<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Les guerres des futurs

6 octobre 2021

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Les guerres des futurs

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Entre le futur obligatoire et le futur aléatoire, il faut choisir un futur responsable. Comment faire ? Le futur a une nature paradoxale, plein d’espoir comme de peur. L’optimisme et le désespoir, l’inquiétude et les grands projets, la paix et la guerre, dans le lieu de l’incertain – le futur. Si, au niveau personnel, on peut imaginer des futurs-désirs, au niveau de l’État il est nécessaire d’effectuer des analyses aux différents niveaux stratégiques, pour de larges horizons temporels.

Doru Pogoreanu est militaire de carrière de l’Armée roumaine, à la retraite. Passé par des unités d’artillerie, il a travaillé à l’état-major général roumain. Il est breveté du Collège interarmées de Défense (CID) de Paris et a écrit une thèse sur la prospective stratégique.

 

On peut se demander si les méthodes d’analyse couramment utilisées donnent des images réalistes pour les stratèges qui décident les actions futures d’un État, si la prospective stratégique d’un certain État est en tension avec le futur imaginé d’un autre État. Cette question semble un truisme, mais même les truismes doivent être réanalysés, car on pourrait y trouver de nouvelles voies de réflexion. Les méthodes d’analyse prospective sont-elles appropriées aux conditions présentes ? L’interdisciplinarité et pluridisciplinarité sont elles suffisantes dans les démarches de recherche ?

Les réponses sont nuancées et génèrent de nouveaux débats. Un regard rétrospectif donne à voir les idées classiques sur la paix et la guerre, à partir de l’Antiquité grecque ou chinoise, en passant par les œuvres d’Hobbes, Gropius ou Kant sur les efforts d’instaurer la paix, comme objectif recherché de l’humanité, en contradiction avec un monde qui s’enfonce vers la guerre.

Même s’il utilise les mêmes méthodes que ses voisins, un État qui procède à des analyses n’arrivera pas aux mêmes résultats que ses voisins ou d’autres acteurs. Chaque acteur international a sa représentation de l’avenir, mais leur point commun est la survie. Ces différences de visions génèrent une tension qui peut conduire à des conflits réels. Le futur conçu par un pays est en conflit avec celui d’autres pays ou acteurs, ce qui donne lieu à une friction, même si tous convergent quant à la prospérité dans un environnement sécurisé. Il y a des futurs « dormants », des idées qui germinent, en concurrence avec les autres qui dominent.

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Thumos – entre la justice et rage

Avoir et comprendre une « Imago mundi » n’est plus l’apanage des philosophes, la complexité et la quantité énorme des dates, dans un processus de plus en plus rapide générant une crise compréhensive pour les individus, d’un côté, et l’élargissement gigantesque de la « noosphere ».

Les penseurs ont cherché les racines de la conflictualité ; le « thumos » des philosophes grecs est l’esprit de l’âme. S’y logent le sens de la justice, l’indignation, la colère, la volonté, l’esprit guerrier motivé à défendre avec fierté et honneur les choses la cité, la famille et les biens. Considéré comme l’origine de la violence et de la guerre, cette notion est chargée d’une ambigüité que Platon et Aristote ont tâché de trancher. C’est l’inspiration de l’« animo » de Machiavel, de la « vain glory » » de Hobbes, ou de la volonté de pouvoir de Nietzsche. Pour Thucydide, les conflits humains trouvent leurs racines dans l’honneur, la peur et l’intérêt personnel. La tension « thumotique » entre nécessité et justice de Thucydide est un datum pour l’inévitabilité de la guerre, comme destin humain, en divergence avec la pensée kantienne, pour laquelle la même tension peut conduire à la confrontation, mais peut également évoluer vers la paix perpétuelle.

