Face à la montée de la realpolitik et à l’effondrement progressif de l’ordre mondial fondé sur des règles, l’Europe est à un carrefour. Entre aspirations à l’autonomie stratégique et dépendance transatlantique, elle peine à définir sa place dans un monde de plus en plus polarisé. Asle Toje livre ses réflexions sur les défis et opportunités qui attendent le Vieux Continent.
Asle Toje est professeur de géopolitique à l’Université de Cambridge et membre du comité norvégien du prix Nobel de paix.
Propos recueillis par Henrik Werenskiold
Comment voyez-vous le rôle de l’Europe dans le nouvel ordre mondial ? Certains, notamment les transatlantiques, affirment que l’Europe doit quoi qu’il arrive suivre la ligne américaine. D’autres pensent qu’elle doit gagner en autonomie et agir plus librement, par exemple en dialoguant davantage avec les BRICS et la Chine. On parle souvent d’« autonomie stratégique européenne ». Que pensez-vous de cette évolution ? Est-ce une voie réaliste pour l’avenir ou bien est-ce hors de portée ?
Lorsque Jacques Chirac et Tony Blair se sont rencontrés en 1998 à Saint-Malo pour signer l’accord de défense franco-britannique, l’expression « capacity for autonomous action » est apparue. C’était une tentative, très française d’ailleurs, de créer une telle autonomie, mais cela n’a pas été très loin à l’époque.
Je crois que si ce que vous décrivez doit se réaliser, un État doit prendre les devants. Depuis le départ des Britanniques de l’UE, seule la France peut prétendre à ce rôle. Le problème est que la France est mal placée pour l’assumer. Comme on dit au Royaume-Uni, où j’enseigne à Cambridge : « La France ne copie personne, et personne ne copie la France. » La France est formidable à bien des égards, mais elle est trop différente des pays germaniques, qui sont pourtant essentiels en Europe.
Soyons honnêtes : l’Europe du Nord-Ouest – le Royaume-Uni, l’Allemagne, les Pays-Bas et les pays nordiques – est indispensable. On ne peut pas bâtir une Europe autonome sur la base de la Yougoslavie et de la Grèce. Il faut les Néerlandais, les Allemands, les Norvégiens, les Suédois, les Danois et, bien sûr, les Britanniques.
Même avec un dirigeant par ailleurs remarquable comme Emmanuel Macron, il est difficile d’y parvenir. J’ai beaucoup de respect pour lui, que je considère comme le chef d’État le plus talentueux d’un grand pays occidental actuellement. Le problème, c’est que Macron n’a jamais vraiment compris à quel point la France peut sembler déstabilisante pour les autres.
Quand je dis « déstabilisante », je parle de la perception à Londres et à Berlin selon laquelle la France se voit comme le cavalier et les autres comme le cheval – toujours prête à monter en selle, à donner des coups d’éperon et à indiquer la direction. C’est une posture que beaucoup trouvent difficile à accepter.
Il est aussi révélateur que Macron n’ait pas de bonnes relations avec Scholz. Il n’en avait pas de très bonnes avec Merkel sur la fin, ni avec Keir Starmer ou Donald Trump non plus. En réalité, il s’entend peut-être mieux avec Poutine qu’avec n’importe lequel d’entre eux. Et ce n’est pas parce qu’il est désagréable ou inculte, au contraire. Le problème, c’est la « marchandise » qu’il essaie de « vendre » et la façon dont il s’y prend.
Sans un changement de génération en France, la situation sera difficile à infléchir. Une génération formidable, celle des 18-25 ans, est en train d’émerger, une génération ouverte sur le monde, anglophone, qui sait que la France est une grande puissance déchue. Si cette génération n’arrive pas rapidement au pouvoir, je vois mal ce qui pourrait changer. La France n’est pas une grande puissance qui aurait simplement traversé une mauvaise passe ; cette époque est révolue. Pour que la France se relève, elle doit procéder autrement.
Macron l’a partiellement compris, du moins sur le plan économique. Mais en matière de géopolitique, la France doit davantage jouer un rôle unificateur. Un dirigeant qui fédère ne demande pas toujours aux autres de régler l’addition pendant que lui décide du menu. Or, c’est justement le reproche que l’on adresse à Macron. Il a souvent d’excellentes idées, mais quand il faut payer la note, il est déjà parti aux toilettes.
