Les Brics élargissent leur influence et leur attractivité. Entretien avec Henri Malosse

14 mai 2024

Temps de lecture : 8 minutes
Photo : Dirigeants des pays membres au sommet des BRICS 2023. (C) Wikipedia
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Les Brics élargissent leur influence et leur attractivité. Entretien avec Henri Malosse

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Les Brics vont-ils pouvoir proposer un nouveau bloc capable de concurrencer voire de dépasser l’Occident ? Eléments de réponse avec Henri Malosse. 

Henri Malosse fut Président du Comité économique et social européen (2013-2015). Il est président de l’Association Jean Monnet (depuis 2021) et professeur de l’histoire de l’Union européenne à l’Université de Corse et à Sciences-po Paris.

Propos recueillis par Alban de Soos. 

Depuis leur création il y a 15 ans, quel était l’objectif initial des BRICS et comment ont-elles évolué pour devenir un acteur majeur dans l’économie mondiale aujourd’hui, notamment avec l’arrivée de nouveaux membres, comme l’Arabie Saoudite ou l’Égypte. 

Absolument, l’Arabie Saoudite, les États arabes, les Émirats arabes unis, l’Égypte, l’Éthiopie et l’Iran se sont joints aux BRICS. L’Argentine avait l’intention de les rejoindre, mais il y a eu un changement politique avec l’élection de Millet. L’Argentine a alors décliné son adhésion, qui aurait dû être effective dès le 1er janvier. Il semble que cette décision ait été annulée ou reportée, je n’ai pas les détails exacts. Ainsi, le nombre de membres est désormais de 10. Par ailleurs, il y a d’autres pays candidats, d’importance économique et politique considérable, qui n’ont pas encore été acceptés, en raison de leur taille ou de certaines incertitudes, comme le Nigeria, l’Algérie ou l’Indonésie.

En ce qui concerne les BRICS, cela semble être un regroupement initialement axé sur l’aspect économique, formé en 2009. À l’origine, il n’y avait pas de véritable ambition politique. Initialement connu sous l’acronyme BRIC, comprenant le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine, il a ensuite été élargi avec l’inclusion de l’Afrique du Sud, devenant ainsi les BRICS. Cette composition est restée inchangée jusqu’au sommet de 2023 à Johannesburg, en Afrique du Sud, où il a été décidé de l’élargir davantage. Depuis 2022-2023, nous observons en effet une expansion et un développement de cette alliance. Cependant, à l’origine, son fondement était principalement économique, avec pour objectif commun de contrer l’hégémonie monétaire américaine.  

Les BRICS ont vu le jour malgré leurs différences d’approche, notamment entre des acteurs majeurs comme l’Inde et la Chine, sur des plans politiques, économiques et stratégiques. Contrairement à l’Union européenne, il n’existe pas de processus d’intégration complexe ni de chartes détaillées au sein des BRICS. C’est davantage une alliance économique que politique.

Leur première action significative a été la création d’une banque de développement afin de financer leurs projets sans recourir à la Banque mondiale ni à la domination du dollar. Cette initiative a solidifié les liens entre ces nations émergentes, destinées à jouer un rôle majeur sur la scène mondiale, tant sur le plan économique que politique. 

Au cours des 15 dernières années, ces pays ont connu une croissance économique remarquable, devenant collectivement plus puissants que les membres du G7 en termes de poids économique. En 2023, leur PIB combiné représentait 31,5 % du total mondial, dépassant ainsi le G 7 (30,7 %). Ce changement de dynamique a accru l’importance politique des BRICS, surtout dans un contexte de tensions entre la Russie et les États-Unis, exacerbées par l’agression en Ukraine, ainsi que les tensions sino-américaines. 

Cette alliance prend donc de plus en plus d’importance, élargissant son influence et son attractivité. Depuis le 1er janvier 2024, elle compte désormais 10 membres, avec environ une vingtaine de pays exprimant leur intérêt pour y adhérer. 

Ainsi, il est envisageable que, dans une dizaine d’années, cette coalition rassemble une cinquantaine de pays et pourra donc approcher les 50 % de l’économie mondiale.

Une alliance qui passerait d’une initiative conjoncturelle pour faire face à l’hégémonie à un ensemble beaucoup plus important politiquement et économiquement. 

Dans ce contexte où les BRICS gagnent en influence et où l’Union européenne n’a pas réussi à se positionner comme un contrepoids efficace face aux États-Unis et à la Chine, comment évaluer les relations entre les BRICS et l’UE ? Et, surtout, l’émergence des BRICS est-elle une opportunité pour l’Europe ?

Il est fascinant de constater que l’émergence des BRICS aurait pu initialement susciter un rapprochement avec l’Union européenne. En effet, lorsque la monnaie unique, l’euro, a été envisagée à la fin des années 1990 et mise en œuvre à partir de 2001, l’un des objectifs était de réduire la dépendance vis-à-vis du dollar et de positionner l’euro comme une monnaie de réserve internationale, notamment pour les transactions énergétiques comme l’achat de pétrole, afin de réduire la dépendance européenne à l’égard du dollar. 

