Les Indiens au XXIe siècle : mythes et réalités. Des Indigènes très entourés. (4)

30 septembre 2023

Temps de lecture : 14 minutes
Photo : Les Indiens manifestent pour leurs terres à Brasilia. Credit:NICOLAS CORTES / ZEPPELIN/SIPA/2108251218
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Les Indiens au XXIe siècle : mythes et réalités. Des Indigènes très entourés. (4)

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Les Indiens en Amazonie font l’objet de nombreux fantasmes et de beaucoup d’erreurs sur ce qu’ils sont réellement. Jean-Yves Carfantan propose ici une série pour revenir sur leur histoire, leurs conditions de vie et leur intégration dans le Brésil contemporain.

Article original paru sur le site Istoébrésil.

C’est pendant le régime militaire (1964-1985) qu’émerge un mouvement puissant de défense de la cause indigène. Des anthropologues, des mouvements étudiants et d’autres secteurs de la société civile se mobilisent pour dénoncer les conséquences que peuvent avoir les grands projets d’infrastructures du gouvernement sur les dernières ethnies indiennes qui vivent isolées. La question indigène devient un enjeu du débat politique national. Avec l’appui de l’Eglise catholique, surgissent des Ongs qui entendent se consacrer à la défense des Indiens. Cette mobilisation conduit aussi les multiples ethnies indigènes à dépasser des rivalités parfois ancestrales et à s’associer au sein d’un mouvement national unifié. A compter des années 1980, ce mouvement et les organisations nationales qui l’appuient vont intégrer la préoccupation environnementale dans leurs revendications. Les ethnies indiennes qui vivent sur les terres indigènes ne sont plus défendues au nom de seule la préservation de cultures, de la réparation d’une injustice historique ou de leur vulnérabilité face à l’agression du monde qui les entoure. Elles doivent être protégées parce que là où elles vivent, la forêt, la biodiversité sont mieux préservées. L’ampleur, le rythme et les conséquences de la déforestation en Amazonie commencent alors à inquiéter sérieusement les opinions publiques à l’échelle mondiale. En intégrant l’écologie dans ses préoccupations, la mouvance indigéniste brésilienne acquiert une visibilité globale. Elle accroît son audience et impose peu à peu sa vision de la question indigène. Celle-ci était un problème intérieur. Elle devient un enjeu international.

Des objectifs politiques inspirés par le discours de la gauche radicale…

Lors du rétablissement de la démocratie et pendant les travaux de l’Assemblée nationale Constituante de 1988, cette mouvance est donc déjà très organisée et bénéficie du soutien de nombreux partenaires. C’est cette capacité d’influence et son poids politique qui lui permet d’obtenir d’importantes conquêtes en matière de droits fonciers. Cette mouvance va se renforcer et se diversifier au cours des décennies suivantes. Elle comprend d’abord des associations qui se présentent comme représentatives d’ethnies ou de groupes d’ethnies, annoncent clairement des objectifs politiques et sont en général positionnées à gauche, voire à l’extrême-gauche de l’éventail politique. Les plus connues sont des coordinations régionales. Créée en 1989, la Coordination des Organisations Indigènes de l’Amazonie Brésilienne (COIAB) est un réseau regroupant des membres d’ethnies installées sur neuf Etats du Nord et du Centre-Ouest (Acre, Amapá, Maranhão, Mato Grosso, Pará, Rondônia, Roraima et Tocantins). Les groupes indigènes les plus importants du pays ont été à l’origine de l’émergence de mouvements comme le Conselho Terena (créé en 2012, formé par des membres de de l’ethnie du même nom) ou la Comissão Guarani Yvyrupa lancée en 2006 et active dans le Sud et le Sud-Est. D’autres organisations politiques sont apparues depuis quarante ans au niveau des régions. L’APOINME (Coordination des Peuples Indigènes du Nord-Est, du Minas Gerais et de l’Espirito Santo) annonce travailler auprès de plusieurs ethnies représentant 230 000 personnes. Une coordination du même type existe dans le Sud-Est (ARPIN-SUDESTE) et dans le Sud (ARPINSUL).

