<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’esprit commando dans la culture britannique du combat

17 septembre 2022

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : Commando des Royal Marines. La force d’action de l’Angleterre. Crédits : Royal Navy
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L’esprit commando dans la culture britannique du combat

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Officier supérieur des troupes de marine et enseignant en intelligence stratégique à l’École de guerre économique, Raphaël Chauvancy est détaché depuis 2018 auprès des UK Commando Forces – Royal Marines. Il vient de publier, en collaboration avec Nicolas Moinet, Agir ou subir (Dunod, 2022), sur l’esprit commando appliqué au monde civil.

C’est à l’aube de la Renaissance que l’Angleterre commence à forger une culture du combat originale qui donna naissance à l’esprit commando. Après les défaites de Patay et de Castillon, qui ont marqué le glas de ses ambitions continentales, elle sort exsangue de la guerre des Deux-Roses. Décimée, sa noblesse s’ouvre à une bourgeoisie qui ne place pas l’honneur dans le sang versé, mais dans le capital accumulé.

C’est alors que l’Espagne découvre l’Amérique et ses Incas couverts d’or. Les joyaux des dieux et l’argent du Potosí prennent la route de Cadix. Cela donne à penser aux nobles marchands de Londres et de Portsmouth. N’y aurait-il pas meilleur usage pour leurs propres vaisseaux que de pêcher la morue et le hareng ? Ne serait-il pas plus fructueux d’envoyer les reîtres du royaume courir sus à l’Espagnol plutôt que de les laisser faire les poches des morts sur les champs de bataille du continent ?

Une nation corsaire

C’est ainsi que naissent les Chiens de Mer, pour qui il n’est de panache que dans la victoire et de récompense que d’argent. Les Tudor soutiennent l’entreprise, convaincus que, bien que le rapport de force avec Madrid leur soit défavorable, rien n’empêche de profiter d’un ennemi que l’on ne peut vaincre. Corsaires ou pirates, on ne sait trop, Hawkins, Raleigh père et fils ou Frobisher sillonnent des mers inconnues et multiplient les prises au détriment de la cour et des armateurs ibériques.

Mais la figure de Francis Drake les domine tous. Aucun port, aucun navire n’est à l’abri de ses entreprises. Pourtant, il n’engage pour ainsi dire jamais le combat. À la masse espagnole, il oppose le mouvement, le renseignement, la surprise, l’imprévisibilité et la faculté à concevoir l’inconcevable – tout ce que l’on appellera beaucoup plus tard « l’esprit commando ». À la bataille, coûteuse, il substitue le raid, fructueux. L’attaque de l’isthme de Panama lui rapporte 20 tonnes d’or et d’argent. Il prend plus tard Valparaiso, pille Calao. Poursuivi par les navires ennemis, il leur échappe en regagnant l’Angleterre par le Pacifique, réalisant la seconde circumnavigation de l’histoire après celle de Magellan, les cales chargées d’un des plus riches trésors de tous les temps…

Sir Francis s’illustre encore contre la Grande Armada. Les lourds galions ibériques transportent les meilleurs combattants de l’époque. Nul ne peut résister au choc de leur masse expérimentée. Seulement les Anglais se dérobent. Plus légers et maniables, leurs vaisseaux sont également mieux armés en canons. Organisés en essaims, ils harcèlent la flotte adverse jusqu’à la disloquer. La victoire conforte les Britanniques dans une certitude déjà bien ancrée depuis les succès des archers gallois contre la chevalerie lourde française : le nombre et la cuirasse ne peuvent rien contre l’agilité et la supériorité des feux. Inférieure aux Espagnols ou aux Français dans les phases d’abordage, leur marine restera inégalée grâce à une artillerie navale incomparable servie par les meilleurs équipages du monde.

L’Angleterre découvre également que la réputation est une force en soi. L’image d’Elizabeth Ire, la reine-vierge protestante du Nord, dressée contre le tyrannique Philippe II d’Espagne et ses moines sanguinaires fait autant, si ce n’est plus, pour la cohésion et la puissance du royaume que ses succès en mer. La propagande britannique ne cessera d’ailleurs de se perfectionner, jusqu’à devenir la principale référence mondiale en termes de guerre informationnelle.