Bien des philosophes et historiens ont élaboré leurs œuvres sur la guerre et la paix après avoir survécu à une guerre : Thucydide à la guerre de Péloponnèse, Hobbes à la guerre civile anglaise, Kant aux guerres napoléoniennes… la liste est encore longue. L’œuvre de Grotius, quant à elle, est écrite en pleine guerre de Trente Ans. Ainsi, Hobbes imagine un monde fondé sur le pouvoir, Grotius une construction reposant sur la coopération, et Kant tout un système des lois qui réglementeraient les relations internes et externes entre les États ainsi que les relations citoyens État. On passe du droit fondé sur le pouvoir au pouvoir du droit, l’État en constituant le système fondamental. La paix en est la condition sine qua non. Même les dieux de l’Olympe doivent plier le genou devant l’Anankè, la Nécessité. Le triangle grec logosepithumiaerga (esprit-désir-action) devient idéalisme-réalisme-pragmatisme.

Vers la paix perpétuelle, essai de Kant, est connu pour son idée maîtresse selon laquelle une paix éternelle est possible si l’on bloque toutes les voies menant à la guerre. L’idéalisme philosophique, qui vise toutes les guerres, est en continuation et en contraste avec les idées d’Hobbes et Grotius, sur la problématique de la légitimité des guerres, le droit des États à se défendre et à garder leur souveraineté.

L’adage clausewitzien, « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens », largement reconnus pour sa définition de la guerre comme l’imposition de sa volonté propre à autrui, mérite questionnement. Premièrement, la guerre est un acte politique « in extremis », un moyen pour arriver à des fins politiques, un moyen de mauvais augure selon les contemporains de Sun Tzu, ou un triste moyen pour Kant. Par ailleurs, la guerre peut échapper au calcul et à la planification initiale, dégénérer et échapper au contrôle du pouvoir politique. Entre deux combattants, aucun n’impose sa volonté, seul l’anéantissement prime. Même la force ne peut être imposée sur un être avec ses propres valeurs.

On n’a guère trouvé de personnalité comparable à Hobbes, Grotius ou Kant au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, mais les institutions internationales, à commencer par l’ONU, font vivre leurs idées. La vision kantienne sur la paix et la guerre a peu à peu gagné les Conférences de La Haye de 1899 et 1907, et la Société des Nations, et la Charte de l’ONU sont inspirées de sa théorie, idéaliste de point de vue philosophique, utopique dans sa visée de paix perpétuelle excluant toute guerre.

Les périodes de guerre et de paix sont des cycles asymétriques. Les cycles Kondratieff, en économie, durent environ 56 ans : leur phase ascendante, où un État a les moyens financiers et matériels de déclencher un conflit armé, est propice à la guerre. Cependant, en comparant les cycles économiques de divers pays confrontés, on observe que bon nombre d’entre eux sont loin d’être au sommet de leurs performances économiques : on y trouve, au contraire, bien des pays en déclin attirés par la phase ascendante du principal belligérant. Les autres bénéficient toujours d’une aide extérieure, étatique ou non-étatique. L’argent dépensé par des touristes qui achètent des souvenirs sous la tour Eiffel peut aller financer des organisations proches de réseaux terroristes en Afrique. Les cycles économiques Kitchin, Juglar or Kondratieff se superposent à de longs cycles politiques (hégémoniques selon Modelski ou Goldstein), financiers ou technologiques, la tendance étant à l’harmonisation.

Dépasser les idées « prêt-à-penser »

En 2009, dans une conférence à l’École militaire devant des stagiaires du CID, l’académicien Michel Serres posa la question de l’aptitude de l’armée de l’Air à défendre l’air, celle de l’armée de Terre à défendre la terre et celle de la Marine à défendre la mer. Dans la lignée de son livre La Guerre mondiale, il suivait l’idée d’une guerre des hommes contre le monde, annonçant le paradigme nouveau de la guerre contre la nature.

L’équilibre de Gaia, la nature vivante, donne des signes de cassure à cause des activités humaines, dont les risques dépassent les seules guerres. Ces dernières, si ce n’est la guerre nucléaire, ne sont pas en mesure de détruire le monde, mais la disparition des abeilles, les mers des sargasses plastiques, le réchauffement climatique ou une pandémie sévère sont des risques d’autres ordres, plus menaçants. Tout est lié, tout doit être reconsidéré, tout doit être compris. Cette tâche est difficile, mais pas impossible.

