Les Indiens au XXIe siècle : mythes et réalités. Plus nombreux et plus intégrés. Episode 3

13 octobre 2023

Temps de lecture : 15 minutes
Photo : Des manifestants Guaranis à Sao Paulo. Mandatory Credit: Photo by Cris Faga/REX/Shutterstock (9034076o)
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Les Indiens au XXIe siècle : mythes et réalités. Plus nombreux et plus intégrés. Episode 3

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Selon les recensements effectués de façon régulière, le nombre d’Indiens brésiliens ne cesse de croître. Et ceux-ci vivent de plus en plus en ville. Une réalité très loin des clichés habituels.

Article original paru sur le site Istoébrésil.

Selon l’IBGE (organe fédéral de statistiques), lors du recensement général de la population de 2022, on comptait sur le territoire du Brésil 1 693 535 personnes qui se déclaraient indigènes (soit 0,83% de la population résidente). Cet ensemble serait composé de 266 ethnies qui pratiquent plus de 150 langues et dialectes différents [1]. L’extrême diversité ethnique et des langues parlées, les différences culturelles et de modes de vie, les conflits historiques existants entre tel et tel groupe, la variété des milieux naturels et des habitats : tous ces éléments ne permettent pas de regrouper l’ensemble des Indiens en une seule catégorie générique. Les ethnies sont aussi très diverses par la taille des populations. Certaines d’entre elles ne comptent plus que quelques centaines de représentants sur le sol brésilien (voire quelques dizaines). D’autres regroupent encore plusieurs dizaines de milliers de personnes. C’est le cas des Indiens Guarani, des Ticunas, des Macuxis, des Yanomamis, des Teranas ou des Xavantes. Ensemble, ces 5 ethnies réunissent près de 250 000 personnes.

Le dénombrement exact des populations indigènes est difficile pour de nombreuses raisons qui seront abordées dans ce post. Commençons par les moins importantes. Près de 50 groupes ethniques qui vivent sur le sol du Brésil habitent des zones frontalières. Ils sont aussi présents sur les pays voisins. C’est le cas du peuple Yanomami dont plusieurs milliers de représentants vivent au Venezuela alors que la majorité des membres (27 152) sont installés sur les Etats brésiliens du Roraima et d’Amazonas. C’est encore le cas des Guaranis qui vivent dans des Etats du Sud, du Sud-Est et du Centre-Ouest du Brésil mais que l’on trouve aussi en Argentine, au Paraguay ou en Bolivie. Les membres de ces ethnies circulent fréquemment du Brésil vers les pays voisins ou de ces derniers vers le territoire brésilien. Par ailleurs, en ce qui concerne la population indigène vivant au Brésil, la FUNAI estime que 69 tribus seraient encore en situation de total isolement, sans aucun contact avec la société brésilienne. Ajouton encore que plusieurs groupes constitués demandent aujourd’hui à l’agence fédérale d’être reconnus officiellement comme peuples indigènes.

Des recensements problématiques…

Qui est Indien dans le Brésil contemporain ? En principe, pour qu’une personne soit reconnue comme indienne, elle doit elle-même s’identifier (principe dit d’auto-déclaration) comme telle et être reconnue par sa communauté comme étant un de ses membres [2]. L’identité indienne est donc à la fois une question de choix personnel (qui peut changer pendant la vie de l’individu concerné et celle de ses descendants) et une affaire de reconnaissance par le groupe ethnique auquel la personne se dit rattachée. Ce second élément est essentiel : en principe, tout citoyen brésilien ne peut pas se revendiquer Indien…Il faut qu’il soit reconnu comme tel par un groupe d’appartenance lui-même considéré officiellement comme communauté indigène. Ces critères peuvent sembler solides et suffisants pour évaluer le poids démographique et sociologique de ce secteur de la population. En réalité, dans le contexte du Brésil contemporain, ces critères sont trop flous pour empêcher des démarches individuelles (ou collectives) opportunistes…

La majorité des Indiens d’aujourd’hui entretiennent des relations régulières avec le monde qui les entoure.

