Les quatre mousquetaires de la gauche latino-américaine

6 mai 2023

Temps de lecture : 9 minutes
Photo : De gauche à droite, Luiz Inácio Lula da Silva, Gustavo Petro, Dina Boluarte, Gabriel Boric Wiki Commons
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Les quatre mousquetaires de la gauche latino-américaine

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Fidèle à sa tradition politique de donner le pouvoir aux extrêmes, l’Amérique latine renoue avec des gouvernements de gauche autoritaire. Un cercle sans fin, qui ne semble pas prêt de s’arrêter. 

La Guerre froide a fait de l’Amérique latine l’un de ses enjeux essentiels en raison de ses liens et de sa proximité avec les États-Unis. Cette vaste région, dès lors, a connu une vie politique très instable et souvent violente, avec coups d’État militaires de droite et guérillas marxistes. Même si elle a abrité quelques démocraties relativement fonctionnelles, elle est souvent passée d’un excès politique à l’autre. Et au fond, rien de nouveau dans cette histoire. Depuis les indépendances du XIXe siècle, l’Amérique latine a toujours été secouée par des coups dÉtat, des révolutions, des dictateurs dopérette ou des brutes sanguinaires, des guérillas révolutionnaires, des régimes militaires odieux et au moins deux épisodes fascisant avec en Argentine Juan Perón de 1946 à 1955, et Getúlio Vargas de 1930 à 1954 au Brésil.   

Bien installée en Amérique latine, ce qui semble logique dans une région très inégalitaire où les pauvres forment la majorité, la gauche compte trois dictatures calamiteuses, Cuba, Venezuela et Nicaragua. On la retrouve aussi dans d’autres pays comme le Mexique, la Bolivie, le Pérou ou l’Argentine, tous gouvernés par des dirigeants populistes. Notons que le populisme n’est pas un monopole de la gauche. Jaïr Bolsonaro, ancien président du Brésil, est un populiste de droite de haute volée, et son successeur, Inacio Lula da Silva, un marxiste charismatique champion du clientélisme, l’est tout autant, mais d’une autre manière.

Faut-il s’inquiéter d’une consolidation de cette gauche latino-américaine en observant les victoires récentes de quatre politiciens radicaux dans des pays traditionnellement conduits par la droite ? Il s’agit de Gabriel Boric au Chili, élu le 19 décembre 2021 ; de Pedro Castillo au Pérou, élu en juillet 2021 et destitué 500 jours plus tard pour avoir voulu fermer le Congrès. Il a été remplacé le 7 décembre 2022 par sa vice-présidente, Dina Boluarte qui doit affronter de sanglantes émeutes des partisans de Castillo. En Colombie, Gustavo Petro, ancien guérillero du M-19, est élu à la présidence du pays en juin 2022. Enfin, au Brésil, Inacio Lula da Silva gagne la présidentielle en octobre 2022 avec une majorité de voix très mince (50,9 %) après avoir été amnistié par la justice de charges que cette même justice lui reprochait en 2017.

Oui, on peut s’inquiéter de cette consolidation de la gauche pour trois raisons.

L’aversion du modèle Occidental

La première est l’aversion grandissante des partis de gauche à l’égard du capitalisme et du modèle démocratique occidental dans de nombreux pays du monde. Il suffit de se pencher sur le vote de l’ONU, en octobre 2022, ayant pour objet la condamnation de l’agression russe de l’Ukraine pour constater l’évidence : les autocraties, telles que la Biélorussie, la Syrie, la Corée du Nord, Cuba et le Nicaragua refusent de condamner Moscou. Vient ensuite la mauvaise nouvelle : 35 pays se sont abstenus. Ce faisant, ils ont délibérément choisi, eux aussi, de ne pas condamner la Russie pour son agression de l’Ukraine. On trouve parmi eux 19 pays africains, dont l’Afrique du Sud, et d’autres grandes nations comme l’Inde, la Chine, le Pakistan, l’Ouzbékistan, le Kazakstan, la Mongolie et la Thaïlande. Cette réticence désolante de tant d’États d’Afrique et d’Asie à condamner la Russie de Poutine révèle un irrespect omineux du droit international.

L’extrême Orient

L’heureuse surprise s’appelle l’Amérique latine. Celle-ci semble rester l’aimable « extrême Occident » que nous aimions tant autrefois. En dehors de Cuba et du Nicaragua qui ont soutenu Moscou, et du Venezuela qui n’a pas voté, seule la Bolivie, dans cette vaste région, s’est abstenue. Tous les autres États ont condamné la Russie. Posons un bémol sur le Brésil qui, à l’époque, était encore présidé par Jaïr Bolsonaro. On sait désormais qu’avec Lula, le plus charismatique des militants marxistes, le Brésil n’aurait pas condamné la Russie. 