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Parlons du retour de la realpolitik et de la géopolitique, et de la lente érosion de l’ordre mondial fondé sur des règles. L’UE est une organisation née de cet ordre fondé sur des règles, et qui s’y agrippe coûte que coûte, dans l’espoir de préserver quelque chose qui est en train de disparaître. L’UE, sous sa forme actuelle, peut-elle exister dans le nouveau monde qui se dessine ?
Je ne sais pas si l’UE est vraiment conçue pour ce nouveau monde. Pour être honnête, je suis agnostique vis-à-vis de l’UE. J’y croirai quand je la verrai fonctionner, mais je n’ai pas de lien émotionnel avec elle. Dans mon pays, ce sont surtout des élites en déclin et de vieux noms de famille qui y sont attachés émotionnellement. Pour eux, c’est un symbole, je pense, de leur statut perdu – qu’ils soient patriciens, aristocrates ou autre. Moi, je viens de la classe ouvrière, et comme la plupart des Norvégiens, je considère l’Europe comme un lieu de vacances. Intellectuellement, je sais que la Norvège fait partie de l’Europe, mais émotionnellement, l’Europe se trouve sur le continent, séparée de nous par la mer.
Concernant Ursula von der Leyen, je pense qu’elle a été une catastrophe pour l’UE. Non pas qu’elle soit une mauvaise personne ou incompétente, mais parce que l’Europe a, en ce moment, besoin d’un dirigeant capable de hiérarchiser les priorités. Von der Leyen affirme vouloir tout faire à la fois : la transition écologique, la « guerre éternelle » en Ukraine, et la réforme de l’UE, sans provoquer de guerre civile entre les institutions. C’est irréalisable.
Pour que cela fonctionne, la Commission européenne devrait s’imposer face au Parlement européen et au Conseil européen, et assumer véritablement son rôle exécutif, en lien avec la Cour de justice. Au lieu de cela, elle produit une multitude de rapports, sans résultat concret. Nous nous souvenons tous de la stratégie de Lisbonne, qui devait faire de l’Europe l’économie la plus compétitive au monde d’ici 2020. Cela ne s’est jamais réalisé.
Personne ne surpasse l’UE dans l’art de rédiger des études érudites que personne ne suit. La dernière en date est le plan Draghi, une analyse de 800 pages sur les défis des économies européennes. Un bon rapport, à mon sens, mais et ensuite ? Le problème, c’est que l’UE ne parvient à être efficace que lorsqu’elle a l’initiative. Or, elle ne l’a plus eue depuis près de 20 ans.
La plupart des crises ont été imposées à l’UE, que ce soit la crise financière, le COVID, la crise ukrainienne ou la crise migratoire. Et l’UE réagit toujours maladroitement lorsqu’elle ne contrôle pas l’agenda. Je me demande donc si l’UE est viable. Pourtant, je crois que nous avons besoin d’une organisation de coopération en Europe, et je soutiens l’idée d’un marché commun. Mais l’UE a besoin d’un dirigeant qui aurait la froide détermination de se concentrer sur ses points forts.
Je ne suis pas sûr que la politique étrangère et de défense doive passer par l’UE. Si j’étais Macron, je tenterais plutôt de créer une organisation parallèle – une coopération européenne de défense. Selon moi, tant que les Américains seront prêts à rester en Europe, les Européens les supplieront de rester.
C’est ce que Geir Lundestad, mon mentor, appelait « un empire sur invitation ». Oui, nous savons que les États-Unis sont une puissance hégémonique en Europe, mais nous les accueillons à bras ouverts. Et c’est parce que, à bien des égards, les Américains sont un hégémon très convenable, soyons honnêtes. Jamais n’a-t-on vu situation plus confortable que d’être sous la tutelle américaine.
N’oublions pas, à l’heure où l’antiaméricanisme est à la mode, que les Américains sont sans doute la puissance coloniale la plus civilisée que le monde ait connue. Ils ne sont jamais intervenus militairement dans les États alliés pendant la guerre froide. C’est en net contraste avec l’URSS, qui a envahi la Tchécoslovaquie et la Hongrie en 1956 et en 1968.
