Les Indiens au XXIe siècle : mythes et réalités. De la colonisation à l’indigénisme (1)

1 septembre 2023

Temps de lecture : 14 minutes
Photo : (c) Unsplash
Abonnement Conflits
Abonnement Conflits

Les Indiens au XXIe siècle : mythes et réalités. De la colonisation à l’indigénisme (1)

par

Les Indiens en Amazonie font l’objet de nombreux fantasmes et de beaucoup d’erreurs sur ce qu’ils sont réellement. Jean-Yves Carfantan propose ici une série pour revenir sur leur histoire, leurs conditions de vie et leur intégration dans le Brésil contemporain.

Article original à retrouver sur le site Istoébrésil

Dès le début de l’époque coloniale, les relations entre les Portugais et les Indiens sont marquées du sceau de la contradiction et de l’ambiguïté. Le monde amérindien que rencontrent les premiers colons portugais est formé d’une multitude d’ethnies qui vivent autour de villages autonomes et atteignent des niveaux de développement très hétérogènes. Avec certaines ethnies, les arrivants ont des contacts amicaux. D’autres groupes autochtones sont franchement hostiles. Sur les premières décennies d’implantation, le Portugal ne dispose pas d’une force militaire considérable. Il cherche donc à jouer sur les rivalités existantes entre les ethnies. Il enrôle celles qui ne manifestent pas d’hostilité pour qu’elles participent à la lutte contre les groupes indigènes qui résistent. Ces supplétifs sont mobilisés pour tenir les franges littorales que les colons veulent contrôler. Ces guerriers sont plutôt bien traités. Les Portugais considèrent les Indiens pacifiques comme des partenaires avec lesquels ils mettent en place un commerce mutuellement avantageux. Les autres populations indigènes ne seront pas ménagées.

Le pouvoir colonial qui s’installe à partir de la fin du XVIe siècle manque de main-d’œuvre pour produire les matières premières destinées à la métropole (drogues du sertão [1], sucre). Il faudra donc souvent contraindre les Indiens alliés au travail et réduire en esclavage les populations hostiles [2]. Les missionnaires catholiques (notamment les Jésuites) s’opposent à cet effort de mobilisation d’une force de travail. Ils ont l’ambition de convertir les populations indigènes qu’ils regroupent. La vie et le travail de ces autochtones s’organisent alors sous la tutelle des pères. Les missionnaires et les chasseurs d’esclaves vont donc s’affronter, chaque groupe cherchant à accaparer les ressources en main d’œuvre disponibles. Ce conflit ne durera pas. D’abord parce que la population d’Indiens diminue en raison des mauvais traitements et de la propagation d’épidémies (les ethnies regroupées sont décimées). Ensuite parce qu’avec l’essor des plantations sucrières, les esclaves africains importés sont préférés à la population locale. Au fur et à mesure que l’emprise des Portugais sur la colonie se consolide et que se multiplient les pôles d’exploitation minière et les plantations de cultures de rente, la mobilisation des communautés indiennes est de moins en moins importante.

L’arrivée des Portugais sur les côtes du Brésil

Cette mobilisation restera cependant essentielle pendant longtemps sur le bassin amazonien et les zones très éloignées du littoral où la domination territoriale revendiquée par le Portugal se heurte aux velléités hégémoniques de l’Espagne. En Amazonie, l’économie régionale repose sur des activités de cueillette mobilisant les connaissances de populations autochtones. Sur les terres éloignées où l’implantation portugaise reste fragile ou insignifiante, Lisbonne doit miser sur l’appui d’ethnies indiennes ralliées à sa cause. Pour consolider ces alliances, le pouvoir colonial ira jusqu’à concéder aux populations indigènes partenaires un statut qui en fait des citoyens portugais. Les terres occupées par les Indiens sont ainsi présentées comme des terres où habitent des Portugais, ce qui justifie l’emprise de Lisbonne sur les zones que convoite Madrid.