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L’exception latino-américaine risque cependant de ne pas durer longtemps, car la gauche, désormais majoritaire, va contester l’Occident alors que la région devient de plus en plus « cololonisée » par la Chine et la Russie. La guerre en Ukraine a rassemblé l’Occident, lequel reste solitaire. Les États qui se sont affranchis des règles les plus élémentaires du droit international entendent aussi dominer l’agenda international. Comme le soulignait Claude Leblanc dans le quotidien L’Opinion, « après lIndonésie en 2022, lInde en 2023, ce sont le Brésil et lAfrique du Sud qui assureront la présidence du G20, respectivement en 2024 et 2025. Les pays émergents, en dépit de leurs nombreux problèmes internes, ont ainsi les moyens de faire entendre une voix alternative et de faire avancer leur vision du monde. »1

Bien choisir sa dictature

Une deuxième raison nous pousse à l’inquiétude devant cette montée en puissance de la gauche radicale latino-américaine : la lecture d’un essai2 de Jeane Kirkpatrick, ancienne représentante des États-Unis à lONU sous la présidence de Ronald Reagan. Elle écrivait qu’il convient de distinguer les dictatures de droite et les dictatures marxistes. Les premières, dans certaines circonstances, peuvent finir par rendre le pouvoir à des autorités démocratiques. Les secondes, nous dit-elle en termes plus choisis, sont indéboulonnables. « Bien que l’on n’ait jamais vu l’exemple d’une société révolutionnaire socialiste ou communiste se démocratiser, écrivait Kirkpatrick, il arrive parfois que les autocraties de droite évoluent vers la démocratie – avec le temps, des circonstances économiques, sociales et politiques propices, des dirigeants talentueux et une forte demande populaire pour un gouvernement représentatif ». 

L’histoire récente de l’Amérique latine confirme cette distinction entre les autocraties de droite capables d’évoluer vers la démocratie, et celles de gauche qui semblent installées pour l’éternité. La longue dictature militaire au Brésil, par exemple, initiée en 1954, a rendu le pouvoir à la démocratie en 1985. Le dictateur chilien Augusto Pinochet, dont le coup d’État militaire eut lieu le 11 septembre 1973, rend le pouvoir à la suite d’un référendum démocratique qu’il perd, le 5 octobre 1988. 

À l’inverse, à Cuba, le régime castriste installé par la force le 1er janvier 1959 existe toujours aujourd’hui, alors que ses citoyens survivent dans une misère désolante. On retrouve un schéma semblable au Nicaragua. Daniel Ortega y prend le pouvoir en 1979 à la tête d’une junte « sandiniste »3 après avoir renversé la dictature d’Anastasio Somoza Debayle. Aujourd’hui, il préside encore le pays et pour garder sa place, sa recette est simple : avant l’élection, il emprisonne tous ceux qui osent se présenter contre lui. 

Cependant, on ne peut, pour l’instant, accuser les quatre nouveaux élus de gauche de nourrir de telles intentions dictatoriales. 

L’enfer de l’interventionnisme 

La troisième raison de s’inquiéter de cette montée de la gauche en Amérique latine est son incurie économique, son interventionnisme étatique, son mépris ou son ignorance du fonctionnement des marchés, et son obstination idéologique à persévérer sur une voie sans issue alors qu’une croissance significative est essentielle pour la région. Celle-ci a abordé les années 2020, épuisées par la décennie précédente. Son PIB global devrait clore 2023 avec une croissance d’environ 2,5% contre une moyenne de 4 % dans les années 2004-2013, et une inflation d’environ 10 %.4  

Ce n’est pas le moment d’ignorer les marchés, de déstabiliser les investisseurs, de creuser les déficits et d’augmenter la dette.   L’inflation est là et la Fed a haussé ses taux qui ont un impact dans toute la région. Dès lors, le risque de révoltes sociales existe. Très riche en minerais, en terres rares et en produits agricoles, l’Amérique latine ne devrait pas compter tant de travailleurs pauvres. Si ses dirigeants politiques levaient les contraintes réglementaires qui pèsent sur l’économie et le commerce, s’ils baissaient la fiscalité, privatisaient les entreprises nationalisées ringardisées par la modernité et coûteuses en deniers publics, s’ils s’ouvraient davantage au commerce international, la région pourrait vite renouer avec une croissance forte. Pourtant elle reste menacée d’une « stagflation », cocktail délétère d’une économie en berne et d’une inflation encore vive, car les dirigeants populistes sont des nationalistes obsédés par le contrôle de l’économie et l’ingénierie sociale. 