Toutes ces structures revendiquent un droit à la restitution des terres que les peuples indigènes ont perdu au cours de l’histoire. Elles présentent les modes de vie traditionnels en milieu rural comme une sorte de modèle communiste qui constituerait une référence pour toutes les forces sociales qui veulent dépasser le capitalisme. Les peuples indigènes qui ont conservé leurs structures ancestrales et des systèmes économiques très éloignés du productivisme ne sont pas seulement les gardiens d’une nature menacée. Ils sont le nouveau prolétariat qui, une fois que tous ses droits fonciers lui auront été restitués, provoquera la rupture de la société brésilienne avec le capitalisme. Il existe au sein de ces organisations de sincères défenseurs de la cause indienne. La plupart de ces associations sont cependant les cibles d’un travail d’entrisme efficace de la part de l’extrême-gauche et des courants écologistes les plus radicaux. Les propositions et les discours sont de plus en plus inspirés par l’idéologie de la gauche post-moderne. Préconisant une symbiose entre les hommes et la nature, attachée à la préservation des grands équilibres écologiques, cette gauche défend aussi une politique du genre, des droits des minorités, à commencer par ceux des peuples originaires.

En 2005, tous les mouvements cités ont fondé un réseau national animé par des militants et leaders de partis socialistes ou communistes : l’APIB (coordination des Peuples Indigènes du Brésil) qui entend être une force politique nationale. Comme les associations qui l’ont fondé, l’APIB se veut être un instrument de défense des droits des Indiens. Comme les structures qui l’animent, elle est opposée au développement de l’agriculture moderne, encourage le maintien ou le retour de pratiques agricoles traditionnelles, dénonce les connivences qui existeraient entre les forces économiques étrangères et les exploitants miniers brésiliens, l’essor des cultures de rente. En 2022, l’APIB a appelé toutes les ethnies indigènes à voter en faveur du candidat à la Présidentielle, Lula da Silva. Ce dernier avait promis, s’il était élu, de créer au sein de son gouvernement un ministère des Peuples Indigènes. Promesse tenue : le portefeuille est revenu à Sonia Guajajara, militante depuis 2011 du Partido Socialismo e Liberdade (PSOL), un parti d’extrême-gauche. La ministre n’a pas tardé à peupler son ministère de personnalités du PSOL et de l’APIB….

Cette mouvance politique n’a pas encore réussi de véritable percée au niveau des élections nationales. Elle a peu de représentants au Congrès. Elle est cependant très influente auprès des formateurs d’opinion nationaux et des corps intermédiaires. Son discours revendicatif et ses propositions sont diffusés à l’échelle internationale. La capacité d’influence de ces organisations politiques animées ou non par des leaders ethniques est très liée aux convergences qui existent entre la gauche post-moderne brésilienne et deux autres composantes majeures de la mouvance indigéniste contemporain : celle du catholicisme missionnaire et celle des Ongs.

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Les Indiens de la « théologie de la libération »

La première est constituée par l’indigénisme catholique des organisations missionnaires proches des populations indigènes. Cet indigénisme est le lointain héritier de l’église catholique de l’époque coloniale. Historiquement, l’institution romaine a considéré les Indiens comme des êtres humains inachevés dans la mesure où ils ne professaient pas la foi catholique. La christianisation de ces populations leur permettrait d’accéder à la plénitude de l’humanité. C’est à partir de cette vision que de multiples ordres et congrégations religieuses (notamment les Jésuites) vont s’engager pendant les 400 ans de colonisation dans un effort intense d’évangélisation destiné à achever la pleine humanisation des catéchisés. Des conversions massives sont à l’origine de la déculturation et de l’acculturation de nombreuses communautés indigènes. L’indigénisme catholique a donc contribué de manière décisive à l’intégration par assimilation de peuples originaires à la nation brésilienne, à l’essor d’un puissant métissage des indigènes avec les populations blanches et avec les populations d’origine africaine.

A l’époque moderne et à partir de la fin du XXe siècle, le mouvement indigéniste catholique s’est fortement politisé. C’est aujourd’hui un des rares espaces où l’institution ecclésiastique accepte et favorise la diffusion d’idées liées à la « théologie de la libération », très en vogue en Amérique latine dans les années 1970. Selon cette théologie et ce qu’elle considère comme la vision chrétienne du monde, les Indiens sont les opprimés sur cette terre, des opprimés dont le salut ne dépend pas seulement de Dieu mais aussi de leur prise de conscience de leur situation d’opprimés. Les nouveaux missionnaires qui travaillent avec les Indiens considèrent que le travail d’évangélisation doit être précédé par la mise en œuvre d’initiatives destinées à assurer l’émancipation politiques de ces peuples. La priorité est donc de consolider et d’étendre les droits fonciers des indigènes, de leur garantir un accès à la santé et à l’éducation, de préserver leurs cultures, de renforcer leur capacité d’initiative politique.