Au cours des trois siècles qui séparent le début de la colonisation de l’indépendance (1822), la population indigène a considérablement baissé. Cette régression peut être imputée en partie aux agressions perpétrées par les envahisseurs occidentaux. Les communautés indiennes ont été décimées sur le littoral et leurs territoires ont régulièrement diminué, souvent réduits aux zones du pays les plus difficile d’accès. Des ethnies entières ont disparu. Il faut aussi ajouter les mauvais traitements infligés aux Indiens esclavisés, les contaminations des populations locales par des virus importés et les conflits inter-ethniques qui existaient bien avant le début de la colonisation. Avec les épidémies, les groupes autochtones qui n’ont pas combattu la présence portugaise ont eux aussi connu une régression démographique. Les systèmes sociaux et les modes de vie traditionnels ont été fragilisés. Les statistiques existantes sur l’évolution de la population indigène au cours de la période de domination portugaise puis des premières décennies d’indépendance attestent d’un effondrement démographique. On estime que le territoire brésilien actuel aurait abrité de 5 à 8 millions d’indiens avant l’arrivée des Européens au début du XVIe siècle. Au milieu du XXe siècle, cette population était estimée à moins de 100 000 individus.

Ces données doivent être interprétées en tenant compte aussi d’un autre phénomène essentiel. Pour des raisons diverses, au fil des générations, nombreux sont les Indiens qui ont quitté leurs terres d’origine et ont abandonné un mode de vie traditionnel. Intégrés ou non à la société brésilienne qui se forme, les individus et les groupes qui se retrouvent en milieu urbain cessent d’afficher et de revendiquer leurs identités pour éviter les discriminations [3]. Très souvent, ces Indiens se sont métissés avec les descendants de migrants européens puis d’esclaves africains. Ce métissage fera apparaître une nouvelle composante très importante de la population : les caboclos ou mameloucos, ces expressions désignant tous les sang-mêlé du Brésil qui vont constituer une part importante des habitants dès l’époque coloniale. Cet exceptionnel métissage est sans doute à l’origine d’une revendication qu’affichent nombre de Brésiliens jusqu’à aujourd’hui : ils soulignent que la culture, les traditions et modes de vie des peuples premiers sont des composantes majeures de l’identité nationale. A l’exception des descendants d’immigrés récents (européens et japonais arrivés entre la fin du XIXe et le début du XXe siècles), tous les Brésiliens déclarent avec fierté avoir des ancêtres indiens. Les analyses génétiques ne démentent pas ces affirmations. Au XIXe siècle, à la veille de l’indépendance ou immédiatement après, des poétes et écrivains vont contribuer à renforcer cette vision en valorisant l’héritage indien et les racines amérindiennes du nouveau pays. Ils insisteront sur le devoir qui s’impose à chaque brésilien de revendiquer cette origine.

A lire aussi

Le Brésil : l’autre géant américain

Naissance de l’indigénisme

Dans le Brésil colonial et immédiatement après l’indépendance (1822), souvent méprisés, les Indiens sont donc marginalisés ou intégrés à la société qui les entoure. Au début du siècle dernier, les autorités publiques et la majorité des Brésiliens estiment que le seul avenir possible pour les Indiens est celui d’une assimilation progressive. Néanmoins, des intellectuels en vue et des militaires vont affirmer que cette assimilation doit être accompagnée, soutenue, facilitée. Pour que le processus inéluctable réussisse, il faut que l’Etat protège les populations indigènes et leur fournisse une assistance. Ces « indigénistes » sont animés par un idéal humaniste. Ils ont un leader qui est officier de l’armée : le maréchal Candido Rondon. Cet ingénieur militaire prend en 1910 la direction du Service de Protection des Indiens (SPI) que vient de créer le gouvernement fédéral. Avec une équipe de disciples, Rondon met en œuvre la première politique indigéniste de la République.

A l’époque, la philosophie positiviste est très en vogue au Brésil. Elle va inspirer l’indigénisme « rondonien ». Selon le maréchal et ses proches, les ethnies indiennes vivent encore au stade de l’animisme et du fétichisme. Elles sont cependant constituées d’êtres humains dotés de toutes les capacités mentales qui leur permettraient de sauter les étapes du progrès et de rejoindre le mode de vie moderne, dit positif, fondé sur la connaissance scientifique. Le fondateur de l’indigénisme brésilien s’oppose donc à la vision raciste alors dominante, selon laquelle les indigènes ne disposeraient pas des facultés leur permettant d’évoluer et d’atteindre le niveau de développement humain, social et économique des sociétés modernes. Rondon rejette ce darwinisme social. Il affirme que les Indiens ont vocation à s’intégrer à la nation, à y occuper toute la place qui leur revient. Pour que cette intégration se réalise dans les meilleures conditions, il faut que l’Etat mette en œuvre une politique de soutien et d’assistance adaptée.