Pourtant, malgré cette invitation, les Américains ont souvent jugé insoutenable le statu quo actuel de la sécurité en Europe. Qu’en pensez-vous ?
J’ai sans doute de meilleurs contacts à Washington que la plupart des Européens, en particulier parmi les républicains. Je peux vous dire que leur raisonnement est simple : pendant longtemps, les États-Unis ont accumulé des promesses et des garanties de sécurité à destination de toute une série de pays, sans pouvoir les honorer toutes en cas de crises multiples. Si les problèmes arrivent un par un, les États-Unis peuvent y faire face. Mais s’ils surviennent en même temps, c’est compliqué.
Les États-Unis se conforment à la doctrine Rumsfeld 1-4, 2-1 : la mission principale de leurs forces armées est de défendre le territoire américain. En même temps, ils doivent maintenir une présence dans quatre régions du globe, pouvoir intervenir militairement dans deux conflits simultanément, et remporter la victoire dans l’un d’eux.
Le défi actuel, c’est que les Américains ont déjà engagé des ressources considérables en Ukraine et en Israël. Il leur reste peu de marge de manœuvre, notamment pour faire face à la montée en puissance de la Chine. Comment libérer des capacités ? Du point de vue géopolitique, il n’y a qu’une région du monde où ils peuvent réduire en premier lieu leur engagement : l’Europe. Parce que l’Europe est composée de démocraties stables et amies, qui ont les moyens de se défendre.
Et comme nous l’avons appris avec Madeleine Albright, l’Europe est si pro-américaine qu’une initiative d’autonomie stratégique ne risque pas de se concrétiser. L’histoire récente le confirme. Juste après la guerre froide, la France a évoqué l’idée d’une plus grande autonomie stratégique pour l’Europe, mais cela n’a abouti à rien. Dans ce contexte, George Bush père a dit aux Européens : « Si vous voulez que nous partions, dites-le clairement. Ne tournons pas autour du pot. » La réponse fut unanime : « S’il vous plaît, restez ! »
Après la rencontre de Saint-Malo en 1998, évoquée plus haut, Madeleine Albright a posé trois conditions (les trois « D ») pour que les États-Unis demeurent en Europe. La première était « no discrimination » : la coopération européenne en matière de défense ne devait pas discriminer les membres de l’OTAN non membres de l’UE. La deuxième, « no decoupling », signifiait que l’UE ne devait pas se séparer de l’OTAN. La troisième, « no duplication », impliquait que l’UE ne devait pas disposer de son propre pouvoir d’initiative, ne traitant que des dossiers dont l’OTAN ne voulait pas.
À l’époque, les Américains craignaient que l’UE ne devienne un acteur géopolitique d’envergure. Mais nous savons maintenant – j’ai étudié cela en profondeur et fait ma thèse de doctorat sur le sujet – que les Américains ne redoutent plus l’émergence d’une alternative stratégique européenne à leur pouvoir. Ils estiment tout simplement que les Européens sont trop incompétents et trop pro-américains pour y parvenir. Et je pense qu’ils ont raison. Je suis convaincu que la Pologne, la Hongrie, la Roumanie et l’Europe conservatrice de l’Est préféreront toujours la garantie de sécurité américaine à celle de la France.
Réfléchissons : on parle aujourd’hui de l’envoi de troupes européennes en garnison en Ukraine dans le cadre d’un accord de paix, peut-être une division par pays. Cela signifie que si la Pologne, la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni envoient chacun une division – mettons 40 000 hommes au total –, c’est tout ce qu’ils ont. Aucun de ces pays ne pourrait faire la guerre si autant de soldats se trouvaient en Ukraine.
Il est frappant de constater que l’armée britannique au complet aujourd’hui compte à peu près autant d’hommes que les pertes subies en une matinée lors de l’offensive d’été pendant la Première Guerre mondiale, quand elle a perdu 60 000 hommes en une seule journée. C’est l’intégralité de ce qu’elle peut déployer actuellement. En Europe, nous sommes tout simplement trop peu nombreux, trop coûteux et dépourvus du bon leadership.
