Dans cet essai enlevé, l’éditorialiste et chroniqueuse Julie Graziani s’appuie sur son expérience professionnelle en matière de lutte contre les escroqueries ou abus de confiance pour extrapoler certaines de ses analyses au monde intellectuel et politique.
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Notre vigilance, montre-t-elle, devrait s’appliquer tout autant à ces univers propices à la manipulation, par l’appel aux émotions et aux pulsions les plus primaires, dissimulées sous des apparences nobles et altruistes. Le but étant d’obtenir le consentement et d’influencer les idées, quels que soient les moyens employés.
Julie Graziani, Les escrocs – Le blanchiment des idées sales, L’Artilleur, octobre 2025, 320 pages.
Postures et impostures
Il est un fait qu’en de nombreux domaines, le monde des intellectuels n’est pas exempt de petites et grandes manipulations. Nombreux sont les ouvrages, auteurs et faits historiques ou de l’actualité qui révèlent à quel point, par leur maîtrise particulière de la parole et de l’argumentation, ils sont capables de se tromper et de tromper.
Dans cet ouvrage, Julie Graziani fait le parallèle entre des comportements répandus en politique et, au-delà, dans le monde syndical, militant ou intellectuel de manière large, d’une part, et les arnaques classiques, notamment dans le domaine financier, mais pas seulement, d’autre part.
Elle met en évidence le caractère très similaire des ressorts sur lesquels joue l’arnaque intellectuelle : flatter l’ego, de même que l’amour-propre ou la cupidité, sentiments très répandus chez l’humain, et pas seulement là où on le croit, lorsqu’on constate qu’ils prennent régulièrement la forme de la générosité… généralement avec l’argent des autres.
Des bas instincts qui conduisent bien souvent à caricaturer la réalité et à jouer sur des sentiments tels que l’Envie chez des personnes qui ne sont plus tout à fait dans le rationnel et la réflexion, sous couvert d’un altruisme d’apparat opposé de manière artificielle à un égoïsme de caricature, prétexte à l’enflement perpétuel d’un État-providence censé corriger les inégalités.
Bons sentiments, corde émotionnelle et technique de l’amalgame
L’auteur nous présente ainsi les techniques de manipulation, souvent assimilables dans l’argumentation politique ou militante à ce qui se passe dans d’autres domaines, à l’instar du chantage affectif (elle apporte à chaque fois de nombreux exemples), et bien sûr du déploiement de bons sentiments. En n’omettant pas aussi, bien entendu, de jouer de manière opportune sur les peurs ou l’anxiété, avec son lot de formules que l’on ressasse de manière à les imprimer dans les esprits, en jouant sur la corde émotionnelle ou l’argument d’autorité.
C’est aussi la bien connue technique de l’amalgame, pour mieux réduire au silence le contradicteur, que l’on qualifie volontiers de fasciste, capitaliste, impérialiste, colonialiste, xénophobe, raciste, islamophobe, néolibéral, homophobe, transphobe, ou encore de partisan de l’ordre moral (vous avez le choix !), de manière à l’intimider, le culpabiliser, le disqualifier.
Quant aux « experts » invités partout, des plateaux de télévision aux journaux, ils débordent très régulièrement leur domaine de compétence pour entrer dans des formes de militantisme à peine voilées (comme dans le cas des « économistes atterrés », évoqués par l’auteur). Tentant ainsi d’influencer à leur tour les opinions et décisions, sans que le « consensus scientifique » auxquels certains se réfèrent (dans le domaine de l’écologie, notamment) soit pleinement probant et avéré. Or, comme le souligne l’auteur, « le conformisme est capable de modeler nos perceptions », et le « cercle vicieux du mimétisme » se charge du reste…
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De multiples formes d’escroquerie
L’escroquerie peut aussi prendre la forme de stratégies d’infiltration, à la manière du Cheval de Troie. C’est ce qu’ont pratiqué par exemple dans les universités ceux qui se sont engouffrés dans l’opportunité que représentaient les études de genre et décoloniales, qui ont permis au wokisme, aux États-Unis notamment, de s’imposer, et avec lui les dérives agressives consistant à exclure les opposants, pour promouvoir des analyses fondées sur des schémas binaires mettant en exergue des oppresseurs et des opprimés.