Dans cette perspective, l’idée des BRICS comme alternative à l’hégémonie américaine aurait pu sembler attrayante pour les partisans de l’intégration européenne, comme moi. C’est donc dans cette optique que j’ai entrepris de développer une réflexion approfondie, en organisant divers événements et conférences au niveau européen sur ce sujet. 

Il est intéressant de rappeler qu’il y a une dizaine d’années, lors de la crise financière grecque entre 2008 et 2014, le gouvernement dirigé par Alexis Tsipras, confronté aux mesures d’austérité imposées par les institutions européennes et la Troïka, avait envisagé de se tourner vers la Banque de développement des BRICS. Ces tentatives de rapprochement entre l’Europe et les BRICS ont donc déjà eu lieu par le passé. Il est à noter, d’ailleurs, qu’un pays européen, la Serbie, figure parmi les pays qui pourraient rejoindre les BRICS dans les années à venir.

Il est donc clair que l’attraction des BRICS s’étend jusqu’en Europe, avec une Serbie qui est également candidate à l’adhésion à l’Union européenne. Cette dynamique complexe pose des défis intéressants. En effet, il aurait pu y avoir des rapprochements ou des échanges entre l’Union européenne et les BRICS, et cela s’est manifesté au début, notamment lors de la présidence grecque de l’Union européenne. 

Cependant, au fil du temps, notamment depuis la crise ukrainienne, l’Union européenne semble s’être progressivement alignée sur la position américaine, renonçant à se démarquer économiquement des États-Unis. On a d’ailleurs observé au cours des dernières années une convergence croissante des positions européennes avec celles des États-Unis, que ce soit sur la crise ukrainienne, les tensions au Moyen-Orient ou d’autres questions internationales.

Cette évolution peut donner l’impression que les BRICS sont perçus comme des opposants d’un axe dirigé par Washington. Cependant, cette perception pourrait être trompeuse, car il est peu probable que ce soit dans l’intérêt de l’Union européenne de s’aligner intégralement sur les positions américaines. 

D’ailleurs, les élections aux États-Unis pourraient entraîner un changement de cap vers une présidence plus isolationniste, ce qui complexifierait davantage la situation pour l’Europe. C’est pourquoi, depuis l’automne dernier, mon think tank a entamé une réflexion sur les relations entre les BRICS et l’Union européenne, cherchant à explorer les possibilités de collaboration plutôt que de les considérer comme des concurrents ou des adversaires. Et en effet, ce qui est intéressant dans l’évolution des BRICS, c’est que leur position politique et économique se renforce.  

Alors qu’au départ, leur cohésion était motivée par des facteurs conjoncturels liés à l’hégémonie du dollar, aujourd’hui, ils cherchent à développer un système monétaire qui échappe à cette hégémonie, en reconnaissant la valeur de chaque monnaie. Bien qu’il ait été envisagé un temps d’établir une monnaie d’échange commune, cela semble complexe. Cependant, ils optent désormais pour des transactions bilatérales dans leur propre monnaie, comme entre la Russie et la Chine ou entre l’Allemagne et l’Afrique du Sud. 

Une autre ligne de force des BRICS réside dans leur refus des sanctions économiques en tant que moyen de pression politique.

Contrairement aux pays du G7 qui ont souvent recours à de telles sanctions contre des pays comme la Russie ou l’Iran, les BRICS, avec le soutien notamment de pays africains comme l’Afrique du Sud, l’Égypte et l’Éthiopie, s’opposent à cette pratique. Contrairement au G7 qui peut être perçu comme tentant de dominer, ces pays sont davantage en faveur du multilatéralisme et opposés aux sanctions économiques, s’inscrivant ainsi dans le cadre des principes des Nations Unies. 

Ils considèrent le G7 comme un groupe imposant ses vues avec une perspective occidentale, tandis qu’eux se positionnent comme une alliance des pays du Sud, attachée au respect du droit international. Cette orientation est manifeste dans leur approche des conflits au Moyen-Orient, où leur priorité est l’application du droit international, même s’ils peuvent avoir des divergences de vue, par exemple sur la question palestinienne. 

De plus, on observe dans les BRICS une certaine filiation avec le mouvement des non-alignés, avec des interactions et des interconnexions entre ces deux groupes. En somme, les BRICS adoptent une vision moins orientée vers l’Occident que celle des pays du G7, s’inscrivant dans une approche plus multilatérale et respectueuse du droit international, tout en maintenant des liens avec d’autres mouvements internationaux comme les non-alignés.

Comme vous l’avez souligné, de nombreux pays expriment un intérêt pour rejoindre les BRICS, ce qui rend ce groupe particulièrement diversifié. Par exemple, la Chine et l’Inde ont des politiques économiques et des approches souvent très différentes. Dans ce contexte, comment les BRICS pourraient-ils inspirer l’Union européenne, surtout à l’approche des élections européennes ? Quelles démarches pourraient être envisagées pour l’avenir, notamment compte tenu d’une possible évolution des États-Unis vers une politique isolationniste ? 

