<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Les Turcs en Allemagne

19 novembre 2020

Temps de lecture : 8 minutes
Photo : Le président turc Recep Tayyip Erdogan inaugure la plus grande mosquée d'Europe à Cologne, en Allemagne, le samedi 29 septembre 2018 (c) Sipa AP22253584_000015
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Les Turcs en Allemagne

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Première minorité d’origine étrangère dans le pays, les Turcs d’Allemagne ont une position particulière. Ils constituent la diaspora d’un État, la Turquie, en pleine mutation islamiste et nationaliste, et en pleine expansion géopolitique au Proche-Orient et en Méditerranée. D’un autre côté, ils sont loin de constituer une communauté homogène, divisés qu’ils sont aux plans religieux, social, mental et politique, et plus ou moins désireux ou capables, soit de s’intégrer ou de s’assimiler, soit de vivre en une communauté séparée dans leur pays d’accueil. Autant de problèmes qui se retrouvent dans d’autres populations immigrées dans les pays d’Europe occidentale, avec la différence qu’ils concernent la première puissance de l’UE et un pays dynamique ambitionnant de récupérer une part de la puissance de l’ancien Empire ottoman.

Pourquoi des Turcs ?

L’Allemagne est de loin le premier pays d’Europe à population turque d’expérience ou d’ascendance immigrée (3 millions). Leur estimation chiffrée est une question compliquée, qui mêle pays d’origine (la Turquie), identités nationales (Turcs, Kurdes et autres minorités de Turquie), et citoyennetés. Il y a en Allemagne des résidents turcs qui ont gardé la nationalité turque (2 millions en 1999, 1,5 million en 2015), d’autres qui ont acquis la citoyenneté allemande (la moitié), d’autres enfin ont la double nationalité (un million peut-être, de manière illégale). Les statistiques distinguent les résidents originaires de la République de Turquie (Türkeistämmige, Turcs ou non) et les Turcs ethniques (Türkenstämmige).

Les Turcs sont la première communauté d’origine étrangère dans le pays, mais ils ne sont pas la plus ancienne (les Italiens, Espagnols, Grecs et Yougoslaves étant arrivés dès les années 1950). Depuis 1919, l’Allemagne n’avait plus de colonies. Certes le Reich de Guillaume II a été l’allié de l’Empire ottoman dans la Première guerre mondiale, mais les facteurs principaux sont bien plus tardifs (2000 Turcs en 1917, 79 en 1945, 7000 en 1961) : le besoin de main-d’œuvre bon marché en Allemagne, le chômage élevé en Turquie, et la volonté d’amarrer la Turquie au bloc occidental au temps de la Guerre froide. Leur immigration a commencé dans les années 1960, après l’accord de recrutement de main-d’œuvre entre la RFA et la Turquie (à sa demande) en 1961. Jusqu’aux années 1980, on pensait que les Turcs étaient difficiles à intégrer et impossibles à assimiler. L’annonce de l’arrêt de l’immigration du travail en 1973 a entraîné, indépendamment des crises économiques du pays de destination, un vaste courant de « regroupement familial » qui a transformé l’immigration du travail (Gastarbeiter, travailleur résident temporaire) en immigration de peuplement, comme dans les autres pays de l’Europe occidentale. Enfin, plus récemment, certains ont profité des possibilités d’immigrer en tant que demandeurs d’asile (après le putsch militaire de 1980, ou en raison du conflit turco-kurde, ou sous le régime Erdogan). Avec le temps, le système social généreux (logement, revenu de base) et le discours pro-immigration des municipalités de gauche (en particulier Berlin et Hambourg) ont contribué à accroître la population turque. Actuellement, 48% des Turcs d’Allemagne (femmes et jeunes compris) ne travailleraient pas officiellement. La xénophobie antiturque émerge alors en Allemagne.

