Guerre Israël-Hamas : la double défaillance d’Israël

13 octobre 2023

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Photo : Les Palestiniens au milieu des ruines, sur la bande de Gaza. Credit:Mahmoud AJJOUR/SIPA/2310111622
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Guerre Israël-Hamas : la double défaillance d’Israël

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Si Israël a été surpris par l’attaque, son armée a réussi à rétablir la situation en sa faveur en un temps très court. La conséquence d’une culture stratégique et militaire propre à l’État hébreu et très différent de la France.

Entretien avec Gil Mihaely, docteur en histoire, journaliste et directeur de la publication de Conflits.

Propos recueillis par Guy-Alexandre Le Roux

Israël paraît avoir été totalement surpris, comme cinquante ans en arrière lors de la guerre du Kippour. Pourtant, ses services de renseignement et son armée sont considérés comme les meilleurs du monde. Israël a-t-il été vraiment surpris ? Comment expliquer la défaillance ?

La réponse est clairement oui. Dans la presse israélienne, on évoque une mise en garde égyptienne et le fait que l’armée et le Shabak (Shin Beth) ont repéré pendant les heures précédentes l’attaque, des signes qualifiés de « faibles », mais comme l’avait ouvertement admis le général Halévi (le chef d’état-major des armées), Tsahal a été surpris.

Il y a eu apparemment deux défaillances très importantes. Une première du côté des renseignements qui n’ont pas donné l’alerte, la deuxième, pire, l’écroulement du dispositif de réponse militaire et civil.

Les forces armées ont pour mission de pouvoir répondre aux menaces de référence que le gouvernement leur a indiquées, même au saut du lit et sans alerte ni avertissement. Pour l’armée israélienne, l’alerte des renseignements doit être considérée comme un luxe. L’institution militaire construit un dispositif, se dote de matériel et de doctrine pour être capable de faire face à de cas de neige au mois d’août. Le renseignement est faillible et dépendant des processus intellectuels et des paradigmes. Le dispositif militaire doit prendre en compte cette donnée de base surtout dans son état d’esprit.

Simple exemple pour expliquer un cas de faillite des renseignements, la guerre en Ukraine. Beaucoup trouvaient impensable que Vladimir Poutine attaque l’Ukraine, car, comme on le sait maintenant d’expérience, c’est une très mauvaise idée. Poutine n’étant ni fou ni idiot, il fallait, pensait-on, interpréter autrement les informations des Américains qui alertaient sur des préparatifs pour une guerre. Les Américains disaient : « si ça marche comme un loup, si ça fait du bruit comme un loup, c’est donc un loup ». D’autres ont estimé que c’était un piège tendu par le président russe. C’est ce qu’on appelle un paradigme, le cadre intellectuel sans lequel on ne peut pas comprendre l’information.

Les écoutes, les espions, tout le recueil de renseignements qui coûte des milliards peuvent apporter des informations très précises, mais si l’interprétation est mauvaise, le travail ne vaut rien.

Les écoutes, les espions, tout le recueil de renseignements qui coûte des milliards peuvent apporter des informations très précises, mais si l’interprétation est mauvaise, le travail ne vaut rien. Pour le cas israélien, le cadre intellectuel était que le Hamas devenait un acteur politique. La situation économique à Gaza s’améliorait, le nombre de travailleurs gazaouis en Israël augmentait, le Hamas ne pouvait militairement pas gagner, il y avait une trêve, donc une action comme celle menée depuis samedi était considérée comme hautement improbable. Même si le Hamas s’entraînait avec des parapentes, c’était normal puisque Gaza a une armée qui se prépare, c’est son job. C’est arrivé à Pearl Harbour, c’est arrivé à Staline fin juin 1941, également au Yom Kippour de 1973. On voit et on entend tout, mais on ne comprend rien.

Dans le cas présent, on ne sait pas si les bonnes informations ont été mal interprétées, ou si dès le début le renseignement a été un échec. Ce qui est certain en tout cas, c’est que le cadre intellectuel était faux.

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Qui est responsable ? Le gouvernement ou l’armée ?

