant qu’alliée fidèle des États-Unis, cet argument a rapidement trouvé un écho dans les milieux politiques norvégiens, qui ont commencé à déléguer l’aide via des organisations bénévoles.

En 1987, le ministère du Développement concluait que l’administration norvégienne de l’aide ne pouvait ni ne devait se doter en interne de la capacité et de la compétence nécessaires pour couvrir tous les besoins liés à son activité. Au lieu de cela, les milieux existants – entreprises, universités et organisations bénévoles – étaient jugés à la fois utiles et indispensables, tant pour la conception que la mise en œuvre de l’aide publique norvégienne[4].

Les ONG ont ainsi progressivement acquis un rôle central dans la gestion de l’aide publique norvégienne. Cela les a amenées à se transformer en institutions politiques puissantes, au fur et à mesure de l’accroissement des transferts financiers à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Lorsque l’État norvégien a commencé à soutenir financièrement les ONG en 1963, l’aide publique restait relativement modeste. Cette année-là, sept organisations ont reçu au total 2,7 millions de couronnes norvégiennes (270 000 euros) de subventions publiques[5]. À l’époque, une règle imposait un financement propre correspondant à 50 % minimum des coûts de projet, afin de garantir l’« indépendance » des ONG. Cette exigence limitait leur expansion, car il était difficile pour beaucoup de réunir leur part de financement[6].

Mais ces exigences ont progressivement baissé – à 20 % en 1979, puis à 10 % en 2001 – qui entraînant un important flux de fonds publics vers ces organisations.

En 2005, plus de 200 organisations actives dans l’aide au développement et l’aide d’urgence ont reçu plus de 3 milliards (300 000 000 euros) de couronnes norvégiennes du ministère des Affaires étrangères. Près de la moitié de l’aide publique bilatérale de la Norvège est ainsi passée par ces organisations entre 1990 et 2005. À ce jour, il n’existe plus d’exigence fixe en matière d’auto-financement, ce qui a encore augmenté les transferts publics et soulève la question de savoir si ces organisations peuvent encore être considérées comme indépendantes[7].

« Des entreprises mondiales »

 

Les transferts vers les ONG ont augmenté en parallèle avec la croissance d’une économie norvégienne dopée par le pétrole : d’environ 100 millions d’euros dans les années 1960 (0,1-0,2 % du PIB) à environ 5,3 milliards d’euros entre 2012 et 2021 (environ 1 % du PIB). À mesure que ce « robinet financier » s’ouvrait en grand, les plus grandes ONG norvégiennes sont peu à peu devenues de véritables « entreprises mondiales »[9], en particulier les « cinq grandes » – Flyktninghjelpen, Norges Røde Kors, Norsk Folkehjelp, Kirkens Nødhjelp et Redd Barna – qui ont reçu environ 60 % des fonds[10]. En conséquence, les ONG norvégiennes sont aujourd’hui présentes dans presque tous les pays en développement[11].

Les organisations de ce secteur de l’aide sont vite devenues un lieu prisé pour une carrière professionnelle, notamment pour les diplômés en sciences humaines. Les opportunités de carrière, à la fois lucratives et stimulantes, en ont fait un lieu de travail prestigieux. Et en tant que promotrices d’une « bonté morale » inconditionnelle, elles ont également servi de tremplin pour ceux qui visaient une carrière politique, avec un grand succès.

L’actuel Premier ministre de la Norvège, Jonas Gahr Støre, en est un bon exemple. Il a d’abord travaillé dans le domaine de l’aide auprès de l’ancienne Première ministre Gro Harlem Brundtland, puis a brièvement séjourné dans le secteur privé, avant de réintégrer le secteur de l’aide en tant que dirigeant de Norges Røde Kors (Croix Rouge Norvégienne). Ensuite, il a franchi le pas vers la politique : d’abord comme ministre des Affaires étrangères, puis comme Premier ministre, poste qu’il occupe encore aujourd’hui. Bien que Gahr Støre soit le plus connu, il existe de nombreux exemples similaires dans la vie publique et politique norvégienne.

Le complexe politico-humanitaire

 

À mesure que ce développement s’accélérait, l’interdépendance entre l’État norvégien, les ONG et la société civile s’est renforcée, un phénomène plus tard désigné sous le nom de « complexe politico-humanitaire »[12]. Ce concept suppose que la relation entre l’État et les ONG dans le secteur de l’aide est de nature symbiotique. Cette symbiose résulte d’une forte interdépendance, d’un discours partagé et d’une même vision du monde, donnant aux ONG une place particulièrement centrale dans la politique d’aide norvégienne.