Malheureusement, il n’existe pas de Moltke moderne. La seule façon pour que cela fonctionne serait de nommer un général – un « Moltke européen » – et de lui donner carte blanche pour constituer une capacité militaire européenne commune, à la hauteur de ce que la Russie, la Chine et les États-Unis peuvent aligner. Nous en aurions les moyens financiers, la matière grise et l’industrie, mais possédons-nous la volonté politique ? Pas dans le cadre de l’UE. Cela doit se faire en parallèle.
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L’UE est fondée sur des idées universalistes. Pour protéger les intérêts européens dans ce nouveau contexte géopolitique, beaucoup estiment qu’une approche plus réaliste est nécessaire. Il faudrait par exemple pouvoir distinguer plus clairement entre les « groupes d’appartenance » et les « groupes externes», ce qui va à l’encontre du fonctionnement actuel de l’UE. Un exemple serait l’immigration de masse, que l’UE a largement facilitée malgré la volonté contraire d’une majorité d’Européens.
Je suis en bonne partie d’accord. Un autre exemple récent illustre cela : la crise énergétique majeure que nous connaissons actuellement en Europe. Nos élites politiques n’ont toujours pas compris que la situation actuelle coûte beaucoup plus cher à la moitié inférieure de notre population qu’à la moitié supérieure. Pourtant, l’UE n’a pas fait le geste élémentaire.
Un dirigeant responsable aurait pu dire : « Écoutez, nous mettons temporairement entre parenthèses la transition écologique. Elle aura lieu, mais pas dans l’immédiat. Pour le moment, nous avons d’autres défis à relever, donc nous devons rouvrir des centrales à charbon et à énergie nucléaire. Nous avons besoin d’une énergie abondante et bon marché pour assurer la stabilité politique. » C’est une évidence pour n’importe quel observateur pragmatique.
Or, personne n’en tient compte, et cela aura des conséquences politiques. Regardez la France, incapable de former un gouvernement solide à cause de l’exigence de respecter le dogme selon lequel on ne s’allie ni avec l’extrême droite ni avec l’extrême gauche. Parallèlement, le centre est tellement faible qu’il faut des grandes coalitions, toujours impopulaires et globalement paralysées. C’est un choix très, très peu judicieux. Donc non, je ne crois pas que l’UE soit la solution à ce problème.
L’UE peut-elle subsister si elle ne parvient pas à évoluer avec son temps et reste systématiquement à la traîne ?
Que dit-on déjà à propos des institutions ? C’est différent du Corps des Marines américains : « Les institutions ne meurent jamais, elles vont simplement en enfer pour se réorganiser. » Regardez l’Ordre de Malte, qui possède encore des ambassades un peu partout, alors même qu’il a perdu Malte depuis bien longtemps. L’UE continuera donc d’exister. Mais sera-t-elle importante ? Sera-t-elle centrale ? J’en doute.
Parce que l’UE ne parvient pas à apporter la prospérité à ses citoyens depuis vingt ans. Elle a présidé à une longue phase de stagnation, qui a été masquée pour les consommateurs européens grâce à la persistance de prix abordables, surtout en provenance de Chine. Les gens ont peut-être le sentiment d’avoir un meilleur niveau de vie parce que le prix des téléviseurs à écran plat a baissé, mais leurs salaires n’ont pas augmenté. Cette stagnation est visible dans la productivité des économies européennes, comme le montre clairement le rapport Draghi.
On assiste aussi à une stagnation des salaires. Regardez l’Allemagne, où les salaires ouvriers dans l’industrie ont évolué moins favorablement qu’au Royaume-Uni ces quinze dernières années. Tout cela réduit la marge de manœuvre politique. Il devient plus difficile de procéder à des réformes structurelles, parce que les gens peinent déjà à boucler leur budget. Ils ne s’intéressent plus vraiment aux grands projets.
L’Europe aurait dû mener ces réformes nécessaires vers 2010, mais elle a préféré se lancer dans de fausses initiatives, comme la mise en place d’une politique étrangère globale. Autre exemple : quand Ursula von der Leyen est arrivée, elle a annoncé vouloir créer « la commission géopolitique ». Comme si elle avait la stature pour s’asseoir en face de Lavrov et Poutine. Ce n’est pas le cas – elle ne joue pas dans la même cour.