Qu’entend-on ici par communauté indigène ? Selon les anthropologues, l’expression désigne toute communauté fondée sur des relations de parenté ou de voisinage entre ses membres et dont on peut démontrer qu’elle a des liens culturels et historiques avec des organisations sociales pré-colombiennes. Les relations de parenté et de voisinage considérées ici incluent les relations d’affinité, de filiation adoptive, de parenté rituelle ou religieuse. Plus généralement, on retient tous les liens interpersonnels que la communauté elle-même considère comme essentiels. Il faut souligner que de tels critères laissent une grande autonomie aux groupes ethniques lorsqu’il s’agit d’affirmer qu’une personne est ou n’est pas membre. Les liens de filiation biologique sont loin d’être les seuls à entrer en jeu : « être indien » n’est pas une question de proportion de sang indien coulant dans les veines d’un individu. D’autres types de liens peuvent être considérés par l’ethnie comme aussi importants sur les liens de sang. Cette conception large des relations de parenté et de voisinage présente des avantages dans la société brésilienne actuelle. Une personne ou une famille vivant en milieu urbain qui continue à s’affirmer Guarani, Xavante ou Terena et continue à être reconnue comme telle sur sa terre d’origine reste Guarani, Xavante ou Terena. Une personne indienne mariée avec une personne non-indigène ne perd pas sa qualité d’Indien si elle la revendique et continue à être reconnue membre de son ethnie d’origine.

Dans le Brésil du XXIe siècle, l’effectif de populations indigènes vivant encore sans aucun contact avec la société qui les entoure est probablement très réduit. La majorité des peuples indiens vivant en milieu rural (sur des terres indigènes ou en dehors) entretiennent des relations intermittentes ou régulières avec d’autres secteurs de la population tout en maintenant des conditions de vie conformes à leurs traditions. Ils se sont adaptés au fonctionnement du reste de la société lorsque cela est nécessaire pour leur propre existence. Ces relations fréquentes peuvent être de nature administrative (tous les Indiens ont droit aux prestations sociales et sont donc enregistrés à cette fin, les individus sont inscrits sur un registre civil spécifique), économique (vente de produits à l’extérieur de la communauté, achats de divers produits, travail rémunéré), culturelle (participation à des évènements à l’extérieur) ou religieuse (engagement des Indiens au sein de groupes religieux chrétiens). Ces relations sont de plus en plus intenses en raison de la pénétration (y compris au sein de populations indigènes vivant sur des territoires éloignés et d’accès difficile) de technologies de communication modernes (radio, TV, mais aussi téléphonie mobile, internet, etc..).

La majorité des Indiens résidant désormais en milieu urbain (la plupart en dehors de terres indigènes) sont totalement immergés dans la société environnante. Ils ont adopté les modes de vie des habitants de leurs quartiers (consommation, travail, pratiques religieuses, loisirs) tout en conservant des usages, des coutumes et des traditions propres à leur culture initiale. Il n’y a donc plus en ville d’étanchéité entre les peuples indiens et les autres secteurs de la société brésilienne. Cela signifie notamment que les citadins qui s’affirment indiens et sont reconnus comme tels par une communauté ne se considèrent pas seulement comme indiens mais peuvent aussi revendiquer des identités plus complexes. Cela signifie encore que les individus qui ne sont pas (plus) reconnus par une communauté peuvent en réalité être aussi Indiens que ceux qui bénéficient de cette reconnaissance…

Depuis trente ans, le contingent de Brésiliens qui se considèrent Indiens augmente.