La transdisciplinarité peut contribuer à l’évolution de la pensée. Inventé par Piaget, ce terme entend comprendre tout qui est dans les disciplines, entre celles-ci et au-delà de celles-ci, afin de comprendre le monde actuel dans l’impératif de l’unité de la connaissance, selon la définition de Basarab Nicolescu dans le Manifeste de la transdisciplinarité(1996). Le tiers inclus ou A peut-être même le non-A, contraire au principe du tiers exclu de la logique aristotélicienne, est une conséquence de l’étude des lois de la physique quantique, un monde où le vide de la phtisique classique est plein des particules élémentaires. Le tiers inclus ouvre la porte à une autre logique, permettant un regard différent sur les phénomènes, et pourquoi pas sur le futur ? La transdisciplinarité, qui gagne du terrain dans l’éducation, ouvre la voie à différents niveaux de Réalité, avec des implications multiples sur les concepts philosophiques, méthodes d’analyse, et attitudes à travers le monde.

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Le futur, patria nostra

L’intérêt pour la prospective va croissant, une nouvelle génération des prospectivistes s’affirme, des nouveaux pôles de réflexion prospective voient le jour, comme à Singapour, aux Philippines, en Amérique latine ou à Moscou.

Les études prospectives sur le futur de la guerre ou sur les guerres du futur sont une préoccupation constante, le domaine de la sécurité et de la défense étant le domaine de la vie et de la mort d’un État, selon Sun Tzu.

Les racines des méthodes de la prospective sont militaires, comme les racines de la stratégie et de la démocratie. Le légendaire général américain Henry Harley Arnold « Hap » s’est demandé que faire pour avoir la suprématie aérienne pour les vingt prochaines années. Après s’être adressé à des militaires à ce sujet, il s’est référé à des travaux de mathématiciens probabilistes. Ainsi naquit « Rand », dont les principales méthodes d’analyse prospective ont été fondées pendant le développement du projet. L’intervalle temporel d’une vingtaine des années dépasse les pronostics, aussi les méthodes utilisées sont des modèles mathématiques, fondés sur la théorie des systèmes. Les applications et les méthodes se multiplient, si bien que, aujourd’hui, bien des domaines font appel à la prospective, dont on peut dénombrer environ soixante-dix méthodes.

Le but initial a-t-il été atteint ? Si la « guerre des étoiles » a contribué à la chute de l’URSS, il y a bien d’autres causes à cela. Les analyses récentes du Rand Corporation (la série « The future of warfare », 2020), commandées par l’USAF, choisissent un intervalle plus court, de dix ans seulement, la complexité accrue imposant peut-être un tel horizon limité. La même tendance en France, avec le Programme Prospective (PP30), les visions longue portée qui couvrent 100 ou 200 ans selon George Friedman ne sont plus envisagées, considérées comme plus risquées. Les études prospectives reposent sur une vision hobbesienne : on observe le monde dans son intégralité pour y identifier les pouvoirs concurrentiels qui pourraient s’avérer hostiles en certaines circonstances. Il est difficile de croire qu’une concurrence économique même accrue puisse générer une confrontation militaire directe entre l’hégémon et ses rivaux, dans un monde de plus en plus interconnecté.

Les futurs pléthoriques sont générés à partir de scénarios. Des milliers de scénarios différents sont possibles pour un seul champ d’analyse, si bien qu’on accuse parfois les experts de faire de fausses prédictions. Or aucun exercice de prospective n’a ce but. Les futurs ainsi trouvés sont des futurs possibles (futuribles, selon les mots de Jouvenel), futurs qui gêneront d’autres futurs, après chaque décision prise. C’est pourquoi l’accent est mis sur le caractère de processus, on se parle de systèmes dynamiques. L’image des branches d’un arbre ou d’une évolution de type fractal est très proche de cette vision des futurs probables. Cela vaut lorsqu’on parle d’un seul acteur, mais la superposition de plusieurs acteurs complexifie rapidement la situation, donnant lieu à tout un mur de futurs possibles, quasi impénétrable. Si on se prépare partout, on est faible partout, comme l’a dit Sun Tzu. Que faire ? L’épée d’Alexandre ne suffit pas à trancher le nœud gordien des futurs. La complexité du monde est le nœud gordien contemporain, que même l’épée de l’IA, nouvelle panacée, ne peut résoudre.