Même chose dans les entreprises, où le RSE donne lieu à financement d’actions en faveur de l’inclusion ou de l’écologie promues et contrôlées par des militants, véritable machine à exclure ceux qui ne se conforment pas aux nouvelles normes idéologiques (il faut lire les illustrations du livre pour comprendre). Tandis que l’entreprise elle-même s’en tient à une bonne vertu de façade, sans réelle conviction.
L’escroquerie du gonflement de la dette publique depuis plusieurs décennies par des politiques complaisants, ou tout au moins peu responsables, est également développée. Avec les conséquences que l’on sait désormais…
Julie Graziani fait l’analogie avec le conte d’Hansel et Gretel, ainsi que celui de Pinocchio, pour montrer qu’il n’y a pas d’argent facile. Et ceux qui en gagnent plus que d’autres le doivent dans un grand nombre de cas à la patience qui leur a été nécessaire, aux sacrifices qu’ils ont consentis pour y parvenir, ou encore à leur capacité à préparer l’avenir.
Chercher à s’en prendre à eux, à les déposséder, les taxer, les caricaturer ne fait là encore que jouer sur les ressorts de l’envie.
Certains rêvent de briser ceux qui ont « réussi », comme les affidés de Staline ont brisé les koulaks, déclenchant ainsi la terrible famine qui a tué des millions de gens en Ukraine. Toujours au départ sous prétexte de « justice sociale », ce concept flou et bien pratique pour fédérer les troupes et instituer le sentiment de révolte.
« Selon un schéma que nous commençons à bien connaître, c’est quand elle prétend être facile à mettre en œuvre que la promesse de justice sociale devient une escroquerie. Or, les difficultés pratiques surgissent dès qu’un programme politique est déployé : l’octroi de nouveaux droits à certains ne se fait-il pas au détriment d’autres catégories et, si oui, lesquelles et pourquoi ? Qui devra payer pour les avantages octroyés ? N’y aura-t-il pas un effet pervers à telle mesure généreuse, comme le cas des propriétaires qui cessent d’investir dans l’immobilier quand leurs loyers sont bloqués ? »
Jouer sur les émotions et la crédulité
Car il est un fait que, dans la plupart des cas, l’escroquerie consiste à jouer sur le surdéveloppement de nos émotions, au détriment de la raison. Qui sont le siège des manipulations et des solutions simplistes à l’image du blocage des prix ou du renversement du capitalisme pour sauver la planète.
En cause, les énoncés vagues, approximations, formules toutes faites, concepts flous ou expressions qui ne veulent rien dire, jouant à la fois sur les croyances et la crédulité en établissant des promesses mirobolantes, mais la plupart du temps irréalistes. Sans oublier bien sûr l’art de l’esquive en réponse aux questions, ce que savent bien manier nos politiques ou militants depuis longtemps. Tout en s’appuyant dès que possible sur la rhétorique de l’urgence, afin de s’assurer une adhésion plus certaine et rapide.
Lorsque les oppositions d’idées prennent en outre la forme de camps retranchés, il devient alors bien difficile d’y voir clair. Sans omettre la guerre d’influence que se livrent les médias pour avoir le monopole de la crédibilité. Les médias dits de référence finissent par susciter la méfiance et être parfois amalgamés avec le pouvoir en place, qui tente de les qualifier de sources d’information officielles. Braquant aussitôt ceux qui les rejettent ou y voient une forme de complot.
Or, la contre-attaque de ces médias « de référence » n’est pas sans inconvénient, car :
« Les analyses de [leurs] cellules de vérification se sont révélées à l’usage comme non exemptes de mauvaise foi. Les fast-checkers sont plus tatillons pour identifier la paille inexacte dans les colonnes de leurs confrères, a fortiori quand ils appartiennent à une autre ligne éditoriale, que la poutre dans leurs propres publications. La frontière entre fait et analyse se révèle de surcroît poreuse dès lors qu’il existe un enjeu politique. »
Si Julie Graziani montre que la délimitation de ce qui entre réellement dans la sphère du complotisme n’est pas facile à établir, il n’en reste pas moins que l’idée « d’ouvrir les yeux » au public tient souvent de « l’ultime arnaque ».