Des missionnaires catholiques qui encouragent les Indiens à s’engager dans un combat politique…

Les missionnaires catholiques intervenant auprès de ces populations relèvent de divers ordres religieux et congrégations, chacun opérant avec une démarche et un projet spécifique. Néanmoins, le mouvement indigéniste catholique est dominé par l’action de membres du clergé séculier, dépendant de la hiérarchie de l’église romaine au Brésil. La majorité de ces ecclésiastiques sont liés au Conseil Indigéniste Missionnaire (CIMI) créé en 1972 par l’épiscopat brésilien. Ce Conseil a pour fonctions de coordonner l’action missionnaire à l’échelle nationale et de l’adapter en fonction des priorités de l’Eglise catholique.

Les quelques 400 missionnaires du CIMI répartis en 112 équipes se sont éloignés du prosélytisme religieux traditionnel et accordent la priorité à une politique d’aide aux populations indiennes en intervenant dans les domaines de la santé, de l’éducation, de l’appui et du conseil juridique. Ils contribuent également à renforcer l’action politique des mouvements indigènes. Selon le CIMI, le rôle du missionnaire est faire prendre conscience aux Indiens de leurs conditions d’oppression, de les inciter à lutter pour que leurs conditions de vie s’améliorent. Les ecclésiastiques du CIMI ne renoncent pour autant à tout prosélytisme religieux. D’abord parce qu’ils doivent obéir aux directives de l’épiscopat et des courants traditionnalistes dominant aujourd’hui au sein de l’Eglise catholique brésilienne. Ensuite parce qu’ils sont confrontés à la concurrence des mouvements pentecôtistes de plus en plus présents sur les terres indigènes. Enfin, selon la vision de la théologie de la libération, la foi chrétienne est un moteur qui contribue à libérer le croyant de l’oppression. Les missionnaires confèrent une cohérence aux deux volets de leur engagement (travail social et politique auprès des Indiens et prosélytisme religieux) et défendant et en diffusant auprès des populations indigènes une vision messianique du monde.

Sur le terrain social et économique, l’engagement des membres du CIMI se traduit par la conduite de projets qui vise à assurer l’autonomie des groupes indigènes. Ces projets sont inspirés clairement par une vision anticapitaliste et un refus de l’économie de mar-ché. Ces projets se veulent très éloignés d’une culture d’entreprenariat, de recherche du profit, de promotion individuelle et d’accumulation de richesses. Il s’agit en général de projets qui ne modifient pas les conditions sociales de fonctionnement des communautés indigènes. Ces projets sont conçus pour renforcer la culture communautaire.

Rompre avec le capitalisme pour préserver des identités socio-culturelles…

Le mouvement indigéniste « cimiste » reste fidèle à une orientation traditionnelle de l’Eglise catholique en ce qui concerne ses relations avec l’Etat brésilien. Il affiche une ferme opposition aux principes de fonctionnement de cet Etat comme la laïcité et l’adhésion aux idéaux de la modernité. Il reproche encore à cet Etat d’être trop « compromis » avec le monde d’aujourd’hui, avec le système d’économie de marché. L’Etat brésilien contemporain serait trop complaisant à l’égard de la globalisation. A partir de ce positionnement le mouvement considère que les peuples indigènes n’ont d’avenir que s’ils cherchent à rétablir les conditions dans lesquelles ils vivaient avant l’époque moderne. Pour survivre et défendre leurs identités, ces peuples doivent rejeter le modèle de développement économique actuel. Ils doivent aussi maintenir de solides distances avec les modes de vie et la culture de liberté et d’individualisme qui dominent à l’échelle nationale. Le mouvement indigéniste promu par le maréchal Rondon au début du XXe siècle proposait aux populations indigènes de lutter pour s’insérer dans le monde moderne tout en main-tenant un mode de vie et une culture spécifiques. Pour les missionnaires « cimistes », la perspective d’une assimilation et d’une intégration des Indiens à la société capitaliste brésilienne est inacceptable et dangereuse.