La répartition des Turcs est très inégale sur le territoire allemand, pour des raisons historiques et politiques. La carte parle d’elle-même : forte concentration dans les zones industrielles de l’ex-RFA où se sont établis les travailleurs et leurs familles (Rhénanie du Nord-Westphalie, Hesse et Sud) et à Berlin-Ouest (Kreuzberg), où la cohabitation a près d’un demi-siècle. Quasi-absence (une dizaine de milliers) dans les Länder de l’Est (ex-RDA, où il n’y avait pas de Gastarbeiterturcs), plus sensibles à l’identité culturelle et nationale, et où il y a eu des réactions anti-immigrés dans les années 1990.

L’importation des conflits anatoliens : pro et anti-Erdogan

L’immigration a importé en Allemagne les conflits anatoliens, de nature religieuse (les Turcs sont en majorité sunnites, mais il y a des chiites et 500000 alévites), ethnique (de 500 000 à 800 000 Kurdes de Turquie, sans compter ceux de Syrie, d’Irak et d’Iran), et politique. Les musulmans turcs sont organisés en communautés autour de réseaux de mosquées, qui encadrent l’éducation religieuse, la culture, les attitudes sociétales et politiques (23% des Turcs seraient membres d’associations religieuses et 22% dans des associations familiales ou culturelles turques). Le Milli Görus (« Vision nationale »), islamiste, est proche de l’AKP, le parti du président Erdogan. La plupart des mosquées sont des bâtiments « d’arrière-cour », mais des mosquées turques à coupole et minarets ont été construites récemment (à Berlin-Neukölln en 2010, à Essen en 2012, à Cologne en 2011 et 2018, en présence d’Erdogan). L’immigration du travail est en général conservatrice, religieuse, nationaliste, et soutient le président Erdogan. Les anti-Erdogan sont des réfugiés politiques, des éléments d’extrême gauche ayant fui le régime militaire de 1980, des partisans du mouvement Gülen impliqué dans le coup d’État de 2016, des intellectuels (avocats, professeurs, écrivains, cinéastes), partisans d’un État laïc, d’idéologies progressistes, rétifs au nationalisme turc, qui ne supportent pas la restriction des libertés en Turquie, et les Kurdes. Les immigrés kurdes sont souvent d’extrême gauche (proches du PKK) et nationalistes. Des affrontements opposent régulièrement Kurdes et Turcs dans les villes allemandes (dévastations et incendies de commerces ou de locaux communautaires, attaques contre 26 mosquées turques en 2018) lors des opérations de l’armée turque dans l’Est kurde du pays ou les campagnes électorales de l’AKP d’Erdogan auprès des électeurs turcs de la diaspora.  La grande majorité des Turcs d’Allemagne soutient Erdogan (63% des électeurs turcs d’Allemagne ont voté la révision constitutionnelle de 2017). Les autorités de la RFA ciblent principalement les islamistes radicaux et les nationalistes de droite turcs (les fameux Loups Gris, 18000 dans le pays), mais aussi les courants antiturcs ou anti-islamiques allemands (il y a eu des incendies de foyers, des attaques contre des mosquées, des assassinats de Turcs dans les années 1990-2000). La double nationalité (qui pose un problème d’identité et de loyauté), les manifestations nationalistes enflammées, les violences des jeunes d’origine immigrée, les mariages forcés, le traitement des femmes, l’homophobie sont des sujets récurrents d’irritation, de débat et d’éducation en Allemagne. Ils n’impliquent pas seulement les immigrés turcs et leurs descendants, mais l’afflux de migrants musulmans en 2015 les a rendus encore plus sensibles (il y aurait 5 millions de musulmans en tout dans le pays, 7% de la population en 2020, dont la moitié sont d’origine turque).

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Intégration ou société parallèle ?