Au fur et à mesure que le « complexe politico-humanitaire » consolidait sa position dans la société norvégienne, un autre phénomène a vu le jour : la « circulation des élites »[13]. Les élites politiques norvégiennes circulaient sans cesse entre la politique, l’aide, la recherche et le journalisme. De cette manière, le « complexe politico-humanitaire » a acquis une position dominante dans presque tous les organes et institutions clés de la société norvégienne – ONG, recherche, politique et médias – au cours des dernières décennies[14], ce qui lui a permis de dominer le discours public.

Aide et sécurité

 

Ce phénomène a conduit à ce que l’État norvégien, les organisations bénévoles, les médias et les milieux de recherche s’accordent sur les fondamentaux. Personne, ici, n’évolue réellement dans une logique de realpolitik ; tous militent pour une politique idéaliste dans quasiment tous les domaines : le rôle de la Norvège dans le monde, les facteurs du développement, une politique d’immigration et d’asile libérale, le multiculturalisme, l’importance des droits humains et du droit international, davantage de moyens pour l’aide, un soutien accru à l’ONU, etc. [15]. Ils ont ainsi quasiment monopolisé la pensée norvégienne en politique étrangère ces dernières années. Selon leur vision du monde, les intérêts de sécurité et de politique étrangère de la Norvège sont presque indissociables de l’aide et du développement.

D’une approche initiale centrée sur la valeur intrinsèque de l’aide, l’aide d’État est de plus en plus décrite comme un outil pour atteindre d’autres objectifs de politique étrangère, notamment le renforcement des organisations multilatérales et le maintien d’une communauté internationale fondée sur le droit international et des règles communes. L’aide est ainsi décrite comme un élément essentiel du renforcement des organisations multilatérales, un levier d’influence en leur sein, ainsi qu’un moyen d’accéder aux marchés et d’assurer la stabilité internationale[16]. En outre, la notion même de sécurité nationale a été élargie pour englober l’écologie, la pénurie de ressources et la lutte contre la pauvreté mondiale[17].
En tant que bénéficiaire d’une part considérable du budget de l’aide norvégienne, et compte tenu de la symbiose étroite entre les ONG, l’État, les médias et la recherche, le secteur norvégien des ONG a exercé une influence majeure sur la manière dont la Norvège conçoit le monde – de façon tout à fait fondamentale[18]. Étant donné leur position dominante dans la société norvégienne, le pouvoir qu’elles ont acquis peut vraisemblablement s’expliquer au mieux par des concepts économiques tels que la « capture réglementaire » et la « porte tournante ».

« La grande puissance humanitaire »

Le fait que beaucoup pensaient que la Norvège était apte à jouer ce rôle de « grande puissance humanitaire » tenait pour une large part aux avantages acquis au fil du temps par le « modèle norvégien de l’aide ». En quoi consistait ce modèle ? Il s’agissait de l’institutionnalisation de la coopération entre l’État, les ONG et le milieu de la recherche, mise en place au cours des décennies précédentes, et considérée comme le dispositif le plus efficace pour obtenir de bons résultats dans le domaine de l’aide[19].

La symbiose de longue date entre les ONG, l’État et la recherche est ainsi devenue explicitement un pilier de ce modèle norvégien. Non pas seulement comme un préalable à l’idée selon laquelle la Norvège pouvait être une puissance humanitaire, mais comme la preuve qu’elle pouvait effectivement jouer ce rôle à l’international[20].

L’argument, c’était que la Norvège avait une longue expérience des organisations bénévoles. Le pays disposait de grandes organisations bénévoles qui détenaient déjà une expertise importante et une vaste expérience du monde. Elles avaient aussi l’habitude de collaborer avec l’État. En outre, on avait des milieux de recherche en plein essor, dotés d’une grande expertise dans ce domaine.

En s’appuyant sur ces compétences complémentaires et sur toutes ces forces vives de la société, la Norvège pouvait, selon les artisans de cette politique, légitimement prétendre exercer un rôle de puissance humanitaire. Autrement dit, ce n’était pas une simple utopie idéaliste, mais bien une ambition réaliste, puisque le pays disposait de tous les instruments nécessaires[21].

On a aussi œuvré activement pour que l’idée de la Norvège comme une « grande puissance humanitaire » devienne un élément central de l’identité nationale. Selon les propres mots du gouvernement :
« Depuis le début des années 1990, l’“image de marque” de la Norvège s’est développée à l’international, comme un pays particulièrement pacifique et généreux, prêt à assumer un rôle spécifique dans la politique mondiale. Cette valorisation passe par la “politique d’engagement” – un travail en faveur de la résolution des conflits, de la paix, de la démocratie et des droits humains – dans diverses régions du monde. L’image de la Norvège comme une puissance morale et humanitaire est devenue un nouveau symbole national, au même titre que d’autres symboles qui forgent l’identité nationale des Norvégiens[22]. »

L’objectif restait celui que tous les États cherchent à atteindre : accroître leur influence politique mondiale. La Norvège n’était peut-être pas une grande puissance au sens traditionnel du terme, mais, grâce à l’aide, la « nation de la paix » qu’elle entendait incarner pouvait dépasser ses limites sur la scène internationale et diffuser ses valeurs dans le monde[23].