Le gouvernement, mais il y a un dialogue permanent avec l’armée. Les renseignements peuvent donner l’alerte, mais c’est la cerise de la crème qui est sur le gâteau. Les renseignements apportent une connaissance nécessaire de l’adversaire, mais c’est au gouvernement et au commandement de l’armée d’envisager une défense adaptée. L’objectif est d’être capable d’avoir un système de défense opérationnel, même sans alerte, et c’était même le devoir de l’armée et du gouvernement. Netanyahu est au pouvoir presque sans interruption depuis 2009 donc il est entièrement responsable de ces défaillances. Il s’est trompé sur la dangerosité du Hamas.

Mais c’est aussi la responsabilité des chefs militaires. En Israël, le chef des renseignements est un major général. Le chef d’état-major est un lieutenant général, mais il y a un général de brigade qui est chef de l’analyse des renseignements. Ces officiers supérieurs sont à la fois sous les ordres du chef d’état-major et en même temps indépendants. Le général de brigade en question interprète donc l’information pour donner les renseignements, et il a le droit de parler avec n’importe qui du gouvernement, à n’importe quelle heure, sans passer par ses supérieurs. Il est souvent interrogé directement. Il n’y a aucun filtre entre la source primaire du renseignement et les décideurs politiques. Il a même le devoir de toquer au domicile du Premier ministre à trois heures du matin s’il estime qu’il y a un problème.

On parle du Mossad dans cette défaillance, mais sa responsabilité est minime. Concernant Gaza, c’est surtout le Shin Beth et l’armée qui recueillent l’information intérieure et qui la traitent. L’armée fait toujours la synthèse.

Israël n’a-t-il pas des forces en alerte permanente le long de la frontière ?

Si. Mais Israël n’a pas de profondeur stratégique et il est jugé autrement que les autres. S’il n’a pas 20/20, on considère que c’est un échec complet. À 6 h 30 du matin, il a été très surpris, mais 8 ou 9 heures plus tard, 90% des commandos du Hamas avaient été neutralisés. Tsahal a d’ailleurs repris la plupart des positions en 24 h. Beaucoup de guerres commencent quand l’ennemi perce les premières lignes, tue ou fait prisonnier les forces sur la frontière, mais la réponse est préparée en profondeur. Et quand la guerre est gagnée, personne ne critique le massacre de l’immédiate première ligne, ou le chaos des trois premières heures. En Israël, les critères sont différents. Géographiquement, c’est rare que les cibles de valeur se trouvent à la frontière, sauf pour l’État hébreu. Il n’y a pas de profondeur. Le dispositif s’est écroulé, les points de commandements ont été attaqués en quelques dizaines de minutes. Malgré ce début très défavorable, en moins de 24 h, l’armée a repris le contrôle. En 5 ou 6 heures, elle avait déjà regagné plusieurs zones.

Le dispositif s’est écroulé, les points de commandements ont été attaqués en quelques dizaines de minutes. Malgré ce début très défavorable, en moins de 24 h, l’armée a repris le contrôle.

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Les différentes unités n’avaient aucune coordination, les pilotes ont décollé et ont improvisé,  en contact avec les gens au sol, avec un résultat très honorable. Ils sont entrés en contact avec des unités improvisées qui nettoyaient les kibboutz, bombardaient les positions qu’on leur indiquait, ils ont aussi bombardé la partie du camp de commandement chargé de la ligne de front avec Gaza partiellement occupé par le Hamas. Les soldats, les citoyens, ont compris que tout ne se passait pas comme d’habitude, qu’il n’y avait pas de contrôle centralisé. Ils ont donc pris les choses en main. Il faut savoir que dans les villages où l’alerte a été donnée, le dispositif de sécurité local a pu mettre en échec les assaillants ou leur infliger des pertes importantes.