La Commission européenne n’est pas élue démocratiquement. Elle repose en grande partie sur des réseaux permettant d’y accéder. Dès lors, impossible de faire entrer du sang neuf, et c’est problématique. L’avantage de nos systèmes démocratiques, c’est qu’ils permettent de remplacer la tête de la pyramide politique par de nouveaux profils aux idées différentes. Mais, si je comprends bien, la Commission européenne fonctionne de manière assez népotique, ce qui rend presque impossible un virage politique.
Je partage largement ce constat, mais il faut aussi reconnaître que la Commission européenne est très féminisée. Soyons honnêtes : la féminisation de l’UE est un problème. Les recherches récentes sur les comportements en fonction du genre montrent que les femmes ont de meilleures capacités de collaboration sociale que les hommes. Elles sont plus appréciées de manière générale.
Mais les femmes n’aiment pas autant que les hommes se retrouver seules. Un trait caractéristique des dirigeants masculins, c’est qu’ils ne sont pas toujours très aimables. Prenez Charles de Gaulle : on n’aurait probablement pas aimé passer un week-end en chalet avec lui, tant il était rigide et dur. Regardez la relation entre de Gaulle et Winston Churchill – c’en est presque comique.
Même lorsque de Gaulle ne représentait qu’un groupe de Français mal équipés en exil en Grande-Bretagne pendant la Seconde Guerre mondiale, il se comportait comme s’il était le grand protecteur de la France, ce qui exaspérait Churchill : « Ne réalise-t-il pas que son pays n’existe plus ? » Pourtant, c’est de Gaulle qui a plus tard reconstruit la France, précisément parce qu’il n’avait peur de rien ni de personne.
Les grands dirigeants ne sont pas toujours aimables. C’est vrai dans l’industrie, dans le commerce, et aussi en politique. Le problème de la féminisation de la politique européenne – un phénomène qu’on observe dans la plupart des pays – est que nous élisons des personnes que nous trouvons sympathiques, souvent dotées de grandes capacités relationnelles. Les personnalités moins douées sur le plan social – souvent des hommes conservateurs et durs – sont, elles, trop sévèrement jugées.
Elles n’ont plus la possibilité de grimper les échelons. Elles paient un prix trop élevé pour avoir oublié de dire bonjour, pour une parole maladroite, ou parce qu’elles se moquent de vos sentiments, vous laissant en larmes à la pause après avoir détruit votre présentation.
Nous n’avons plus ce genre de dirigeants en Europe, et c’est pour cela que l’Europe ne s’en sortira probablement pas. Nous confions le pouvoir à des personnes dénuées d’aptitudes réelles pour diriger. Je le dis sans détour car je viens de lire Freiheit, la biographie d’Angela Merkel, que j’ai trouvée très instructive.
Je l’avoue, j’étais un de ses partisans et j’ai vécu à Berlin pendant l’âge d’or de Merkel. Elle paraissait incarner le point zéro de la politique, une dirigeante représentant un centre absolu : prévisible et calme. Elle a beaucoup tempéré le jeu politique, et cela plaisait à la société berlinoise. Mais, avec le recul, on réalise qu’elle a sacrifié l’avenir de l’Allemagne pour acheter la paix. Elle a instauré la paix intérieure, mais au détriment du futur.
Ma conclusion après la lecture de ce livre, c’est que nous avons surrévalué Merkel. Nous l’avons considérablement surestimée, parce qu’elle n’a jamais eu ce qu’il faut pour être une véritable dirigeante. Elle ne possédait pas la dureté nécessaire pour prioriser. Et c’est précisément cette priorisation qui est indispensable pour créer la marge de manœuvre économique et politique permettant d’entreprendre des réformes. Or, cette marge de manœuvre n’a jamais vu le jour. Elle s’est contentée d’agir en « bonne ménagère », s’assurant que l’argent soit correctement distribué selon un schéma établi.
Jamais elle n’a été capable de voir que l’Allemagne était à la veille d’une transition exigeant des investissements. Jamais elle n’a été prête à se heurter aux syndicats, aux Américains, à la France, ou à qui que ce soit, pour forcer la création de la marge de manœuvre nécessaire. Résultat : il sera bien plus onéreux de l’obtenir aujourd’hui qu’il ne l’aurait été à l’époque.
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Selon vous, quel est le scénario géopolitique le plus probable pour l’Europe à l’avenir ?