Il est important de comprendre que les pays souvent désignés comme des « ambassadeurs » au sein des BRICS, tels que l’Inde, l’Égypte ou l’Éthiopie, ne considèrent pas les BRICS comme un front anti-occidental. Même si la Chine et la Russie, dans une certaine mesure, peuvent avoir des inclinations en ce sens, le groupe BRICS lui-même ne se définit pas de cette manière.

À mesure que cette alliance s’élargit, elle devient de plus en plus diverse, mais également plus intéressante pour l’Union européenne. En effet, au sein des BRICS, on retrouve des pays comme l’Égypte, l’Arabie Saoudite, les Émirats Arabes Unis, qui maintiennent de bonnes relations avec les États-Unis et sont satisfaits d’avoir des relations étroites avec l’Union européenne tout en rejetant l’hégémonie occidentale, en particulier celle du G7. 

Les BRICS ne sont pas anti-Occidentaux, mais plutôt anti-G7. Ils critiquent le fait que le G7 soit composé uniquement de pays occidentaux, excluant ainsi des puissances émergentes comme l’Inde et la Chine, qui sont devenues des superpuissances économiques.

Le mouvement des BRICS vise à rééquilibrer les échanges internationaux et à contester les éléments du « diktat américain », comme l’ingérence dans les affaires intérieures des pays et l’imposition de sanctions économiques qui affectent souvent les populations entières.

Ce qui unit les pays des BRICS, malgré leurs différences économiques, politiques et démocratiques, c’est leur refus de l’ingérence extérieure, des sanctions économiques et de l’hégémonie occidentale, en particulier américaine. Ce modèle de coopération émerge en opposition à l’hégémonie du G7 et prend une importance croissante. 

La véritable question pour les Européens est de savoir s’ils doivent continuer à s’aligner totalement sur la position américaine et à renforcer leur adhésion à un bloc occidental qui montre des signes d’affaiblissement économique, politique et d’isolement croissant.

Il serait judicieux pour l’Union européenne d’élaborer une stratégie d’échange et de dialogue avec le groupe des BRICS en évitant les sujets conflictuels. Il semble peu probable que des discussions sur des sujets comme la situation en Ukraine soient fructueuses, étant donné la présence de la Russie dans les BRICS et les divergences de positions entre les membres sur cette question. 

Cependant, il serait possible de trouver des domaines de coopération où des terrains d’entente pourraient être explorés. Par exemple, l’ambassadrice d’Afrique du Sud à Bruxelles a mis en avant la possibilité d’une coopération entre l’UE et les pays des BRICS pour le développement de l’Afrique. Ce continent représente un enjeu majeur pour l’avenir, notamment en raison de sa croissance démographique rapide et des défis économiques et sociaux qui en découlent. 

Certains pays des BRICS, tels que la Chine, la Russie et d’autres, sont déjà fortement engagés dans le développement de l’Afrique, tant sur le plan économique que militaire. L’Égypte et l’Afrique du Sud en particulier jouent un rôle clé dans cette région. De plus, des pays africains comme le Nigeria expriment un intérêt à rejoindre les BRICS.

Il serait donc possible d’explorer des synergies et des complémentarités entre l’aide de l’Europe à l’Afrique et l’assistance des pays des BRICS, en tenant compte des principes de non-ingérence ainsi que du respect de l’identité culturelle et politique des pays africains. Cette coopération pourrait être un domaine prometteur pour des collaborations constructives entre l’UE et les BRICS. 

Ainsi, je prévois d’organiser un événement à l’automne prochain sur ce sujet, en présence de représentants de l’Union européenne. Il pourrait être intéressant pour certains pays des BRICS de réfléchir ensemble à des pistes de travail communes pour le développement de l’Afrique. Un autre sujet délicat qui pourrait être abordé est la question du Moyen-Orient.

Les États-Unis, bien qu’acteurs majeurs, sont souvent perçus comme partiaux dans la région et ne sont pas toujours acceptés comme médiateurs par tous les acteurs du Moyen-Orient. Dans ce contexte, des échanges discrets entre l’Union européenne et les pays des BRICS pourraient être envisagés pour explorer des moyens de pacifier la situation au Moyen-Orient.

Sur les questions monétaires, il serait également dans l’intérêt de l’Union européenne d’échanger avec les pays des BRICS sur le rôle de leur banque de développement et leurs propositions pour contrer l’hégémonie du dollar, par exemple.

Vous vous rappelez peut-être qu’Emmanuel Macron avait exprimé son intérêt pour le sommet des BRICS à Johannesburg, l’été dernier. Bien qu’il n’ait pas été invité, son intuition était probablement bonne. Il est temps de chercher des complémentarités sur les questions que j’ai mentionnées, ainsi que sur d’autres sujets tels que la paix au Proche-Orient et le développement économique et social de l’Afrique.

Nous travaillons également à la mise en place, lors de la prochaine mandature du Parlement européen après les élections, d’un groupe parlementaire chargé des relations avec les BRICS. Un tel groupe d’échanges pourrait être une initiative intéressante à explorer.

 

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