Ce qui s’est passé est typiquement israélien. Les officiers généraux ont immédiatement assumé leur échec complet, tout en en adaptant et improvisant sans attendre des directives et des ordres. On compte à peu près 250 soldats tués, dont près des 2/3 la première heure ou dans les QG. Une fois remise sur la selle, Israël a perdu moins de cent hommes lors des combats. Plus de 1 500 combattants du Hamas ont été éliminés par la sécurité des kibboutz qui s’est précipitée sur eux, et par l’armée de l’air et les militaires qui se sont organisés pour voler à leur secours. Tout cela a été réalisé par des personnes qui ont été complètement surprises par l’attaque. Des officiers à la retraite ont tout de suite réagi, se sont armés, ont monté des petits groupes commandos pour aller sauver des familles ou nettoyer des zones. Un général à la retraite a par exemple sauvé son fils assiégé dans son kibboutz avec un commando de trois personnes. Avec le service militaire, beaucoup d’Israéliens ont les fondamentaux du combat d’infanterie et surtout la culture de la responsabilité et l’autonomie. Face à l’ennemi, dans l’absence des ordres, on attaque. Toujours.

L’armée israélienne n’est pas tant l’institution militaire, mais avant tout la nation israélienne ?

En France, la citoyenneté est vue comme un bail. Les Français considèrent qu’un service assuré par l’État leur est dû. Les Israéliens ont un fonctionnement différent. L’État est vu comme un fournisseur. S’il y a un problème et que le fournisseur est défaillant, les gens s’occupent d’abord du problème eux-mêmes et ils font les comptes ensuite. Le corps politique, la nation, a pris en compte la défaillance de l’armée et est allé tout de suite au front. Tout le monde s’est senti investi du devoir de résoudre la situation. Le Hamas a mis en échec l’armée et l’État, mais ensuite il s’est heurté à la société israélienne. Israël a des institutions qui sont considérées comme des outils dont la nation s’est dotée pour gérer la res-publica. Mais les outils ne sont pas l’artisan, et la nation israélienne a conscience qu’elle est toujours l’artisan.

Que fera Israël à Gaza ?

La question est : quel est le but ? Israël peut reprendre le contrôle de Gaza et s’y maintenir dans la durée. On reviendrait dans ce cas dans la situation d’avant 2005. En quelques jours ou en quelques semaines, l’armée pourrait reprendre le contrôle de la bande. Techniquement, cette reprise de contrôle est envisageable. Mais que fait-on après ? La pression internationale et humanitaire va devenir très forte de même que la résistance armée à Tsahal.

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Israël peut très bien aussi occuper Gaza temporairement et repartir en ayant détruit toutes les infrastructures. Mais le Hamas n’est pas du matériel, mais un logiciel, c’est une idéologie, ce n’est pas en éliminant ses membres ou en rasant les bâtiments qu’on y met fin. Netanyahu parle de dégrader le Hamas, mais il sait qu’éliminer le Hamas ne peut pas être un objectif militaire. Mais comme avec le Hezbollah en 2006, une réponse israélienne terrible peut rétablir une certaine dissuasion.

Le problème est de définir le but de guerre, et pour l’instant on ne voit pas l’idée. On va assister à une opération d’envergure avec sans doute des objectifs assez flous.

Le Hezbollah a plus ou moins annoncé qu’une manœuvre à Gaza implique sa participation dans le conflit. Si 360 000 réservistes ont été appelés, si l’état de guerre a été déclaré pour la première fois depuis 1973, si l’économie est en état de guerre, Israël s’attend à un long conflit, sur plusieurs fronts.

Long, c’est-à-dire ?

Plusieurs semaines, voire des mois. Combien exactement c’est impossible à dire, on ne peut jamais connaître à l’avance les évolutions d’une guerre.

Pensez-vous que nous allons assister à un choc final entre les parties ?

Je ne pense pas. Même si la guerre va être terrible, il y a entre 9 et 10 millions d’Israéliens, 4 ou 5 millions de Palestiniens, 2 millions de personnes à Gaza. Sans minimiser l’énormité du bilan, il est impossible de faire disparaître l’un ou l’autre.

Ce qui est sûr c’est qu’Israël va profondément changer. Le nouvel Israël aura autour de lui un paysage très différent, et cela va peut-être ouvrir des options impensables aujourd’hui. Cela me fait penser à des négociations salariales où des choses qui sont obtenues après 10 semaines de grève, quand les gens sont épuisés, paraissaient inacceptables avant la crise.

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