Le « régime de la bonté » national

 

C’est ainsi que les ONG norvégiennes ont contribué à consolider ce qui a été qualifié de « régime de la bonté » national : un gardien influent de la morale du pays à l’ère de la mondialisation, et un interprète hégémonique du rôle de la Norvège dans le monde, qui a aussi pesé sur la politique étrangère du pays dans certains domaines.

Ce système a mobilisé une grande partie de la population à participer à des activités d’aide, mais il n’a pas favorisé une plus grande pluralité organisationnelle et politique dans l’analyse des problèmes de développement. Au contraire, il a légitimé davantage d’arrogance intellectuelle dans la compréhension du monde. Et la nouvelle forme de circulation et de formation des élites a déjà influencé la manière dont la Norvège s’est internationalisée ou a redéfini son identité dans un monde globalisé[24].

Grâce à leur place essentielle au sein du régime de la bonté et à leur influence considérable dans la société norvégienne, les ONG ont, entre autres, activement œuvré en faveur du multiculturalisme et contre les arguments critiques relatifs aux conséquences majeures de l’immigration et de la mondialisation. Elles ont ainsi contribué à l’homogénéité idéologique, où les voix dissidentes sont aisément écartées comme rétrogrades[25].

Les ONG norvégiennes ont donc joué un rôle décisif dans la transformation de la Norvège en ce qu’on a appelé une « percée internationale »[26] depuis les années 1990, où les intérêts nationaux ont été largement redéfinis et subordonnés aux priorités mondiales, au détriment du pouvoir, des intérêts et de la souveraineté de l’État-nation.

Bibliographie.

  1. Official development assistance (ODA) 2023.
    https://www.oecd.org/en/topics/official-development-assistance-oda.html
  2. Le terme provient de l’ouvrage de Terje Tvedt, Det internasjonale gjennombruddet (2017).
  3. Entretien avec Terje Tvedt, 9 janvier 2025.
  4. Gouvernement norvégien. Ministère de l’Aide au Développement. Om enkelte hovedspørsmål i norsk utviklingshjelp (St.meld. nr. 36 (1984-1985)).
  5. Le ministère royal des Affaires étrangères (1995).
  6. Terje Tvedt. Utviklingshjelp, utenrikspolitikk og makt. Den norske modellen (2023), pp. 90-91.
  7. Terje Tvedt. International Development Aid and Its Impact on a Donor Country: A Case Study of Norway (2007).
    https://tvedt.w.uib.no/files/2019/10/International_Development_Aid_and_Its_Im.pdf
  8. Terje Tvedt. Utviklingshjelp, utenrikspolitikk og makt. Den norske modellen (2023), pp. 90-91.
  9. Entretien avec Terje Tvedt, 9 janvier 2025.
  10. Panorama Nyheter. « Disse fem har kapret 6 av 10 statlige kroner ».
    https://www.panoramanyheter.no/bistandsbransjen-bistandsorganisasjoner-humanitaer-bistand/disse-fem-har-kapret-6-av-10-statlige-kroner/328349
  11. Bistandsresultater.
    https://resultater.norad.no/geografi?show=bistand
  12. Terje Tvedt. International Development Aid and Its Impact on a Donor Country: A Case Study of Norway (2007).
    https://tvedt.w.uib.no/files/2019/10/International_Development_Aid_and_Its_Im.pdf
  13. Entretien avec Terje Tvedt, 9 janvier 2025.
  14. Ministère norvégien des Affaires étrangères (2019).
  15. Ministère norvégien des Affaires étrangères (1989). Om utviklingstrekk i det internasjonale samfunn og virkninger for norsk utenrikspolitikk (St.meld nr. 11 (1989-1990)), pp. 45-56.
  16. Entretien avec Terje Tvedt, 9 janvier 2025.
  17. Gouvernement norvégien. Norges offentlige utredninger (2003).
    https://www.regjeringen.no/no/dokumenter/nou-2003-019/id118893/?ch=13
  18. Asle Toje. « Norsk utenrikspolitikk – en kritikk ». Nytt Norsk Tidsskrift, 27(01–02), 206–217 (2010).
  19. Terje Tvedt. International Development Aid and Its Impact on a Donor Country: A Case Study of Norway (2007).
    https://tvedt.w.uib.no/files/2019/10/International_Development_Aid_and_Its_Im.pdf
  20. Terje Tvedt. Det internasjonale gjennombruddet (2017).

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Henrik Werenskiold

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