L’effet Lula

La tentation de l’autoritarisme vient vite chez les nouveaux élus. Le Financial Times signalait récemment5 l’inquiétude des investisseurs à l’égard de Lula. Dès la victoire de celui-ci, l’index boursier Bovespa a perdu 6 %. Banco do Brasil, contrôlée par l’État, a connu une perte semblable. L’une des premières annonces du président a été sa décision d’arrêter le processus de privatisation de Petrobras, jadis une machine à laver l’argent sale de la politique. L’action de l’entreprise a aussitôt perdu dix pour cent de sa valeur. Pour ne rien arranger, Petrobras est présidée par un proche de Lula. Dans son discours inaugural, le 1er janvier 2023, Lula a promis « la réduction de la pauvreté » – laquelle ne se décrète pas – et a déclaré que les banques publiques et les entreprises privées « devaient promouvoir la croissance et l’innovation ». Il est toujours navrant d’écouter un politicien vénérant l’État faire la leçon aux entreprises privées pour la promotion de ce qu’elles font déjà, tandis que le gouvernement brésilien protège des entreprises publiques inefficientes qui engloutissent des sommes considérables d’argent public qui seraient mieux investies dans la santé, l’éducation et les infrastructures.

Une Consitution baroque

Bien sûr, parler de la gauche en Amérique latine constitue une généralité périlleuse. Cette région n’a rien d’homogène, et ses politiciens, même du même bord, ne se ressemblent pas. Ainsi, il est difficile d’amalgamer l’arrogance de Lula avec la violence institutionnelle de Pedro Castillo, éphémère président du Pérou élu avec le soutien d’un parti marxiste-léniniste, Peru Libre. Nous pouvons aussi noter une certaine naïveté politique, ou une illusion du bien commun, en observant Gabriel Boric élu à 35 ans sur un programme très politiquement correct, social et « inclusif ». Ce jeune homme bien intentionné a découvert la difficulté d’imposer ses idées dans un pays conservateur et de longue tradition démocratique. Il a ouvert une boite de Pandore en soutenant une réforme qui allait de soi : écrire une nouvelle Constitution pour remplacer celle de 1980 concoctée par Pinochet et qui reste aujourd’hui encore en vigueur. 

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La convention constitutionnelle, concentrée sur ses ambitions dun renouveau social et politique radical incluant la suppression du Sénat – lassemblée la plus respectée des Chiliens -, lannonce dun État désormais « plurinational » respectant la parité des genres, l’écologie, les organisations sociales et les indigènes, semble avoir oublié ce qu’est le Chili, un pays peuplé de citoyens sérieux et modérés. Le 4 septembre 2022, 61, 86 % des votants disent non à cette nouvelle Constitution. La majorité jadis silencieuse déclare que la fermeture du Sénat fragiliserait la démocratie, et qu’un État « plurinational » risquerait de fracturer le pays. Selon les sondages chiliens, ce sont les deux principales objections des électeurs qui ont refusé ce texte constitutionnel de 388 articles défendant plus souvent des intérêts particuliers que l’intérêt général.

Déstabilisé par cet échec, Boric s’avère pragmatique et prêt au compromis, ce qui n’est pas courant dans son camp. « Il faut écouter la voix du peuple », dit-il. Il veut relancer, mais de façon plus ordonnée, un nouveau referendum constitutionnel. Ce sujet dominera sans doute l’actualité locale en 2023, avec celui de la nationalisation du lithium, tandis que la marge de manœuvre du président en faveur de réformes sociales et fiscales se resserre et que sa volonté de gracier les prisonniers accusés de violences lors des troubles de 2019 choque une grande partie de la population. 

