<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Les calculs électoraux de Jean-Luc Mélenchon

1 février 2024

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Photo : Exportation du conflit en France. Credit:CARON / ZEPPELIN/SIPA/2312021844
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Les calculs électoraux de Jean-Luc Mélenchon

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Le conflit à Gaza a des répercussions politiques en France. En témoigne les nombreuses manifestations organisées dans les villes françaises, mais aussi le changement politique opéré par Jean-Luc Mélenchon afin d’attirer un électorat qu’il présume opposé à Israël.

Article paru dans le numéro 49 de janvier 2024 – Israël. La guerre sans fin.

 « Massacre » en cours à Gaza, « nettoyage ethnique » opéré par Tsahal, « permis de tuer » donné par les chancelleries occidentales à Benyamin Netanyahou, « crimes de guerre » que la CPI devra un jour juger, etc. Depuis le 7 octobre, Jean-Luc Mélenchon et ses sbires se déchaînent contre la réaction d’Israël à la pire attaque que le pays a subie depuis des décennies.

Si la stratégie militaire de l’État hébreu peut être questionnée et si la vie des Palestiniens a évidemment la même valeur que celle des Israéliens, la prétention de Jean-Luc Mélenchon à apparaître comme une conscience de l’humanité aurait été plus crédible si elle n’avait pas été accompagnée d’un refus obstiné de qualifier le Hamas de mouvement terroriste et d’une absence totale de compassion pour ces hommes tués à bout portant dans les kibboutz, ces femmes violées et ces bébés décapités. Cette hémiplégie du cœur fait écho aux sentiments de la « rue arabe » que le leader insoumis regarde avec gourmandise depuis qu’elle se déverse dans les avenues de nos grandes villes et les ruelles de nos villages, et dont il a décidé d’épouser le langage et l’imaginaire politiques au soir du 23 avril 2017.

Calculs politiques et renouvellement idéologique

Léon Gambetta disait que la République était le gouvernement le plus fort contre la démagogie parce qu’il ne gouverne et ne réprime ni au nom d’une famille ni au nom d’une maison, mais au nom de la loi et de la France. Si l’élimination de Jean-Luc Mélenchon au premier tour de l’élection présidentielle n’a pas sonné le glas de ses ambitions, elle a néanmoins porté un coup fatal au républicanisme qui avait pourtant imprégné sa campagne électorale.

Au soir du 23 avril, Mélenchon décide d’abandonner cette vision d’une communauté politique homogène et indivisible qui trouve en elle le principe de légitimité de la règle commune, pour embrasser sans réserve le récit diversitaire qui juxtapose des communautés hermétiques les unes aux autres et excite la concurrence des revendications identitaires.

La VIe République que Mélenchon appelle de ses vœux ne gouvernerait pas au nom d’une maison, mais au nom d’une fraction, que constitue le nouveau peuple électoral qu’il s’évertue depuis à construire et qui agrège aux classes populaires encore à gauche, une multitude de chaînons socio-culturels mus par un rejet catégorique des structures socio-politiques existantes : une jeunesse libérale diplômée, des professions intellectuelles déclassées et les minorités, parmi lesquelles la population arabo-musulmane issue de l’immigration massive.

Traduction politique de la stratégie socialiste d’hégémonie théorisée par Chantal Mouffe et Ernesto Laclau[1], ce nouveau peuple électoral doit apporter à Jean-Luc Mélenchon les 600 000 voix qui lui avaient manqué pour accéder au second tour des présidentielles et qu’Éric Coquerel jure voir dans les quartiers populaires.

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Et pour les obtenir, il ne ménagera aucun effort ni aucun sacrifice, pas même celui de ses amis.

L’évolution idéologico-électorale de Jean-Luc Mélenchon post-2017 s’est accompagnée d’un renouvellement profond et rapide de l’appareil militant, où les tenants du républicanisme ont été peu à peu éliminés au profit des militants décoloniaux et des leaders communautaires, intermédiaires indispensables pour mobiliser les habitants des quartiers populaires.

Exit Djordje Kuzmanović et Henri Peña-Ruiz, compagnon de toujours sacrifié en 2019 pour avoir expliqué la différence entre blasphème et racisme. Bienvenue à Taha Bouhafs et Madjid Messaoudene, trop heureux de troquer l’ouverture des portes des cités contre le pouvoir de phagocyter de l’intérieur une formation politique et substituer la lutte des races à la lutte des classes.