Je pense que le scénario le plus vraisemblable est que l’Europe sombre progressivement dans un climat plus sombre et chaotique. Oui, je l’ai dit. On peut sûrement trouver des choses positives à dire sur les mouvements et partis national-conservateurs, mais il faut retenir qu’ils sont tous nationaux. Il était fascinant de voir Steve Bannon arriver des États-Unis pour essayer de susciter une vague conservatrice européenne. Ce qu’il n’a pas compris, c’est que les conservateurs européens ne coopèrent pas si bien.
Je l’ai observé moi-même. Je suis conservateur et j’apprécie beaucoup les conservateurs, mais c’est toujours amusant de voir des conservateurs britanniques et français qui partagent pourtant des idées et des approches proches. Au moment de proposer des mesures concrètes, ils se divisent vite. Généralement, il ne leur faut que quelques heures pour se retrouver dans deux camps opposés. Ils trouvent rapidement des points de désaccord sur lesquels ils se battront jusqu’au bout.
C’est le problème avec les conservateurs et les national-conservateurs : ils n’ont pas cette disposition libérale au compromis. Ils n’ont pas cet état d’esprit que possédait la première génération de dirigeants européens, ceux qui ont posé les fondations de la construction européenne. Jean Monnet, par exemple, était un homme qui a d’abord réfléchi à comment la Grande-Bretagne et la France pouvaient acheter ensemble des céréales sur les marchés internationaux pendant la Première Guerre mondiale pour optimiser les capacités de transport et obtenir le meilleur prix. Un homme très concret.
Mais était-il très national ? Non, pas vraiment. D’ailleurs, savez-vous ce qu’il lisait ? Thor Heyerdahl, le Norvégien. Je suis allé chez lui, dans sa belle demeure près de Paris, et j’y ai vu tous les livres de Heyerdahl. Je le comprends : Monnet et Heyerdahl étaient du genre à ne pas se sentir spécialement attachés à leur nation, mais à avoir des idées originales et beaucoup de détermination. Ra et Kon-Tiki ressemblent en quelque sorte aux débuts du projet d’intégration européenne.
Mais nous n’avons pas ce genre d’élites en Europe aujourd’hui, et là où elles existent, elles ne sont pas populaires. Ce sont plutôt Marine Le Pen en France, Sahra Wagenknecht en Allemagne et Nigel Farage au Royaume-Uni qui suscitent l’enthousiasme des électeurs. Et ce sont des personnalités très nationales, peu enclines à la coopération transnationale. Dans un tel contexte, je vois mal les États-nations européens s’entendre pour accomplir un grand bond géopolitique dans quelque direction que ce soit. Aujourd’hui, tout le monde s’accroche à la « maman américaine », laquelle s’apprête pourtant à quitter la pièce.
Stephen Wertheim, l’un des penseurs géopolitiques américains les plus pertinents en ce moment, a récemment donné une interview à Die Zeit, en Allemagne. Il y a clairement dit ce que j’avais déjà entendu à demi-mot de la part d’autres Américains : il n’est pas certain que les États-Unis se battront pour l’article 5. Pas dans la situation actuelle. Les Américains vont faire des calculs très poussés pour décider où ils souhaitent engager leur puissance militaire. Il n’est pas sûr qu’ils déploieront tout le Corps des Marines, l’Armée de l’air et leurs chars Abrams pour défendre la Hongrie ou la Roumanie.
Concernant l’UE, l’universalisme, la realpolitik et le droit international : voyez-vous un moyen, dans votre imagination, pour que l’UE se réinvente et parvienne à franchir une nouvelle étape ? Ou est-elle vouée à devenir, comme vous le dites, une organisation sans réelle influence, qui ne subsiste que sur le papier ?
Je ne le crois pas, et c’est lié à la façon dont l’UE est perçue par ses citoyens. Si l’UE savait à quel point elle est impopulaire, elle ne dormirait pas la nuit. Mais elle n’en a aucune idée. Bruxelles est comme un couvercle posé sur une cloche à fromage, isolée du monde extérieur, où la réalité géopolitique paraît très lointaine. Les élites européennes avancent vers l’avenir européen sous le drapeau étoilé, sans se rendre compte que personne ne les suit. Ni dans le débat public ni dans la population, encore majoritairement nationale.