Les fondateurs de l’indigénisme défendent des principes qui animent encore aujourd’hui la politique fédérale à l’égard des populations indigènes. Les successeurs de Rondon soulignent que les Indiens sont les premiers habitants du pays et qu’ils incarnent des cultures originales. Pour ces raisons, l’Etat a le devoir d’organiser la protection de peuples originaires. Ce principe doit être inscrit dans la Constitution et conduire à l’élaboration d’une législation spécifique. La première menace qui pèse sur l’existence des peuples premiers est la perte de leurs terres ancestrales convoitées par toutes sortes de pionniers en quête de ressources nouvelles, des métaux précieux aux essences rares en passant par les sols fertiles ou les terres de pâturage. Il est donc essentiel de délimiter les territoires réservés aux Indiens, d’y assurer la sécurité et de garantir aux occupants légitimes l’usufruit exclusif des richesses naturelles existantes. Ces missions seront précisément celles du Service de Protection des Indiens dont Rondon a été le premier dirigeant. Pour les indigénistes brésiliens du début du XXe siècle, le but ultime de la politique qu’ils engagent est d’intégrer les peuples premiers à la nation brésilienne sans qu’ils perdent leurs identités et leurs cultures.

Cet Etat assimilationniste va octroyer aux Indiens des droits fonciers, des garanties juridiques. Il va organiser à leur intention des services sociaux adaptés (assistance médicale, éducation, transport). Les bénéficiaires vont utiliser ces dispositifs pour assurer leur survie. Au début du XXe siècle, cet engagement public n’est pas accepté unanimement par la société brésilienne. Il est dénoncé par de larges secteurs du monde politique et de la population qui s’obstinent à considérer les Indiens comme des primitifs arriérés qui ternissent l’image d’un pays qui se veut résolument tourné vers la modernité. D’autres observateurs estiment que le projet indigéniste est inutile puisqu’avec l’extinction d’ethnies entières et l’assimilation, les bénéficiaires désignés de cette politique seront de plus en plus rares. La prédiction va se révéler erronée. Au fil des décennies qui suivent sa création, le SPI va assurer la survie physique et culturelle des populations indigènes en agissant dans deux directions : le contrôle des terres qui ont été exclusivement réservées aux peuples indigènes, la préservation de la santé des populations concernées. Les campagnes de vaccinations (contre des maladies comme la variole, la rougeole, la varicelle), l’accès aux soins médicaux et l’eau potable auront été et sont encore des contributions essentielles.

De Vargas au régime militaire (1964-1985)

Dès sa prise de pouvoir en 1930, Getulio Vargas cherche à affaiblir le SPI et la politique indigéniste. Le service fédéral était une agence du ministère de l’Agriculture. Il devient un sous-service du ministère de la Guerre. Ses moyens financiers sont réduits. Les dizaines de postes d’assistance aux Indiens disséminés dans tout le Brésil ne peuvent plus assurer leur mission de protection des terres et de ceux qui y vivent. Les services de santé ne fonctionnent plus. Ces restrictions ne dureront pas. Rondon obtient du dictateur que le SPI retrouve des capacités d’action. Il le convainc même de créer un Conseil National de la Politique Indigène (CNPI) qui réunira des personnalités toutes favorables à la protection et à la promotion des populations indiennes. La politique de démarcation des terres est relancée et le Service de Protection est doté de moyens lui permettant d’assurer sa mission. C’est l’époque du lancement de campagnes de vaccination contre la variole, de la diffusion de remèdes contre la malaria, puis (à la fin des années quarante) de l’utilisation de la pénicilline. Dans la période 1951-54, revenu au pouvoir par la voie électorale, Vargas s’engage à créer le parc national du Xingu pour y abriter les peuples indigènes de la région [5]. A cette époque, inspirées par les réflexions du CNPI, les autorités vont affirmer officiellement que les terres indigènes ne sont pas seulement des parcelles du territoire destinées à assurer la subsistance physique de leurs habitants. Ces espaces sont désormais considérés comme nécessaires au maintien d’un mode de vie traditionnel, de pratiques culturelles et religieuses.