Les dividendes de ce pacte faustien ne se sont pas fait attendre. En juillet 2018, des élus de la France insoumise participèrent pour la première fois à la Marche pour Adama pour soutenir les « revendications, simples et incontestables, de la famille ». Quelques mois plus tard étaient organisées les premières Rencontres nationales des quartiers populaires, dans la circonscription d’Éric Coquerel, afin de présenter Jean-Luc Mélenchon à ses futurs électeurs. Un an plus tard, en novembre 2019, c’est aux côtés du CCIF[2] et aux cris d’Allah Akbar qu’il défilait, pour dénoncer l’islamophobie. Cette danse du ventre est allée jusqu’à vouloir organiser, le 29 avril 2022, à Villeurbanne, une soirée Iftar pour la rupture du ramadan.

Mais il ne suffit pas, pour convaincre un public réticent, d’aller à sa rencontre. Encore faut-il lui dire ce qu’il veut entendre. Et dans certains cas, ce qui est tu a parfois plus d’écho que ce qui est clamé.

Jusqu’en 2017, Jean-Luc Mélenchon assumait une laïcité stricte. Il n’hésitait pas alors à épingler en 2010 cette candidate voilée du NPA en affirmant que certaines personnes allaient au-devant des stigmatisations, car « qu’est-ce que porter le voile si ce n’est s’infliger un stigmate ? » ; à voir en 2015 dans le burkini « une instrumentalisation communautariste du corps des femmes » et à contester, la même année, le terme d’islamophobie, au motif qu’« on a le droit de ne pas aimer l’islam comme on a le droit de ne pas aimer le catholicisme ». Un passé de « laïcard de dingue » avec lequel il a depuis coupé et qui lui vaut aujourd’hui d’être considéré par Houria Bouteldja, du parti des Indigènes de la République, comme un « butin ». Quel chemin parcouru depuis 2017, quand ledit butin affirmait ne pas croire que « l’action de cette organisation et de sa principale porte-parole participe à la lutte contre le racisme ».

Le juif, nouveau paramètre du calcul politique

Mais si le silence peut parfois servir une stratégie électorale, il ne saurait s’y substituer. En encore moins vis-à-vis d’un public à qui des entrepreneurs identitaires de tout poil ont rabâché pendant des années qu’il était victime du racisme et des discriminations du reste de la communauté nationale. Et qui doit être entretenu dans ses névroses identitaires, sous peine de le perdre. La liste des œillades lancées depuis quelques années à la communauté arabo-musulmane des quartiers populaires est interminable. Y figurent pêle-mêle la défense du burkini, des abayas et des poupées sans visage vendues à Roubaix ; la rhétorique anti-police et la dénonciation d’un racisme systémique que la mort de Nahel a permis de conjuguer ; l’antiracisme sauce Médine, invité à participer aux dernières universités d’été de LFI, etc.

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Mais celles-ci ont changé depuis quelques mois. Ou, plutôt, elles se sont enrichies d’une référence accrue à l’antisionisme, concomitante à la réactivation du conflit israélo-palestinien.

Citons le vote par LFI d’une proposition de résolution communiste condamnant « l’institutionnalisation par l’État d’Israël d’un régime d’apartheid » ; l’accueil à Roissy par Ersilia Soudais de Salah Hamouri, avocat franco-palestinien associé au FPLP[3], classé terroriste par l’Union européenne ; l’invitation lancée par cette même Ersilia Soudais à Maryam Abu Daqqa, militante du même FPLP, à l’Assemblée nationale dans le cadre de la projection du film Yallah Gaza ; la proximité de nombreux élus et militants avec le mouvement BDS qui milite pour un blocus économique et politique d’Israël ; le soutien affiché par quelques-uns d’entre eux à Ahed Tamimi, militante palestinienne arrêtée récemment par Tsahal qui s’était fait remarquer pour avoir lancé aux colons israéliens qu’elle allait les massacrer, boire leur sang et manger leurs crânes, etc.

Un clientélisme électoral qui tient compte des rapports de force démographiques.

Une stratégie qui a le double avantage de maintenir sous pression la version française de la rue arabe et de radicaliser la stratégie de conflictualisation à outrance dont Chantal Mouffe – devenue décidément l’intellectuelle organique de la gauche radicale – considère qu’elle doit être privilégiée à « l’illusion du consensus », qui ne peut que déboucher sur des antagonismes violents et irréductibles, susceptibles de remettre en cause les fondements de nos sociétés démocratiques. Car si le rejet et la haine du juif ont toujours existé à gauche, de Charles Fourrier à Jean Jaurès, de Proudhon à Blanqui, l’antisionisme que revendique aujourd’hui LFI est davantage le nouveau paramètre d’un calcul politique cynique que l’expression d’un antisémitisme viscéral. Après la République, c’est au tour des juifs d’être sacrifiés sur l’autel de l’ambition politique. Et si demain le conservatisme sociétal très prononcé des populations arabo-musulmanes des quartiers populaires devait se prendre de passion pour la communauté LGBT, ne doutons pas un seul instant que nous verrions Jean-Luc Mélenchon démonter lui-même les chars de la Gay Pride.