Des recensements de la population brésilienne sont réalisés à intervalles réguliers depuis la fin du XIXe siècle. Cependant, la dimension et le profil de la population indigène ne sont évalués et définis que depuis 1991. Le contingent des Brésiliens qui se considèrent comme Indiens a augmenté de 150% au cours de la décennie 1990. Le poids relatif de ce contingent est ainsi passé de 0,2% à 0,4% de la population totale entre 1991 et 2000. Sur cette dernière année, le Brésil comptait officiellement 734 000 Indiens. Dix ans plus tard, en 2010, l’IBGE évaluait à 896 917 personnes l’effectif de la population indigène (0,47% du total des habitants). Le dernier recensement en date conduit par l’IBGE a été réalisé en 2022. Il montre que 1 693 535 Brésiliens se considéraient comme Indiens, ce qui représente une augmentation de 88,8% par rapport au recensement antérieur [3].

Comment expliquer une telle croissance de la population indigène en l’espace de douze ans ? Selon l’IBGE, plusieurs éléments rendent compte d’une telle évolution. Il y a évidemment la dynamique démographique. L’organisme recenseur mentionne aussi des améliorations dans la méthode de travail de ses agents en 2022 (cartographie plus précise des localités où vivent des populations indigènes, formation, sollicitation des leaders indigènes). Une autre innovation a sans doute joué un rôle essentiel. En 2022 comme sur des opérations antérieures, le dénombrement de la population indiennes sur les Terres et Réserves Indigènes a été réalisé sur la base d’entretiens, de vérification auprès des chefs traditionnels, de croisement avec des données gérées par la FUNAI. Hors de ces espaces où les Indiens sont les seuls à pouvoir résider, notamment en milieu urbain, les recensements antérieurs à 2022 avaient sans doute sous-estimé la population indigène. Les agents recenseurs se contentaient d’utiliser des critères d’apparence extérieure des personnes : couleur, « race ». Il arrivait que des Indiens soient considérés comme métisses ou noirs En 2022, sur toutes les zones urbaines où vivent des familles indigènes (isolés ou regroupés sur un quartier), les enquêteurs ont systématiquement demandé aux enquêtés s’ils se considéraient comme indigènes.

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L’affirmation de l’identité indienne : une démarche pragmatique

Retenons donc ce changement sans doute essentiel. A la périphérie des mégapoles ou des villes moyennes, les individus et les groupes indigènes ont affiché sans doute avec plus de facilité en 2022 une identité qu’ils ne revendiquaient pas antérieurement ou qu’ils dissimulaient. Sur les années récentes, avec l’apparition d’un mouvement politique pro-Indiens puissant, les cultures autochtones ont été davantage valorisées. Les personnes et les familles concernées assument leur identité ethnique. Les risques auxquelles elles s’exposent sont bien moindres qu’autrefois. Les discriminations existent encore mais elles sont moins fortes en zones périphériques que lors de contacts avec les classes moyennes et des couches aisées des « quartiers nobles ». L’affirmation de l’identité indigène par des habitants de banlieues peut être aussi une démarche très pragmatique des individus recensés. S’ils affichent leurs « racines », leur appartenance ethnique, les avantages qu’ils peuvent espérer obtenir sont désormais bien supérieurs aux inconvénients. L’affirmation, c’est le premier pas de l’intégration à un groupe de voisinage, celui formé par l’ethnie dont les individus se réclament. Ce groupe peut protéger dans un environnement violent. En participant à la vie et aux actions revendicatives de ce groupe, l’individu et sa famille espèrent pouvoir améliorer leurs conditions concrètes d’existence.

Comme les autres habitants des favelas, des quartiers périphériques, les familles indigènes ne vivent pas dans un Etat de droit. Elles vivent ou survivent dans un monde de rapports de force où des groupes criminels imposent leur loi. Ces groupes contrôlent une favela, un quartier ou une zone périphérique entière. Seules les familles qui se soumettent à leur loi peuvent construire, s’installer, résider. Les habitants doivent négocier avec ces bandes criminelles l’accès à l’eau courante, les branchements clandestins au réseau électrique, les raccordements à des services internet, etc. Tous les résidents de la zone contribuent à la prospérité à ces bandes en payant des redevances. Les groupes armés ou milices disposent de l’exclusivité de la violence sur les territoires conquis et couvrent tous les trafics qui y prospèrent.