Vue aérienne du parc indigène du Xingu, dans le Mato Grosso

Les militaires qui prennent le pouvoir en 1964 tentent d’en finir avec le SPI, repaire supposé de communistes et de militants proches de la gauche. En réalité, ils vont remplacer ce service fédéral par une autre institution, la Fundação Nacional do Índio (FUNAI), créée trois ans après le coup d’Etat. La politique qu’il vont conduire sera contradictoire, marquée à la fois par un souci de continuité et par des régressions [6]. D’un côté, le régime va imposer à la FUNAI d’accepter la cession de terres indigènes afin de permettre la réalisation de grands chantiers (construction de routes par exemple). De l’autre, sous la pression des milieux indigénistes, les militaires acceptent un renforcement des moyens humains de la Fondation, la formation de nouvelles générations de techniciens chargés d’assister les populations indiennes. L’Etat fédéral a imposé aux communautés indigènes des pertes matérielles et culturelles. Ainsi, pendant des années, la FUNAI a suspendu ou ralenti des projets de démarcation et d’homologation de nouvelles terres indigènes. Néanmoins, sur un plan légal, le régime (qui avait rompu avec l’ordre constitutionnel) a pourtant maintenu des droits reconnus aux Indiens par les Constitutions de 1934 et 1946. Les Constitutions imposées en 1967 et 1969 reprennent ainsi des dispositions qui stipulent qu’une fois une terre reconnue comme indigène, des tiers ne peuvent faire valoir aucun droit sur le foncier en question, même s’ils en avaient l’usage auparavant et l’avaient eu pendant une longue période. Cette aliénation de tout droit signifiait aussi que les dits tiers ne pouvaient exiger une indemnisation de la FUNAI ou de l’Etat fédéral. La reconnaissance d’une terre comme terre indigène n’était donc pas subordonnée à la présence des Indigènes sur cette terre au moment de l’acte de reconnaissance.

C’est par ailleurs sous le régime militaire que le Congrès National va adopter en 1973 une loi instituant un statut de l’Indien qui place les populations indigènes sous la tutelle de l’Etat. Les Indiens deviennent des mineurs devant la loi. Un droit d’usufruit permanent sur les terres qu’ils occupent depuis des temps immémoriaux leur est accordé, à l’exclusion du sous-sol. L’Etat fédéral est le garant de l’exercice de ces droits en tant que propriétaire des terres.

Retour à la démocratie

A la fin du régime militaire, à partir de la fin des années 1970, de nombreuses ethnies (Xavantes, Guaranis, Terenas, Guajajaras, etc..) du Nord-Est et du Sud vont contribuer à l’émergence d’un mouvement politique de défense de la cause indigène. Elles sont représentées par des leaders qui maîtrisent la langue portugaise, connaissent le fonctionnement du système politico-institutionnel et savent s’appuyer sur le soutien d’organisations étrangères. Après le retour à la démocratie (1985), ce mouvement va s’exprimer au sein de l’Assemblée Constituante dont les travaux aboutiront à l’adoption de la Loi Fondamentale de 1988 en vigueur jusqu’à nos jours. Le texte de la Constitution de 1988 est une réponse aux revendications des mouvements indigènes, de leurs leaders et de toutes les organisations non-gouvernementales qui les soutiennent. L’Indien cesse d’être un mineur légal. L’objectif de la politique indigéniste n’est plus de promouvoir une assimilation (qui n’est plus mentionnée). La Loi Fondamentale prévoit des mesures spécifiques en faveur des Indiens dans les domaines de l’éducation, de la santé et de la protection des savoirs traditionnels indigènes sur la biodiversité. Intitulé « Des Indiens », le chapitre VIII de la Loi Fondamentale est entièrement consacré à définir et renforcer les droits fonciers des populations indigènes.

L’article 231 établit le droit à la préservation des différences culturelles des ethnies indigènes et reconnaît aux Indiens les droits sur les territoires qu’ils occupent, mais aussi sur l’ensemble des espaces nécessaires à leur reproduction « physique et culturelle selon leurs us, coutumes et traditions ». Cette large définition sera au cœur des conflits autour du foncier générés par la Constitution puisque les terres dont l’usufruit est réservé aux Indiens peuvent inclure des espaces dits sacrés, ceux occupés dans un passé non défini ou des zones temporairement utilisées par des populations qui ont un mode de vie semi-nomade. L’état a obligation de reconnaître légalement ces terres – qui demeurent néanmoins sa propriété – en procédant à leur démarcation et en garantissant aux peuples indigènes des droits d’usufruit permanents et exclusifs.