Ainsi se forge une culture du combat hybride dans laquelle, comme en affaires, tout est permis à la guerre puisque seul compte le résultat. Aussi la ruse et les manœuvres indirectes, qui révulsent la noblesse continentale, sont-elles à l’honneur outre-Manche. En contrepartie, les vertus aristocratiques d’excellence, de service et de sacrifice demeurent vivaces. La société de classe britannique conserve également le vieil idéal féodal selon lequel la guerre est l’affaire d’une minorité et la conviction que la qualité l’emporte sur le nombre – cette dernière survivra même à l’avènement de la démocratie.

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L’esprit commando ou l’inutilité de la bataille

Pour un peuple de commerçants, il n’est rien de plus absurde que de recruter, d’équiper, de transporter et d’aligner à grands frais des troupes que le canon renversera en quelques heures. Les Anglais n’aiment pas les batailles. D’ailleurs, ils les remportent rarement. À dix contre un, il leur faut un siècle et demi pour se débarrasser des Français en Inde et à peine moins de temps pour prendre le Canada à 100 contre un.

Pendant la guerre de Succession d’Espagne, les victoires de leur seul très grand général, le duc de Marlborough, sont coûteuses pour des bénéfices douteux. Au xviiie siècle, lorsque les Anglais risquent une armée sur le continent, ils se la font souffler à Fontenoy. La leçon porte. La guerre de Sept Ans, la Révolution, l’Empire les voient combattre avec une détermination sans faille, mais un engagement au sol réduit. Pendant que les puissances continentales s’épuisent à Rossbach, à Austerlitz ou à Eylau, l’Angleterre construit des bateaux propres au commerce comme à la guerre, mène des raids coloniaux et s’enrichit en réservant sa petite armée pour le coup de grâce.

Si elle se laisse happer par la guerre de tranchées en 1914, le traumatisme est d’autant plus fort qu’elle n’est pas habituée aux grandes hécatombes. En 1940, le royaume se garde bien de renouveler l’expérience. Plutôt que de sacrifier une seconde fois sa jeunesse dans les plaines d’Artois, il s’en remet à sa supériorité dans quelques domaines clefs. De fait, servis par un renseignement de qualité, une poignée d’hommes d’exception et des Spitfires ruinent les projets d’invasion d’Hitler au prix relativement modeste de 500 aviateurs tués.

En revanche, dans tous les engagements majeurs, la Grande-Bretagne subit des revers. En Afrique du Nord, Rommel leur taille des croupières, malgré leur supériorité en nombre et en matériel. En Extrême-Orient, les 100 000 hommes de la garnison de Singapour capitulent devant 30 000 Japonais. La Malaisie et la Birmanie tombent. L’Inde est menacée.

Impropres à la bataille, les Britanniques ne le sont pas à la guerre. Ils reprennent progressivement l’ascendant en menant le type de combat dans lequel ils excellent. Si leurs pilotes ont été les corsaires du ciel, la création des commandos révolutionne le combat terrestre. Initialement recrutés parmi les troupes d’élite des Royal Marines, qui sont aujourd’hui encore les dépositaires des traditions et savoir-faire britanniques du combat commando, de petits groupes d’hommes surentraînés et équipés infligent des dommages majeurs à l’ennemi, tout en manipulant ses perceptions grâce à des opérations cognitives d’une rare complexité. Ces nouvelles unités, voulues par Churchill, sont baptisées par leur créateur, le général Dudley Clarke, d’après les commandos sud-africains, ces milices légères et mobiles qui avaient tant fait souffrir les Anglais pendant la guerre des Boers. Né à Johannesburg en Afrique du Sud, Clarke s’est formé à la guérilla durant les troubles en Palestine mandataire avant de se spécialiser dans le domaine de la déception militaire, dont il deviendra un des maîtres britanniques. Très vite, ses commandos s’illustrent.

Leurs raids sur les côtes d’Europe, dont le plus fameux fut mené à Saint-Nazaire, sapent le moral allemand. En Afrique du Nord, les SAS de David Stirling, créés sur un modèle similaire, mènent des opérations en profondeur dévastatrices dans le désert. En Asie, ce sont les Chindits d’Orde Charles Wingate qui coupent les lignes de ravitaillement japonaises et prennent l’avantage dans le combat en jungle où excellent pourtant les forces nippones.

Les exploits de ces unités se nourrissent à la fois des valeurs aristocratiques de dépassement de soi et d’une méticulosité toute bourgeoise dans la planification et l’organisation des coups de main. L’effet disproportionné entre les moyens engagés et les résultats obtenus constitue sans doute la quintessence de la culture britannique du combat.

Le retour aux sources contemporain

Au xxie siècle, les engagements massifs en Irak et en Afghanistan ont usé le matériel, coûté des vies, consommé des ressources et fragilisé la résilience nationale pour un bénéfice nul. Aussi, une fois encore, les Britanniques reviennent-ils aux sources de leur culture du combat.