Dans ces périphéries urbaines, une famille qui affiche son rattachement à un communauté indigène proche sera plus respectée par les réseaux criminels locaux. Si elle est intégrée à un groupe d’Indiens qui occupe un territoire et en revendique la démarcation, elle pourra à terme s’installer sur la nouvelle Terre Indigène légalisée, bénéficier des services sociaux spécifiques fournis aux populations indigènes (santé, éducation adaptée, etc..). Le calcul pragmatique qui est évoqué ici a été encouragé par le contexte politique de 2022. Le Brésil est alors en pleine année électorale. Les candidats aux élections locales (députés des assemblées d’Etats, gouverneurs) ont cherché à gagner le soutien des populations indigènes là où elles constituent un secteur significatif de l’électorat. Donné assez tôt vainqueur de la Présidentielle, le candidat Lula n’a pas cessé de promettre la reprise massive des démarcations de Terres Indigènes (suspendue pendant le mandat de J. Bolsonaro). Dans ces conditions, l’individu et la famille vivant hors des Terres Indigènes qui déclaraient leur appartenance à tel ou tel groupe indigène faisaient une option rationnelle.

Il ne s’agit pas de dire ici que tous les Indiens nouveaux apparus dans le recensement de 2022 appartiennent à des familles qui veulent bénéficier des avantages d’une solidarité de groupe et des retombées futures attendues du combat militant. Il s’agit de souligner un aspect que le discours politiquement correct nie bien volontiers : les Indiens sont des personnes pragmatiques. Comme tous les humains, ils cherchent à améliorer leur situation matérielle, notamment en termes de logement, de cadre de vie, de sécurité.

L’exode vers les villes

Il y a donc de sérieuses réserves à faire sur les recensements des Indigènes réalisés par l’IBGE. Les comparaisons entre les deux opérations de dénombrement conduites en 2010 et en 2022 doivent être prudentes. On peut cependant retenir trois points majeurs.

Le premier concerne la concentration géographique des populations indigènes. En 2022, plus des trois-quarts des Indiens recensés vivaient dans les régions Nord et Nord-Est du pays. Cette part n’était que de 64,2% en 2010. En 2022, la part relative du Centre-Ouest a diminué pour s’établir à 11,8%. Le Sud-Est (7,28%) et le Sud (5,2%) sont les régions qui enregistrent les plus faibles concentrations de populations indigènes du pays [4].

Second constat important : le nombre d’Indiens vivant sur des Terres Indigènes régularisées a peu progressé entre les deux recensements : il passe de 517 383 à 621 066 individus en douze ans (+20%). En termes relatifs, la part de la population indigène localisée sur ces terres chute de 57,7% à 36,7%. Ici encore, les explications d’une évolution aussi spectaculaires sont nombreuses. Elles ne sont pas toutes convaincantes. Selon les représentants du gouvernement fédéral actuel et les mouvements indigénistes de gauche, cette diminution relative est bien la preuve que la progression du nombre et des surfaces de Terres Indigènes attribuées aux populations indiennes restent très insuffisante. L’affirmation sous-tend donc que l’ensemble des Indiens qui vivent hors de terres officiellement régularisées (un peu plus d’un million sur un effectif total de près de 1,7 million) sont des individus qui attendent que les terres qu’ils occupent ou qu’ils revendiquent leur soient officiellement attribuées….En somme, tous les Indiens qui vivent hors de ces espaces appartenant au domaine public ne rêvent que d’une chose : pouvoir vivre un jour sur des terres dont seraient les seuls à avoir l’usage. Cette hypothèse non démontrée a une utilité : elle justifie la politique annoncée par le gouvernement Lula et exigée par de nombreux mouvements indigénistes.