Les autorités allemandes, les médias, les entreprises font des efforts pour l’amélioration de la condition et l’intégration des Turcs (éducation, formation, culture, propagande politique), tout en laissant beaucoup de liberté aux associations turques et musulmanes. De plus en plus, beaucoup de Turcs n’ont pas d’expérience migratoire (nés en Allemagne). Une partie des plus instruites souhaite l’intégration, afin d’obtenir une égalité totale, et croient que l’Allemagne est une chance pour un « islam séculier ». Certains connaissent une réelle ascension sociale, font carrière dans le commerce, la culture ou le sport (leurs fans arborent le drapeau turc), et aussi dans la criminalité (trafic de drogue, d’armes, de femmes, extorsion). Ceux qui ont la citoyenneté allemande adhèrent dans des proportions variables aux courants politiques, sociaux et culturels du pays d’accueil. Les Kurdes originaires de Turquie s’intègrent mieux que les Turcs ethniques, parce qu’ils n’ont pas derrière eux un État qui les soutienne, les encadre et les instrumentalise. Parmi les conservateurs musulmans et les laïcs, beaucoup votent CDU-CSU (la chancelière Angela Merkel ménage les musulmans à l’intérieur et la Turquie à l’extérieur). Les partis (SPD, CDU, Verts, Linke) encouragent la carrière politique des Turcs. Il y avait au Bundestag en 2009 5 députés turcs, et 14 depuis 2017 (SPD, Verts, Linke). En 2013 a été élue la première députée musulmane de la démocratie chrétienne (CDU). Aujourd’hui, un tiers des électeurs turcs vote SPD (64% en 2013) et autant pour la CDU. Il y a eu une ministre d’État turque « chargée des Musulmans, des Réfugiés et des Migrations » de 2013 à 2018. Les Verts, pro-migrants mais laïcs et féministes ont eu un dirigeant d’origine turque, Cem Özdemir (détesté par les partisans d’Erdogan). Die Linke post-communiste attire le vote des Turcs d’extrême gauche et des Kurdes, mais son électorat est centré sur l’ex-RDA. Il y a des Deutschtürken jusque dans l’AfD, le parti conservateur nationaliste allemand, à cause de la défense de la famille, du rejet de l’islamisme, et de la volonté d’assimilation (l’un a été qualifié de « nazi turc »). Un auteur de romans à succès, Akif Pirinci, a carrément renié ses origines turques ; il a fréquenté les réunions de l’AfD et du mouvement anti-islamiste Pegida, et été condamné pour haine anti-islamique. L’AfD a même pris ses distances avec lui. On pourrait dire qu’il est un exemple d’assimilation réussie.

L’instrumentalisation des Turcs d’Allemagne par Erdogan fait polémique dans le pays. Le DITIB (Union Islamique Turque pour l’Institution de la Religion), la plus grosse organisation musulmane en Allemagne, est une association de mosquées et institutions culturelles et sociales. C’est un organe du gouvernement d’Ankara (ses imams en Allemagne, dont certains, radicaux, ont dû quitter le pays, sont des fonctionnaires salariés de l’État turc), qui freine l’intégration. Il n’a pas le statut d’Église et il est minoritaire, mais il reçoit des subventions de l’État allemand. Il est efficace pour mobiliser les partisans du pouvoir d’Erdogan, dont les déclarations virulentes (« Intégrez-vous pour obtenir des droits, mais ne vous laissez pas assimiler aux Allemands ») excitent la fierté nationaliste d’une partie des Turcs d’Allemagne. En 2017, le ministre des Affaires étrangères turc a dénoncé à Hambourg « l’oppression systématique des citoyens turcs » en Allemagne, suscitant chez une partie des Allemands, surtout depuis la vague d’immigrants du Proche-Orient en 2015, des soupçons d’un plan de décomposition de l’identité allemande traditionnelle ou d’islamisation du pays, par le développement d’une société parallèle. 75 % des résidents d’origine turque en Allemagne ont des parents en Turquie. Depuis 2012, les nouvelles générations se tournent vers l’islam et l’identité turque. La politique d’encouragement au retour (stigmatisée comme facteur de racisme) est un échec. De fait, l’assimilation des Turcs a produit des résultats sur le plan des individus ; elle est un fiasco au plan collectif.