Le marché des bonnes causes
Elle révèle de même une partie des nombreuses ficelles qu’utilisent beaucoup d’associations pour tirer parti à la fois de la manne des subventions, mais également tout ce qui peut en faire des activités pas si « non lucratives » que cela. Elle parle de « marché des bonnes causes ».
« Études biaisées, parti pris idéologique, slogans chocs, désignation de boucs émissaires, tous les moyens sont bons quand il faut convaincre les esprits généreux de mettre la main à la poche. »
Si on y ajoute les pratiques de montages financiers, les salaires exorbitants de certains dirigeants d’associations, les déontologies parfois douteuses, ou les réseaux de sociétés commerciales satellites développés par certaines, on s’aperçoit que nombreuses sont les astuces pour en faire des activités très lucratives détournant dans un certain nombre de cas allègrement la destination officielle des fonds.
Le pire est atteint lorsqu’on entre dans le cas des abus sexuels, qu’il s’agisse de l’abbé Pierre, prototype des bonnes causes faisant appel à la générosité, ou dans d’autres sphères, qu’il s’agisse du monde du show-biz ou d’autres milieux.
Selon Julie Graziani, c’est le conformisme qui mène au silence. Symptôme d’une époque et d’un milieu, la peur de ne pas être écouté, voire d’être raillé ou de subir des représailles, entretient une certaine omerta.
De manière générale, ce qui est dans l’air du temps est difficile à contester pour l’immense majorité des gens. Et c’est vrai aussi dans le domaine des idées.
Que ce soit du temps du nazisme, du soviétisme, ou aujourd’hui, pour les formes actuelles d’idéologies woke, écologiste ou néo-féministe, il est risqué de s’affirmer, sous peine d’être stigmatisé. Et ne parlons pas des lanceurs d’alerte, dont l’esprit initial a été dévoyé, ou encore de l’humour, l’ironie ou le persiflage, qui peuvent constituer des armes contre le conformisme ; sauf que, comme elle l’écrit et le développe à travers des exemples, « La bonne question n’est pas « Peut-on rire de tout ? », mais plutôt : « Pourquoi ça passe avec certains et pas avec d’autres ? » »
Le poids des idéologies
En matière idéologique, les simplismes sont légion et les vertus affichées nombreuses. Elles se parent souvent, hélas, de mises en œuvre violentes et sanguinaires, sous des dehors de pureté doctrinale et de bonnes intentions.
Relevant plus du militantisme que de la science, les méthodes de propagande sont fondées sur les techniques bien connues de l’exagération, des affirmations péremptoires, des manipulations de chiffres, des biais de méthode ou encore du vocabulaire péjoratif. Sans oublier de jouer sur les peurs. Nous en avons un aperçu au quotidien si l’on s’intéresse un tant soit peu à la politique ou aux différentes formes de militantisme.
Julie Graziani, après avoir évoqué les grandes idéologies les plus marquantes du passé, analyse ainsi celles en œuvre actuellement et qui s’avèrent tout aussi pernicieuses et dangereuses si l’on n’y prend garde.
Pour ce qui concerne le libéralisme, qu’elle ne place pas sur le même plan, on peut regretter toutefois que sa relative déception la conduise à considérer cette philosophie sur certains aspects comme une arnaque, là où elle semble la confondre avec le capitalisme ou l’économie de marché. Les promesses ou prétentions qu’elle lui attache renvoient en réalité à quelques idées reçues impropres à la définir, et renvoyant à ce que le libéralisme n’est pas.
En définitive, cet essai parvient à alerter et mettre en garde le lecteur contre les différentes dérives qui mènent notre société vers des formes dangereuses de fanatisme, de manipulation des esprits, de procédés accusatoires et autres indignations sélectives démagogiques et accusatoires, ainsi que toutes les formes de prêt-à-penser que certains tentent d’imposer aux autres, de manière à renforcer sa vigilance et savoir mieux débusquer les différentes formes d’escroquerie qui parcourent notre société, s’étendant au domaine des idées, mettant ainsi en péril nos libertés. Ce qui en fait un ouvrage à la fois utile et passionnant.
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