Admettons qu’une partie des personnes et des familles vivant hors des terres régularisées partagent l’aspiration que leur prêtent les autorités fédérales actuelles et les indigénistes. Cette explication ne suffit pas à rendre compte de la dimension du phénomène. Des Indiens fuient très probablement les Terres Indigènes en raison des difficultés qu’ils doivent y affronter. La majorité de ces Terres d’usufruit exclusif sont localisées en milieu rural, sur des secteurs géographiques relativement éloignés, où l’accès aux services publics de base (santé, éducation, services sociaux) est très difficile. La vie matérielle des habitants est fondée sur une économie de subsistance. Ils dépendent aussi des aides sociales (bolsa familia). Ce contexte n’offre aucune perspective d’amélioration concrète aux jeunes générations qui rêvent souvent d’accéder à l’autre monde qu’elles connaissent sur les réseaux sociaux ou par la télévision. A ces éléments, il est essentiel d’ajouter les dangers auxquels sont exposées un grand nombre d’ethnies vivant sur ces terres du domaine public que l’Etat ne protège pas ou pas assez. Sur le bassin amazonien, les groupes autochtones qui résident sur des terres homologuées sont régulièrement menacés ou attaqués par des réseaux criminels organisés autour de l’orpaillage illégal, de l’exploitation forestière clandestine, du trafic des titres fonciers ou de la commercialisation de stupéfiants… Les territoires destinés officiellement à assurer la sécurité et la protection des Indiens sont souvent des territoires sur lesquels leur survie est très aléatoire…

De plus en plus d’Indiens vivant à la périphérie des villes.

Le troisième constat est celui de l’urbanisation croissante des populations indigènes. En 2010, 36,2% des Indiens recensés (soit 324 834 personnes) vivaient en milieu urbain (dont à peine 2,9% sur des Terres Indigènes). En 2022, la part relative de l’effectif urbanisé était supérieure à 50% (50,2%). Cela signifie qu’un peu plus de 850 000 Brésiliens se déclarant Indiens résidaient en ville. Cette croissance de la population urbanisée peut être liée à deux phénomènes complémentaires. Le premier est l’expansion du territoire occupé par les villes qui finit par englober des terres occupées par des indigènes. La second, plus important dans la période récente est la migration d’Indiens de leurs terres d’origine vers le milieu urbain. Comment expliquer cet exode vers les villes ? Ici encore, la recherche de meilleures conditions matérielles d’existence (travail, logement), d’un accès plus facile à la santé et à l’éducation est sans doute un facteur majeur. Le besoin de sécurité intervient également.

D’autres déterminants moins souvent évoqués par les indigénistes entrent aussi en jeu, notamment au sein des classes d’âges les plus jeunes. L’organisation de la vie sociale au sein des ethnies indigènes correspond rarement à l’idéal de modèle communautaire trop souvent dépeint. Des conflits internes déchirent les villages, en raison notamment de la croissance démographique. Le pouvoir des « caciques » n’est plus admis comme une évidence, notamment pour les classes d’âge les plus jeunes. Les jeunes femmes acceptent de moins en moins bien le rôle et la place qui leur sont assignés par la tradition. Elles remettent en cause un pouvoir patriarcal et cherchent à s’émanciper. Les populations indiennes vivant en milieu rural souhaitent souvent dépasser une économie de cueillette et de chasse, sortir de la pauvreté. La pauvreté à laquelle elles sont souvent condamnées ne séduit que les indigénistes qui cultivent le mythe d’une frugalité heureuse. De plus en plus souvent, les jeunes des peuplements indigènes se heurtent au pouvoir des anciens lorsqu’ils proposent des projets économiques qui pourraient enrichir la collectivité et ouvrir des perspectives d’amélioration des conditions économiques et du bien-être des familles. Lorsqu’ils ne sont pas compris, ces jeunes choisissent l’exode.