Coopération, méfiance et dépendance mutuelles

La présence des Turcs en Allemagne repose sur de solides fondements. Elle est le produit des intérêts économiques de certaines entreprises, des principes humanistes, universalistes et multiculturalistes des élites politiques et médiatiques d’un côté, des crises économiques et politiques en Turquie et sans doute aussi d’un projet des autorités turques pour peser de l’intérieur sur l’Allemagne et sur l’Europe, de l’autre.

Depuis 1961 (après l’épuisement de la main-d’œuvre allemande expulsée des territoires de l’Est ou réfugiés de RDA), les entreprises allemandes ont recruté en masse des travailleurs turcs dans les métiers durs et peu valorisants (pour peser sur les salaires), cela malgré les différences culturelles et les problèmes de formation et d’intégration. Elles ont ainsi créé des foyers de peuplement turc dans les villes et les régions industrielles d’Allemagne de l’Ouest, gonflés dans un second temps par le regroupement familial et la natalité, et enfin par les demandeurs d’asile (« réfugiés »).

La gauche allemande est tiraillée entre ses principes pro-immigrés et ses engagements humanistes, progressistes, laïques ou athées, féministes, LGBT. La CDU-CSU comptait sur un islam turc modéré avec un AKP susceptible d’être un avatar islamique de la démocratie chrétienne. Or les jeunes générations sont délaïcisées et renationalisées. En 2020, le gouvernement de coalition CDU-CSU-SPD a annoncé un programme de formation d’imams en Allemagne dans le but de réduire l’envoi d’imams turcs. Les autorités et les associations multiplient les institutions, sommets, forums, sessions, « ateliers », campagnes de propagande, publicités, « études d’experts » (excluant les sceptiques et les critiques), pour créer un « islam allemand » et tenter de faire progresser l’intégration. L’État a créé une Conférence de l’islam allemand, qui   tient ses réunions depuis 2006, et préconise la privatisation de l’islam et le respect des valeurs occidentales du pays d’accueil. Mais la pointe principale des autorités et des médias vise les « préjugés », « l’intolérance », la xénophobie », « l’islamophobie » et le « racisme » d’une partie de la société allemande.

Le gouvernement allemand, le gouvernement turc et les Turcs d’Allemagne sont dans une relation complexe et délicate, faite de coopération, de méfiance et de compromis plus ou moins précaires.

Les organisations turques (associations reconnues) respectent formellement la légalité de la RFA, tout en défendant leur autonomie organisationnelle, identitaire et sociétale au cœur de la société allemande ultralibérale vis-à-vis des immigrés. Les travailleurs turcs d’Allemagne envoient en Turquie de l’argent qui profite à l’économie nationale. Le gouvernement turc a besoin d’un partenaire bienveillant au sein de l’UE.  La politique de Merkel est de ménager l’État turc, partenaire dans l’OTAN, garant en principe de l’accord sur les migrants du Proche-Orient qui passent par son territoire pour tenter de rejoindre l’Europe. Elle en espère une influence positive sur les Turcs d’Allemagne. Elle a condamné un humoriste qui s’était moqué d’Erdogan. Elle refuse, malgré les atteintes aux libertés et aux droits de l’homme en Turquie et les interventions extérieures du régime (contre les Kurdes de Syrie, en Libye, en Méditerranée orientale) de multiplier les sanctions contre le régime Erdogan. La présence des 3 millions de Turcs est à la fois un moyen d’influence de la Turquie en Allemagne et donc en Europe, et un facteur de modération relative du gouvernement turc. Ce compromis est-il une garantie d’intégration ?

À propos de l’auteur
Thierry Buron

Thierry Buron

Ancien élève à l’ENS-Ulm (1968-1972), agrégé d’histoire (1971), il a enseigné à l’Université de Nantes (1976-2013) et à IPesup-Prepasup. Pensionnaire à l’Institut für Europaeische Geschichte (Mayence) en 1972-1973. Il a effectué des recherches d’archives en RFA et RDA sur la république de Weimar. Il est spécialisé dans l’histoire et la géopolitique de l’Allemagne et de l’Europe centre-orientale au XXe siècle.
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