Tout en renouant avec le political warfare[1], qui consiste à mettre en place les conditions du succès plutôt que de chercher à le forcer, le Royaume-Uni a entrepris d’adapter son outil de combat à ses besoins et à ses ressources. L’objectif est de concentrer l’action sur les connexions et les points sensibles de l’adversaire plutôt que de s’épuiser à l’affronter directement ou à vouloir contrôler des espaces intenables.

Alors que le budget militaire de la Couronne augmente, les effectifs de l’Army ont aujourd’hui atteint leur plus bas niveau depuis le xviiie siècle. Ce paradoxe tient à une approche particulière. Alors que la plupart des grandes nations assimilent communément les forces armées à une assurance à fonds perdu, Londres les considère comme un placement dont elle escompte un rapport avantageux. Dans cette optique, l’esprit commando, qui repose autant sur la supériorité matérielle que sur l’optimisation des qualités humaines des combattants, peut même contribuer à la prospérité du royaume dans une approche intégrée de l’ensemble des ressources, une whole-of-society approach.

C’est ainsi que les Royal Marines ont réhabilité et modernisé le savoir-faire commando, grâce à des procédures nouvelles et des équipements de pointe – qui stimulent la recherche. Avec ses appuis, une équipe de 12 combattants de leur Future Commando Force est désormais réputée disposer de la puissance de feu d’une compagnie d’infanterie. Les commandos sont également aptes à former ou encadrer des forces amies, le travail fourni auprès des forces ukrainiennes depuis plusieurs années en montre l’efficacité. La création récente de bataillons de Rangers dérive du même principe : disposer d’unités extrêmement agiles, dotées d’une puissance de feu dévastatrice et capables de frapper durement l’ennemi ou d’aider significativement les forces alliées au prix d’une faible empreinte au sol.

Dégraissées à l’extrême, les forces britanniques ont renoncé à tout rôle décisionnaire dans la bataille au profit de celui de facilitateur. Ainsi conservent-elles un rôle majeur auprès de leurs alliés en occupant des niches militaires critiques. Elles aspirent à obtenir des effets stratégiques à moindre coût, à gagner les guerres sans livrer elles-mêmes de batailles, ou seulement en tout dernier recours avec un rapport de forces favorable, et à s’imposer dans la compétition globale. En cas de besoin, la masse critique serait fournie par les États-Unis, qui rempliraient dans le condominium moderne anglo-saxon le rôle dévolu à l’armée des Indes au temps de l’empire, préservant les ressources financières et démographiques du royaume…

Une des idées maîtresses de la culture stratégique commando est la marginalisation du volontarisme militaire. Le choc n’est utilisé qu’en appui d’une approche structurelle de la lutte, dont le but est d’établir un rapport de force global et multi-domaine favorable qui permette mécaniquement d’atteindre les objectifs fixés. Cette stratégie fondée sur la maîtrise du temps long n’a évidemment pu se développer qu’à la faveur de l’insularité. En filtrant les menaces, la Manche a conféré aux Britanniques un sentiment d’invulnérabilité, inconnu des puissances continentales, et des vertus de patience. Au volontarisme tactique, ils opposent volontiers la maîtrise du tempo, quitte à subir des revers momentanés.

Cette approche déborde du monde militaire britannique et imprègne la société civile. Elle explique certaines prises de risque comme la constitution d’une armée extrêmement moderne, mais sans épaisseur, ou le Brexit. Dans un monde caractérisé par une transformation permanente, la culture commando assimile souvent la masse à la pesanteur. Aussi cherche-t-elle, avec des ressources contraintes, à se donner les moyens de surprendre l’adversaire par la furtivité, le mouvement, la fulgurance, l’innovation et l’adaptation permanente, tout en offrant le moins de prises possible. Comme la manœuvre qui a ruiné la politique indopacifique de la France et conduit à l’AUKUS…

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[1] Voir notre article in Conflits, « Le political warfare ou la guerre par le milieu social », janvier 2022.

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À propos de l’auteur
Raphaël Chauvancy

Raphaël Chauvancy

Officier supérieur des Troupes de marine, Raphaël Chauvancy est également chargé de cours à l’École de Guerre Économique, où il est responsable du module d’intelligence stratégique consacré aux politiques de puissance. Il est notamment l’auteur de Quand la France était la première puissance du monde et des Nouveaux visages de la guerre.
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