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Une intégration déjà très avancée

Le recensement récent de la population indigène va certainement confirmer une réalité que d’autres études et enquête ont déjà révélé sur les dernières décennies [5] : la majorité des Indiens brésiliens sont désormais beaucoup plus intégrés à la société qui les entoure et une des principales revendications de ce secteur de la population est d’être écouté. De temps en temps, des représentants de nombreuses ethnies revêtent leurs parures traditionnelles. Ils se teignent la peau en rouge et noir en signe de guerre et vont brandir arcs et flèches devant les Ministères ou d’autres bâtiments officiels à Brasilia. Ils cherchent ainsi à attirer l’attention sur leurs revendications. La plupart du temps, la société brésilienne ne sait de la condition indigène que ce qui apparaît dans les discours de militants indigénistes (souvent des membres du clergé catholique et des leaders d’Ongs de gauche) qui veulent faire croire que les difficultés des Indiens se résumeraient à l’insuffisance de Terres Indigènes légalisées et aux projets d’infrastructures (routes, barrages) qui peuvent empiéter sur les territoires en question, perturber des modes de vie traditionnels, porter atteinte à l’environnement.

En 2012, une étude réalisée par l’Institut Datafolha a bousculé cette représentation. Aucune autre investigation de même ampleur n’a été réalisée depuis pour connaître les conditions d’existence et les aspirations de la population indienne. On peut sans prendre trop de risques faire l’hypothèse que les réalités, les souhaits et les tendances révélés par cette étude ne changeraient guère si la même investigation était conduite aujourd’hui [6]. Les résultats montrent que les Indiens avaient alors des aspirations tout à fait comparables à celles de la nouvelle classe moyenne qui émergeait à l’époque. Ils souhaitaient voir leur situation sociale s’améliorer par le travail et grâce à un accès à l’éducation. Ils avaient accès ou rêvaient d’avoir accès aux biens de consommation et au confort de la vie moderne sans pour autant abandonner leur culture. Selon Datafolha, en 2012, 63% des Indiens avaient la télévision, 37% disposaient d’un appareil de lecture de DVD. Un foyer indien sur deux possédait un réfrigérateur. Les deux tiers des domiciles étaient équipés de cuisinières à gaz et 36% des personnes interrogées utilisaient un téléphone portable. Seuls 11% des Indiens avaient accès à internet et 6% disposaient d’un ordinateur. Les Indiens ayant participé à l’étude affirmaient que l’accès à l’électricité, à l’eau courante, aux réseaux d’égouts et à un logement en dur constituaient pour eux des objectifs essentiels.

Près des deux tiers (64%) de la population de l’échantillon recevaient en 2012 l’allocation mensuelle aux familles les plus modestes, la Bolsa Familia. Le profil de la population que l’étude révèle est celui d’un univers caractérisé par la grande pauvreté. Plus d’un tiers des personnes interrogées se plaignaient de sous-alimentation. La majorité (76%) n’avait pas accès à l’eau potable. Les maladies infectieuses proliféraient. Près des deux tiers des personnes interrogées (63%) considéraient que l’accès à service de santé restait difficile. L’étude avait encore montré que la majorité des Indiens (66%) savaient lire et écrire en Portugais, que 30% d’entre eux exerçaient un travail rémunéré (mais seuls 7% étaient déclarés). Le principal secteur d’activité était l’agriculture (94% des personnes en activité) et 57% des personnes interrogées estimaient que la taille du foncier qu’elle pouvaient utiliser n’était pas suffisant. Sur les Terres Indigènes officialisées, les Indiens soulignaient des conditions très insuffisantes en termes d’accès aux services publics de base. Les communautés installées connaissaient donc déjà un exode très marqué vers les villes. Les responsables de l’étude avaient ainsi noté que la population indienne installée à la périphérie de Manaus (capitale de l’Etat d’Amazonas) était passée entre 2007 et 2012 de 12 500 à plus de 30 000 personnes. L’enquête avait permis de vérifier que cet exode était motivé par un désir d’améliorer les conditions d’accès de la famille aux services de santé et à des emplois. Un des « caciques » interrogés dans une des ethnies les plus importantes de l’échantillon avait alors répété que sa communauté ne vivait plus comme on vivait dans le passé, que la nouvelle génération voulait avoir un travail rémunéré, disposer d’un revenu, utiliser les mêmes vêtements que les « blancs », avoir un téléphone portable. « Ils veulent avoir tout ce que les blancs ont déjà » et maîtriser la langue portugaise, pouvoir étudier à l’université, être reconnus comme Brésiliens et comme Indiens.