Le Président Guérillero

Enfin, après l’incurie, la violence, et l’illusion, voici, avec Gustavo Petro, le mystère d’une conversion démocratique et l’énergie pour les réformes. Âgé de 62 ans, le nouveau président de la Colombie est un ancien guérillero du mouvement M-19 qui a longtemps vécu dans la clandestinité tout en suivant des études d’économie à l’Université de Bogota. Cet homme secret, passionné par la littérature de Gabriel Garcia Marques, entre en politique après un accord de paix signé en 1990 entre le gouvernement et plusieurs guérillas, dont le M-19. Il est élu membre de la Chambre des représentants de 1991 à 1994 et de 1998 à 2006, puis sénateur de 2006 à 2010. Durant sa vie de parlementaire, au cours de laquelle il reçoit de nombreuses menaces de mort, il dénonce ce que les Colombiens appellent la « parapolitique », c’est-à-dire les relations entre des élus de droite et les milices paramilitaires qui les aident à se faire réélire en se débarrassant de leurs adversaires. Il contribue également à médiatiser le scandale des « faux positifs », litote pour désigner l’exécution sommaire de milliers de civils par larmée qui prétend qu’il s’agit de guérilleros tués au combat.

En 2012, il est élu maire de Bogota, la capitale de la Colombie, et fait ce qu’un homme de gauche doit faire : des politiques sociales et lamélioration des services publics qui ont accéléré la diminution de la pauvreté, la baisse de la mortalité infantile et la chute spectaculaire des homicides.

Le 7 août 2022, Petro devient président de la République. Quel parcours extraordinaire dans un pays dominé depuis toujours par une droite souvent musclée ! Durant sa campagne, il a défendu une réforme agraire contraire aux intérêts des narco-trafiquants, larrêt de toute nouvelle exploration pétrolière afin de sevrer le pays de sa dépendance aux combustibles fossiles, des investissements dans l’éducation publique et la recherche, des infrastructures pour laccès à leau, le développement du réseau ferroviaire, une réforme fiscale et une autre du système de santé largement privatisé. « La poursuite du néolibéralisme colombien, dit-il,  finira par détruire le pays ». Sa première action de président est de déclarer l’état d’urgence économique pour lutter contre la faim. Il défend des propositions progressistes sur la question des droits des femmes et des LGBT. Mais que se -t-il derrière le « rideau de fumée des réformes (expression de Mario Vargas Llosa) quand Petro annonce le rétablissement des relations diplomatiques avec le Venezuela. Et noue avec Maduro une alliance qui constitue une alerte pour tous les démocrates de la région. 

Les portraits de ces quatre mousquetaires montrent une diversité notable dans la manière d’être de gauche en Amérique latine, mais ceux-ci partagent une pratique commune : le populisme associé à l’interventionnisme étatique. Dans tous les pays désormais gouvernés par la gauche – notamment les trois puissances économiques locales que sont la Colombie, le Chili et le Brésil -, les analystes notent la montée de l’inquiétude des investisseurs en raison du manque de sécurité des droits de propriété, de l’instabilité des lois, d’une fiscalité punitive et d’une politique monétaire laxiste. 

Le retour de la droite ? 

Mais peut-être faut-il balayer ces raisons d’inquiétude à la lecture d’un article de The Economist qui prédit pour 2023 un retour en force des conservateurs6. De nouvelles élections en Argentine, au Guatemala et au Mexique pourraient, selon le magazine, donner aux électeurs l’envie et l’opportunité de voter pour la droite. Au Paraguay, c’est déjà chose faite. Le conservateur Santiago Peña a été élu à la présidence et prendra ses fonctions le 15 août.  

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1 « En 2023, les pays émergents vont encore s’éloigner davantage de lOccident », L’Opinion, 3 janvier 2023.

2 Jeane Kirkpatrick, Dictatorships & Double Standards, Revue Commentary n°68, 5 November 1979, pp 34-45. 

3 En hommage à Augusto Sandino, chef d’une guérilla opposée à un gouvernement du Nicaragua composé de libéraux et de conservateurs installé avec l’appui des Marines américains. Sandino disait que « Conservateurs et libéraux sont une même clique de canailles ». Il est tué par la Garde Nationale en 1934 à l’âge de 39 ans.  

4 Chiffres du FMI dans son dernier rapport sur les perspectives de l’économie mondiale.

5 « Investors fret over Lula’s ambitions for Brazil’s state-controlled groups », The Financial Time, édition du weekend des 8 janvier 2023.

6 Edging to the right. Voters are likely to show discontent about another year of slow growth, The Economist, dans son édition spéciale de fin d’année : The world Ahead 2023.

À propos de l’auteur
Michel Faure

Michel Faure

Michel Faure. Journaliste, ancien grand reporter à L’Express, où il a couvert l’Amérique latine. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés à cette zone, notamment Une Histoire du Brésil (Perrin, 2016) et Augusto Pinochet (Perrin, 2020).
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