Ces missionnaires ne prônent pas pour autant l’instauration d’un modèle socialiste au sens que cette expression signifie encore au sein de la vieille gauche brésilienne. Ils annoncent une troisième voie. A la préservation de leurs traditions, de leurs modes de vie, de leurs identités, les populations indigènes doivent associer la construction ou la reconstruction d’un système économique communautaire égalitaire et d’autogestion, destiné à couvrir les besoins de chacun, fondé sur une agriculture d’autosubsistance, éloigné le plus possible de l’économie de marché et frugal en ressources naturelles. Grâce à l’extension recherchée des droits fonciers des populations indigènes, celles-ci finiront par créer les bases d’une nouvelle organisation sociale agraire fraternelle, inspirée par les idéaux de l’Evangile chrétien.

Sans pour autant partager ce projet politique, d’autres organisations chrétiennes se retrouvent souvent aux côtés du CIMI pour exiger une extension des droits fonciers des Indiens, refuser l’assimilation et défendre les cultures et modes de vie traditionnels. Il s’agit de groupes émanant des églises protestantes historiques : Conseil Missionnaire auprès des Indiens (COMIN), lié à l’église luthérienne, ou Groupe de Travail Missionnaire Evangélique (GTME), créé par l’église méthodiste. Ces organisations cherchent à évangéliser mais sont aussi fortement impliqués dans les secteurs de la santé, de l’éducation et dans le soutien au mouvement indigène. Elles collaborent régulièrement dans ces domaines avec le CIMI. Socialement minoritaires dans un Brésil où l’Eglise romaine a longtemps dominé le paysage religieux, elle n’ont pas une influence majeure sur la dynamique du mouvement indigéniste.

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Indigénistes et écologistes de la gauche identitaire

La mouvance indigéniste catholique doit aussi composer depuis plusieurs décennies avec un indigénisme nouveau développé par des Ongs non confessionnelles nationales et étrangères, souvent liées ou appuyées par des organisations internationales de défense de l’environnement. Au Brésil, cette mouvance entend maintenir de sérieuses distances par rapport à l’action de l’Etat brésilien en faveur des Indiens. Elle considère que cet Etat et l’agence spécialisée qu’il gère (la FUNAI) ont tout simplement failli à leur mission, que les institutions publiques se sont montrées incapables de mettre en œuvre l’indigénisme préconisé jadis par le maréchal Rondon, une perspective devenue ainsi obsolète et dépassée. La société civile n’est en rien responsable de cet échec et doit donc prendre la relève. Le rôle des Ongs n’est pas de suppléer aux carences de l’Etat ou de prolonger son action. Il est de renforcer le mouvement indigène en favorisant les convergences entre ses revendications et les nouvelles aspirations de la société civile globale : lutte contre le changement climatique et la destruction de la biodiversité, préservation de la défense des minorités, affirmations identitaires, etc.. La lutte des Ongs de la gauche identitaire aux côtés des Indiens va accoucher d’un monde nouveau. « Le futur est indigène », peut-on lire sur les banderoles de manifestations à Brasilia….

Comme la mouvance indigéniste catholique, ces Ongs affirment que les peuples indigènes ne doivent pas s’intégrer à la société brésilienne contemporaine. Elles prétendent fournir à ces peuples les ressources financières et technologiques dont ils ont besoin pour assurer leur développement économique et social, assumer leurs missions de préservation de l’environnement et de la biodiversité et persévérer dans leur lutte face à l’Etat brésilien. A cette fin, ces Ongs assurent une fonction de médiation administrative et financière entre les grandes agences internationales d’aide au développement et les communautés indiennes. Grâce à leurs réseaux dans les pays occidentaux, elles parviennent à financer les programmes de développement durable, les actions, les politiques d’éducation qu’elles pilotent sur le terrain.

Une manifestation en costume traditionnel (c) pixabay

Des réseaux internationaux de soutien et de communication très efficaces….

Empreint d’une culture revendicatrice de la gauche post-moderne, inspirée aussi par une sensibilité écologique radicale, la mouvance indigéniste des Ongs non confessionnelles défend une conception du développement durable centrée sur la préservation d’espaces de plus en plus étendus et protégés du monde capitaliste environnant. En ce sens, elles rejoignent les aspirations et les revendications du mouvement indigéniste piloté par l’Eglise catholique et les églises protestantes historiques. A partir de la fin du siècle dernier, le mouvement missionnaire chrétien et les Ongs écologiques ont bénéficié du soutien financier d’agences gouvernementales européennes (Norvège, Royaume-Uni, France, Allemagne, etc..) et d’associations et fondations internationales étrangères (The Natural Conservancy, Conservation International, WWF, Oxfam, Greenpeace). Le CIMI bénéficie de son côté de l’aide d’institutions catholiques européennes (CCFD en France, Cafod au Royaume-Uni, Misereor en Allemagne). Les églises protestantes historiques reçoivent des fonds d’Allemagne, des pays scandinaves ou des Etats-Unis.