Le mouvement électoral vers les partis d’extrême et la disparition progressive du centre ne cessent de se confirmer. Pendant ce temps, les élites de l’UE s’accrochent à la croyance en l’avenir européen, oubliant qu’elles doivent d’abord générer de la croissance économique et assurer la sécurité. On ne peut pas exiger la confiance, il faut la mériter.
Vous avez raison de dire que l’UE promet de contrôler ses frontières extérieures depuis la crise migratoire de 2015. Mais l’a-t-elle fait ? Pas du tout. C’est un point sur lequel Macron a fortement insisté. Il est aussi agacé que n’importe qui par l’UE. L’Union est devenue une institution politique composée d’une aristocratie déchue et de libéraux internationalistes – un groupe en voie d’extinction dont la capacité d’auto-congratulation est sans limites.
Ils ont toujours de grandes et nouvelles idées sur la façon de financer davantage de projets à la charge des contribuables, mais devinez quoi ? Les contribuables n’ont plus d’argent à donner au projet européen. Que l’UE invente de nouvelles taxes « vertes » ou autres ne changera rien.
Si l’UE ne résout pas ce problème, elle aura du mal à l’avenir. J’ai ressenti un profond pessimisme lorsque Ursula von der Leyen a prononcé son second discours d’investiture devant le Parlement européen. Je citerai l’historien A.J.P. Taylor qui écrivait, à propos de l’Allemagne en 1848 : « L’histoire allemande est arrivée à un tournant, mais l’Allemagne n’a pas tourné. »
Il voulait dire que l’Allemagne n’avait pas choisi la démocratie, mais le militarisme prussien. De la même manière, je crois que l’Europe fait face aujourd’hui à un tournant où l’UE aurait pu se ranger du côté des citoyens. Au lieu de cela, elle a préféré s’en tenir à l’internationalisme libéral jusqu’au bout.
On voit que des gouvernements très à droite, hostiles à l’immigration, émergent en Europe. Wilders aux Pays-Bas, Meloni en Italie. Dans d’autres pays-clés : le Rassemblement national, Vox, l’AfD, les Démocrates de Suède, etc. L’Europe de l’Est est massivement conservatrice. Est-il vraiment impossible que ces forces politiques contraignent l’UE à opérer les réformes nécessaires ?
Le fait est que si Marine Le Pen devenait vraiment présidente, ou si l’AfD formait un gouvernement en Allemagne, que se passerait-il ? Les appareils judiciaires de leurs pays respectifs se lanceraient dans des « guerres juridiques » (lawfare) pour les combattre. Marine Le Pen risque déjà la prison, et l’AfD risque d’être interdite en Allemagne à l’heure où nous parlons.
Donc, si ces partis arrivaient au pouvoir, l’ensemble de l’appareil d’État se mettrait à leur mettre des bâtons dans les roues, comme ce qui s’est passé sous le premier mandat de Trump. Cela ne ferait qu’accentuer le dysfonctionnement de ces États.
Il faut se souvenir de ce que proposait Altiero Spinelli en 1944, quand il a esquissé l’idée de l’intégration européenne. Il envisageait un noyau de fervents internationalistes pour bâtir le projet. En conséquence, l’UE est conçue avec des couches très épaisses de protection visant à la mettre à l’abri de la vox populi, de l’opinion publique. C’est pourquoi elle est structurellement incapable d’être réceptive.
Je ne vois pas d’autre issue que celle-ci : si l’Allemagne et la France s’unissent pour mettre la pression sur l’UE, alors elle ne pourra pas résister. Mais tant qu’il ne s’agit que de l’une d’entre elles, ou d’une coalition de petits États, cela se terminera en interminables batailles judiciaires.
En principe, j’entrevois plutôt une « italianisation » de l’UE. L’Europe, sous l’étouffoir de l’UE, finira par ressembler de plus en plus à l’Italie d’aujourd’hui. Il y aura des régions très prospères et très efficaces, et d’autres si en retard qu’elles ne vaudront plus que pour un tourisme rustique.
Et malheureusement, c’est ce que les dirigeants européens se disent déjà entre eux : « Si nous ne parvenons pas à nous réformer, nous deviendrons un musée où les gens du monde entier viendront voir comment on vivait autrefois. »