A lire aussi

L’Amazonie : un espace mal connu

La démarcation des terres indigènes

Placée sous la tutelle du ministère de la Justice, la FUNAI est chargée de mener à bien le processus de démarcation qui comporte sept étapes successives. La première est une phase d’étude conduite par un ou des anthropologues qui font réaliser des investigations ethnographiques, archéologiques, juridiques, cartographiques et environnementales. Cette étape d’identification prépare l’étape ultérieure de délimitation du territoire étudié. L’ensemble des experts mobilisés doivent établir un rapport présenté à la FUNAI. Pour que le processus avance, ce rapport doit être approuvé par le Président de la Fondation puis publié au journal officiel (2e étape). Le rapport doit réunir des preuves de l’occupation dans le passé du territoire identifié par l’ethnie qui le revendique. Lorsque cette occupation a eu lieu jusqu’à un passé récent (quelques années ou quelques décennies en arrière), la démarche est relativement simple (existence de documents, témoignages, traces de présence, etc..). Lorsque la revendication se réfère à une occupation dans un passé très lointain, les investigations sont plus complexes et les conclusions de l’étude peuvent évidemment susciter des polémiques.

La troisième phase est celle des contestations. Dans la plupart des cas, le foncier que revendique l’ethnie indienne est déjà utilisé soit par des propriétaires disposant de titres reconnus, soit par des locataires munis de baux. Il peut appartenir à des collectivités territoriales (communes, Etat fédéré). Ces acteurs peuvent alors contester le rapport des experts et faire valoir leurs arguments. Toutes les informations recueillies sont transmises au ministère de la Justice qui dispose d’un délai de 30 jours (4e phase) pour confirmer la démarcation physique des terres concernées et donner continuité au processus ou, au contraire, abandonner ce dernier. Le Ministère peut décider de l’indemnisation des occupants qui sont lésés sur la base d’une évaluation des pertes subies par la FUNAI. La 5é étape est celle de la démarcation physique effective du territoire concerné. La 6e étape est celle de l’homologation du processus par le Président de la République. Les propriétaires et/ou locataires sont alors déchus de leurs droits et expulsés. En principe, les territoires homologués deviennent de véritables sanctuaires, dont l’entrée pour de non-Indiens est réglementée et dont usufruit est strictement réservé à l’ethnie ou à la communauté qui les revendiquaient. L’exploitation des ressources naturelles est interdite à toute personne ou entreprise venue de l’extérieur. L’Etat fédéral conserve le droit exclusif d’accès et d’exploitation des ressources du sous-sol. Enfin, au cours d’une dernière phase, la terre démarquée doit être enregistrée par l’étude notariale compétente.

En trente ans, l’explosion des revendications des Indiens et la consolidation juridique des territoires ont permis d’accroître la dimension du foncier sur lequel vivent des populations autochtones. En 1990, les territoires en cours d’évaluation par le gouvernement fédéral représentaient un peu moins de 800 000 km² mais seuls 34 % se trouvaient en fin de processus et donc confirmés. En 2015, cette proportion est montée à presque 94 % (pour une extension qui dépasse 1,1 millions de km²), ce qui montre l’ampleur des progrès accomplis. Ces nouvelles reconnaissances se sont concentrées de manière très importante en Amazonie, puisque cette région a absorbé presque toute la différence existante entre 1990 et 2015, passant de 781 821 à 1 055 941 km², soit 98,4 % de la surface de l’ensemble des territoires amérindiens du Brésil. L’Amazonie est aussi plus avancée sur le plan juridique puisque 78,7 % des territoires (représentant 91,5 % des surfaces) ont atteint le stade de l’homologation contre seulement 52,4 % (63 % des surfaces) dans les autres régions.

Au début du second semestre de 2023, on recensait 738 Terres Indigènes (dont 172 en voie d’identification ou identifiées et 68 déclarées) représentant une surface totale de 1,179 millions de km2, soit 13,8% du territoire national. Pour plus de 80% de l’extension totale, ces terres étaient localisées sur le biome amazonien. Sur l’ensemble du domaine foncier formé par les Terres Indigènes officialisées et en voie de l’être, on dénombrait 271 ethnies différentes qui représentaient ensemble une population estimée à 657 511 personnes [7]. A partir de ce premier constat, on s’interrogera dans un second post sur les conditions réelles d’existence de la population indigène en ce début de XXIe siècle.