Cet apport financier extérieur permet aux multiples Ongs indigénistes, confessionnelles ou non, de recruter des experts de toutes disciplines (anthropologues, communicants, économistes, agronomes, linguistes). Disposant de canaux de communication internationaux, utilisant des techniques de marketing sophistiquées, les associations indigénistes ont acquis une influence médiatique qui dépasse de très loin celle de tous les autres secteurs de la sociétés concernés par la politique de démarcation de Terres Indigènes. La stratégie de communication de ce mouvement politique puissant à transformé la question des droits fonciers des Indiens en enjeu global. La majorité des médias occidentaux ont assimilé et reproduisent fidèlement le message.

Pour ce mouvement très structuré et influent, les terres traditionnelles que doivent occuper les Indiens ne se réduisent pas aux espaces effectivement occupés à un instant t, mais incluent l’ensemble des terroirs nécessaires à la survie physique et culturelle des ethnies indigènes, au maintien d’un mode de vie traditionnel. Aux revendications légitimes de ces ethnies, les Ongs n’hésitent pas ajouter un réservoir de demandes potentielles sans limite. Le message reçoit un écho très favorable en dehors du Brésil. Etendre les droits fonciers des Indiens, c’est à la fois réparer une injustice historique, garantir la perpétuation de modes de vie traditionnels et préserver des identités et des cultures. C’est encore soutenir le combat de peuples opposés à l’ordre marchand du monde, gestionnaires avisés de la biodiversité qui peut encore être protégée, alliés incontournables dans la lutte contre le changement climatique. La cause des Indiens est instrumentalisée par des organisations qui mènent un combat politique anticapitaliste et défendent des thèses écologiques radicales. La lutte pour l’extension indéfinie des droits fonciers des populations indigènes est la bannière qui unit les mouvements indiens de gauche et d’extrême-gauche, les catholiques « cimistes » et un grand nombre d’Ongs qui s’identifient à la cause indigène.

Etendre les droits fonciers des Indiens, c’est à la fois réparer une injustice historique, garantir la perpétuation de modes de vie traditionnels et préserver des identités et des cultures.

Les secteurs les plus radicaux de cette force politique devenue très influente utilisent toutes les opportunités pour faire avancer leurs revendications. Des propriétés agricoles sont envahies et occupées au prétexte que les terres en question ont été dans le passé des terres traditionnelles des Indiens (c’est effectivement vrai de tout le territoire national du Brésil actuel !). Le Conseil Indigéniste Missionnaire est particulièrement actif dans ce domaine. Une autre modalité d’action régulièrement dénoncée depuis des années par de nombreux secteurs de la société brésilienne consiste à infiltrer les services de la FUNAI pour influencer les travaux d’identification de terres que mène cette Fondation rattachée au Ministère fédéral de la Justice.

La FUNAI est une agence fédérale aux moyens modestes. Ses 1300 agents disposent pour 2023 d’un budget de 646 millions de BRL (120 millions d’€). Elle supervise en permanence plusieurs dizaines d’opérations d’identification (127 à la fin juin 2023) de territoires revendiqués par des groupes indigènes. Cela signifie qu’elle doit gérer autant de groupes techniques constitués d’experts de diverses disciplines (anthropologues, agronomes, linguistes, archéologues, géomètres, etc..) qui assument effectivement le travail d’identification. Elle doit aussi traiter les demandes d’identification émanant d’Ongs ou de représentants d’ethnies indiennes. Il faut encore face aux contestations qui émanent de propriétaires de terres ou de collectivités qui peuvent s’estimer lésés par tel ou tel projet de démarcation. La FUNAI disposait au début de l’année 2023 d’une équipe d’une vingtaine de fonctionnaires de carrière qui forment la Coordination Générale d’Identification et de Délimitation. La relative pénurie de moyens, les convergences idéologiques existantes entre des cadres de la Fondation et le monde des Ongs ont conduit au fil des années l’agence fédérale à sous-traiter un grand nombre de ses missions. Dès les années 2000, ce sont des experts proposés par des Ongs qui ont participé directement à l’élaboration des politiques de démarcation conduite officiellement par la Fondation.