Les dangers de l’extrémisme

Jusqu’ici, cette stratégie a été plutôt rémunératrice. En 2022, Jean-Luc Mélenchon a attiré 700 000 électeurs de plus qu’en 2017. Dans de nombreux bureaux de vote des quartiers populaires, il a dépassé 50 % des suffrages au premier tour. Aux législatives qui ont suivi, ses candidats y ont été plébiscités, comme en Seine-Saint-Denis où neuf députés sur douze sont issus de sa formation. Mais le jusqu’au-boutisme est rarement gage de succès.

S’il a commencé à fracturer la coalition de gauche, il accélère surtout la fuite des électeurs que la zadisation de l’Assemblée nationale par les députés insoumis avait déjà amorcée. Tous les instituts de sondage le démontrent : Jean-Luc Mélenchon dévisse au sein de son socle électoral en reculant de 17 points parmi ses électeurs du premier tour de 2022. Il perd ainsi 30 points chez les 18-24 ans, 16 points chez les ouvriers, 14 points chez les cadres et professions intellectuelles supérieures et 15 points chez les diplômés du supérieur, etc.

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Ce n’est pas la première fois que Jean-Luc Mélenchon traverse une mauvaise passe sondagière. Mais celle-ci pourrait bien être fatale, car ce sont aujourd’hui ses prises de position, et non plus son caractère éruptif, qui cristallisent l’incompréhension de ses propres électeurs.

Et l’opposition du reste des Français. Un an et demi après ses 21,95 % au premier tour de l’élection présidentielle, Jean-Luc Mélenchon a réussi l’exploit de devenir le nouvel épouvantail de la politique[4] et de faire de Marine Le Pen la figure rassurante d’ordre et d’autorité vers laquelle la France des propriétaires, de la petite bourgeoisie et du capital pourrait accourir pour contrer la menace séditieuse.

Car c’est bien cela que Jean-Luc Mélenchon incarne aujourd’hui. Parce qu’il considère, démographie électorale oblige, que les voix à gagner parmi les populations arabo-musulmanes des quartiers compenseront largement celles perdues dans les centres-villes connectés et les territoires désindustrialisés, Jean-Luc Mélenchon prend le risque de miser son projet de transformation sociale et de révolution politique sur une seule population dont la participation aux récentes émeutes a montré à quel point elle était éloignée des fantasmes que la gauche radicale projette sur elle. Si la France insoumise s’est imaginée revoir les sans-culottes, le reste de la France n’a vu qu’une foule hors de contrôle, dépolitisée, animée d’une pulsion festive nihiliste et d’un opportunisme délictuel excité par la concurrence induite par les réseaux sociaux.

Mais plus grave encore, Jean-Luc Mélenchon prend le risque de devenir le porte-parole d’une communauté ethnico-religieuse particulière, et donc de promettre de gouverner et réprimer au nom d’une nation parallèle.

Ce faisant, Jean-Luc Mélenchon court, et nous fait collectivement courir, un danger plus grand encore, celui de se faire le sous-traitant involontaire des islamistes. Quand Mathilde Panot réduit l’abaya à « la » tenue des femmes musulmanes, que fait-elle d’autre si ce n’est sous-entendre que cet accoutrement est usuel et donc que l’orthopraxie est une pratique normale de l’islam ? Quand elle dénonce l’islamophobie du Parisien qui titre « L’école face au défi de l’abaya », que fait-elle d’autre si ce n’est transformer la critique de la conception rigoriste de l’islam que ce vêtement traduit en une haine de l’islam ? Autrement dit, que fait-elle d’autre si ce n’est légitimer la rhétorique des islamistes qui consiste justement à réduire l’islam à sa conception littéraliste et rigoriste ? Que fait-elle d’autre si ce n’est pousser tous les Français musulmans à être davantage musulmans que Français ?

À ce jeu, il n’est aucun vainqueur. Les partis qui ont pris appui sur des forces islamistes pour prendre le pouvoir au Maghreb ou au Moyen-Orient pourraient témoigner de leur erreur. S’ils existaient encore pour pouvoir témoigner.

[1] Hégémonie et stratégie socialiste. Vers une radicalisation de la démocratie, 2019.

[2] Collectif contre l’islamophobie en France.

[3] Front populaire de libération de la Palestine.

[4] Selon Odoxa, 62 % des Français rejettent aujourd’hui sa personnalité, contre 38 % en avril 2022.

À propos de l’auteur
Paul Godefrood

Paul Godefrood

Paul Godefrood est diplômé de l'Essec. Il est conseiller politique au Sénat.
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