 Pour repenser la paix et la guerre, il faut repenser le monde.

« If we look in the future… » a dit la reine d’Angleterre dans son allocution pendant la visite du Président Donald Trump en 2019. Cela semble paradoxal vu son âge. Toutefois, elle n’exerce là que sa responsabilité d’anticipation, essence du Prince machiavélien. Les décisions politiques sont liées au présent, à la pression des événements, à la tyrannie de l’action, des cycles électoraux, d’un stoïcisme qui sacrifie le passé et l’avenir sur l’autel du « court terme ». La prospective, au contraire, regarde au loin, ses analyses dépassent le présent, leur royaume est le « long terme ». Entre les deux, la tension est inévitable. Les analyses prospectives sont fréquemment soumises au syndrome de Cassandre : pour les décideurs du présent, il n’y a pas de temps pour réfléchir à long terme.

Tout peut être envisagé à travers le doute cartésien et sous les grilles d’analyse prospective : le futur de l’État, la politique, l’économie mondiale, les acteurs internationaux, la psychologie sociale, les ressources, la nature et l’homme. Tout est lié. Pour comprendre le tout, Pic de La Mirandole est bel et bien débordé. Il faut changer les paradigmes.

La théorie de la Complexité, les théories des réseaux, des outils comme « data mining » ou « réseaux neuronaux » sont des voies possibles pour le renouvellement des méthodes d’analyse prospective. L’émergence de la transdisciplinarité peut permettre une « imago mundi » plus claire, des directions d’actions plus responsables, en synergie avec la planète, plus proche d’un chemin vers une paix perpétuelle.

Futur unique issu de la volonté anonyme du parti communiste, futur imposé par des leaders autoritaires, futur confisqué par l’idéologie ou une dictature technologique… Autant de futurs frémissants, vifs, complexes, inattendus, mélange gigantesque de surprises, myriades des petites décisions quotidiennes qui se comportent comme les flocons de neige jusqu’à déclencher des ruptures au niveau stratégique, le tout dans un tumulte accéléré. Tel est le grand défi. La prospective aujourd’hui c’est la responsabilité de chacun d’entre nous, même seulement au niveau d’une attitude prospective. Une pensée repose sur la domination ou une pensée fondée sur la collaboration, comme model civilisationnel ? C’est un défi mondial. Le pouvoir peut transgresser la logique de la domination et adopter une logique de collaboration, passer d’Arès à Hermès, de la guerre comme constante hobbesienne à la paix éternelle kantienne. On peut repenser les principes de la guerre, mais au lieu de la guerre qui on peut l’attendre, comme l’officier Drongo, personnage du « Désert des tartares », on peut trouver la paix.

Le monde se dirige des confrontations militaires aux confrontations pour les chaines de production et commerce, pour la maitrise de l’espace virtuel. Le terme guerre a dépassé le sens classique pour un sens figuratif, et un navire qui bloque le canal de Suez occasionne des pertes de milliards de dollars par jour, sans parler des conséquences de la pandémie qui a ravagé le monde entier. Sans une vision cohérente de long terme, nous sommes sur un navire comme le Titanic, qui ne voit pas l’iceberg, mais dont l’orchestre ne joue pas, ses membres étant en guerre les uns contre les autres.

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Doru Pogoreanu

Doru Pogoreanu

Doru Pogoreanu est militaire de carrière de l’Armée roumaine, à la retraite. Passé par des unités d’artillerie, il est parvenu à atteindre l’état-major general roumain. Il est breveté du Collège interarmées de Défense (CID) de Paris et a écrit une thèse sur la prospective strategique.
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