[1] La fièvre des épices est l’un des moteurs de l’expansion portugaise. Remontant le cours des fleuves du bassin de l’Amazone, des expéditions partent à la recherche de ces « drogues », produits d’une économie de cueillette pratiquée par les populations indigènes. Trois produits en particulier attirent l’attention des colons et des autorités : la cannelle giroflée, le cacao (qui pousse de façon sauvage aux abords de l’Amazone) et la salsa do Maranhão ou salsepareille, variété d’une plante déjà connue en Europe pour son usage médicinal, était utilisée contre la syphilis ou le rhumatisme. Ces produits sont alors nom-més « drogas do sertão » (drogues ou épices de l’arrière-pays).

[2] A partir du XVIIe siècle, les colons portugais ont recours à deux pratiques pour accroître les ressources en main d’œuvre disponibles. Avec le système du resgate (rançon), les populations hostiles sont capturées par des Indiens d’ethnies amies de la couronne. Elles sont ensuite sauvées par des marchands de main-d’œuvre qui les rachètent. Redevables de leur vie (puisque soustraits à un cannibalisme supposé), ces captifs pouvaient alors être vendus comme esclaves. La seconde pratique est celle de la guerre « juste ». Lorsqu’elle est confrontée à des actions hostiles d’ethnies locales, la couronne peut décider de « pacifier » une région en effectuant des razzias sur les villages et en réduisant ces Indiens en captivité. La conjonction de ces deux mécanismes a permis une vaste chasse à l’homme au profit des planteurs et commerçants portugais.

[3] À l’époque coloniale, la plupart des colons et le pouvoir portugais considéraient les indigènes comme des êtres inférieurs méprisables. Les Indiens étaient perçus aussi comme une main d’œuvre difficile, médiocre, pas assez efficace pour fournir l’essentiel de l’effectif d’esclaves. Les Jésuites estimaient que les Indiens pouvaient devenir de futurs chrétiens dès lors que leurs structures sociales, leurs cultures et leurs modes de vie étaient remplacés par celles de Missions à l’intérieur desquelles l’ordre imposé était celui des ecclésiastiques.

[4] On désigne sous ce terme un mouvement politique qui s’est développé à compter du XXe siècle dans plusieurs pays d’Amérique du Sud pour défendre les populations indigènes.

[5] A l’époque, le parc projeté devait couvrir environ 20 millions d’hectares (un territoire presque aussi grand que l’État de São Paulo) et abriter les peuples indigènes du haut Xingu et des régions environnantes (nord-est du Mato Grosso. En raison d’obstacles politiques et bureaucratiques, la création effective du parc n’aura lieu qu’en 1961 et sa superficie effective sera égale à 10% de celle du territoire initialement envisagé.

[6] Après le coup d’Etat de 1964, les militaires sont confrontés au sein même des milieux conservateurs à des prises de position favorables à la cause des Indiens. C’est le cas d’Assis Chateaubriand, un magnat de la presse très influent et propriétaire de la revue Cruzeiro et des Diários Associados. La cause indigène est aussi défendue par des poètes, des écrivains… des anthropologues favorables ou non aux thèses du Maréchal Rondon, des journalistes, des juristes et bien d’autres encore. Le quotidien influent O Estado de São Paulo prendra également la défense des droits des Indiens.

[7] Données établies par l’ONG brésilienne Instituto Socioambiental. Selon cette source, la population vivant sur les terres et réserves indigènes pratiquaient au début de 2023 154 langues et dialectes différents. Voir le site internet : https://terrasindigenas.org.br/, consulté en août 2023.

Mots-clefs : ,

À propos de l’auteur
Jean-Yves Carfantan

Jean-Yves Carfantan

Né en 1949, Jean-Yves Carfantan est diplômé de sciences économiques et de philosophie. Spécialiste du commerce international des produits agro-alimentaires, il réside au Brésil depuis 2002.
La Lettre Conflits
3 fois par semaine

La newsletter de Conflits

Voir aussi

Pin It on Pinterest