A Brasilia, des groupes indigènes manifestent pour leurs terres. Credit:NICOLAS CORTES / ZEPPELIN/SIPA/2108251218

La question foncière, la revendication de la multiplication et de l’expansion des Terres Indigènes ne sont pas des thèmes marginaux. Ils n’ont cependant pas toujours l’importance et la signification que leur accordent les nombreuses organisations qui prétendent représenter les Indiens Interrogée sur leurs difficultés individuelles, les personnes sollicitées par Datafolha ne mentionnaient même pas ce sujet. Questionnées sur les défis que doivent affronter les peuples indigènes en tant qur secteur de la société, les Indiens consultés évoquaient comme premier problème la question de la démarcation de nouvelles terres (le second problème évoqué était la santé). Les interviewés sont sans doute ici influencés (comme le reste de la population) par les campagnes incessantes menées par les indigénistes en faveur de la délimitation de nouvelles réserves. En revanche, interrogés sur leur situation personnelle, ils mettent en avant d’autres priorités. Certains Indiens participant à l’étude n’hésitent pas à dire que lorsqu’on fait croire qu’il faut plus de réserves aux populations indigènes, on fait l’impasse sur des problèmes plus urgents…Certes, lorsqu’on demande aux participants de l’étude s’ils aimeraient avoir plus de terres, la plupart répondent par l’affirmative. Si la question était posée à n’importe quel agriculteur, il répondrait certainement la même chose.

Ce type d’étude met en évidence un phénomène inévitable. Au contact du reste de la société qui les entoure, les peuples indigènes ont adopté et continuent à adopter des valeurs et des ambitions qui sont celles de la culture nationale. Ils aspirent à bénéficier des mêmes droits. Ce processus de transformation des populations autochtones est semé de tensions et de difficultés. Il exige des Indiens un effort de synthèse pour allier leurs traditions à la modernité. Les nombreux mouvements indigénistes qui existent aujourd’hui et affirment défendre les Indiens devraient les soutenir pour qu’ils parviennent à réaliser une synthèse qui sera toujours délicate et instable. Ils devraient exiger des pouvoirs publics la mise en œuvre de politiques facilitant cette recherche de synthèse. On verra dans un troisième post que la plupart des mouvements indigénistes défendent d’autres priorités.

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[1] Source : Instituto Socioambiental https://pib.socioambiental.org/pt/Quantos_s%C3%A3o%3F

[2] Ce sont là les critères retenus par le Cadastro Único, le système fédéral de recensement qui permet aux populations concernées d’avoir accès aux programmes sociaux du gouvernement fédéral.

[3] Entre les deux recensements de 2010 et 2022, la population brésilienne totale n’a progressé que de 6,4% pour atteindre 203,1 millions d’habitants l’an passé.

[4] Dix Etats abritent près de 80% de cette population (Amazonas, Bahia, Mato Grosso do Sul, Pernambouco, Roraima, Pará, Mato Grosso, Maranhão, Ceará, São Paulo).

[5] En août 2023, l’IBGE n’avait publié qu’une partie des résultats du recensement réalisé en 2022.

[6] Pendant 55 jours, les enquêteurs de Datafolha ont visité 32 communautés indigènes sur toutes les régions du pays. Ils ont interviewé 1222 Indiens appartenant à 20 ethnies différentes. Les principales informations de l’étude sont disponibles sur le site : http://www1.folha.uol.com.br/poder/1183492-indios-estao-integrados-ao-modo-de-vida-urbano-afirma-pesquisa.shtml

À propos de l’auteur
Jean-Yves Carfantan

Jean-Yves Carfantan

Né en 1949, Jean-Yves Carfantan est diplômé de sciences économiques et de philosophie. Spécialiste du commerce international des produits agro-alimentaires, il réside au Brésil depuis 2002.
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