Influencer directement l’élaboration des politiques de démarcation…

L’identification et la déclaration d’un territoire comme Terre Indigène dépend des investigations réalisées et du rapport établi par un anthropologue et l’équipe de spécialiste divers qu’il coordonne. La FUNAI a été conduite à sous-traiter ces opérations décisives en contractant et rémunérant les services d’anthropologues liés aux Ongs. Pour les sous-traitants, la fin justifie parfois tous les moyens. De nombreux rapports d’expertise d’anthropologues ont été établis sans la rigueur scientifique nécessaire et illustraient avant tout les orientations idéologiques de leurs auteurs. Pour légitimer l’expulsion d’un territoire de populations « blanches », certains experts ont littéralement ressuscité des peuples indigènes dont l’extinction remontait au 18e siècle. D’autres prétendaient avoir identifié soudain des ethnies sur tel ou tel Etat de la fédération où il n’existait pourtant aucune trace historique de leur présence. A partir de 2010, la presse brésilienne a fait régulièrement état d’initiatives associant des anthropologues, des militants politiques et des agents de la FUNAI et visant à monter pratiquement de toutes pièces des dossiers de démarcation [1]. Une fois les terres déclarées et homologuées, ce sont souvent des Ongs qui assurent (moyennant compensation financière de l’agence) l’encadrement et l’accompagnement des populations résidentes pour que soient assurés des tâches de préservation de l’environnement et de la biodiversité. Ce type de partenariat existe par exemple aujourd’hui entre la FUNAI et l’organisation WWF.

Dès 2006, le Président de la FUNAI nommé par Lula réclamait un arrêt immédiat des procédures de démarcation pour mettre un terme à l’instrumentalisation de l’organisme qu’il ne contrôlait plus. La demande n’a pas été suivie d’effet. Depuis, ce sont des commissions d’enquêtes parlementaires (CPI) qui ont ajouté leurs observations aux premières alertes lancées par des organismes agricoles ou des élus municipaux. De nombreuses Ongs indigénistes prospèrent grâce à la politique de démarcation et en exécutant des contrats de sous-traitance sur les terres indigènes. Leur développement, leur capacité d’influence sociale et politique dépend du succès et de la multiplication des opérations de démarcation. Qu’elles soient d’origine nationale (contrats avec la FUNAI ou avec d’autres organismes publics fédéraux ou locaux) ou étrangère (aux fonds captés au Brésil s’ajoutent des contributions d’Etats, d’entreprises et d’institutions caritives étrangères), les ressources financières que réunissent les Ongs indigénistes dépendent fondamentalement de la dynamique d’expansion de terres sanctuarisées et réservées aux populations indigènes.

Ces Ongs affirment et font croire que cette stratégie « d’encouragement de la démarcation » sert les communautés indigènes. Aucune enquête sérieuse n’a été menée au cours des dernières décennies pour connaître l’avis des populations concernées. La mouvance indigéniste qui mène le combat pour l’expansion des démarcations passe sous silence les coûts que sa stratégie impose et pourrait imposer dans l’avenir à la population brésilienne actuelle. L’avenir des Indiens du Brésil, leur sécurité, l’amélioration de leur bien-être matériel et social dépendent-ils d’un accès à des territoires de plus en plus importants ? Ce n’est pas ce que pensent les représentants de populations indigènes qui ne veulent plus dépendre des Ongs et de l’Etat. Ce n’est pas ce que croient les secteurs importants de la communauté indienne qui ont rejoint au fil des décennies les églises chrétiennes évangéliques….

[1] L’hebdomadaire national Veja a rapporté par exemple des fraudes avérées et concernant l’identification supposée de 15 Terres Indigènes dans le Paraná en 2013. Voir le site : https://veja.abril.com.br/coluna/reinaldo/estudo-da-embrapa-demonstra-que-presenca-indigena-em-15-areas-do-parana-e-uma-fraude-ou-como-trabalha-a-funai

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À propos de l’auteur
Jean-Yves Carfantan

Jean-Yves Carfantan

Né en 1949, Jean-Yves Carfantan est diplômé de sciences économiques et de philosophie. Spécialiste du commerce international des produits agro-alimentaires, il réside au Brésil depuis 2002.
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