« L’exception culturelle française ». L’État dirige l’art en ignorant les lois

8 février 2024

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« L’exception culturelle française ». L’État dirige l’art en ignorant les lois

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« L’Exception culturelle française ! ». Formule flatteuse apparue au début des années 1990, aussitôt adoptée par la presse, le monde politique et administratif. Ce mot-valise désigne le système engendré par soixante ans de gouvernance de l’art par un ministère, c’est-à-dire l’art officiel français.

L’affaire Sylvain Tesson, et les milliers d’autres identiques que nous avons connues, est un exemple de cette singularité française, fruit d’un débat interdit et d’une dénonciation convulsive de tout artiste non aligné, à qui on fait porter l’étiquette mortelle « d’extrême droite » pour l’exécuter sur la place publique. La question se pose : quel modèle systémique d’Etat peut produire une telle intolérance, un tel bannissement de la diversité des courants, de la singularité de chaque œuvre?

Exception juridique

Le système de gouvernance est en effet fondé sur une exception majeure : son affranchissement de l’état de droit. Le ministère de la Culture considère qu’il n’a pas à respecter les frontières entre domaine public et privé (conçues pour éviter les « conflits d’intérêts », la corruption, la concurrence déloyale). Il considère qu’il n’a pas à rendre compte de façon précise de la gestion et destination de l’argent public. Il s’autorise également un fort interventionnisme dans le domaine privé. Par exemple dans celui de la gestion collective des droits d’auteur et droits voisins. Il ne se sent pas obligé d’appliquer les traités signés avec l’Europe et les conventions passées avec l’UNESCO. L’argument justificatif des administrateurs du ministère pour justifier cette non-soumission aux lois et règles est : « l’exception culturelle française » qui doit primer sur elles.

Les Inspecteurs de la Création incitent pour cette raison les tribunaux désorientés devant les procès provoqués par ce non-respect, d’interpréter les lois dans ce sens. Ce système perdure en raison de la dissymétrie entre la puissance de l’État et la fragilité des plaignants non fortunés, non légitimés par lui : artistes, galeries, ateliers, écoles, associations, etc., qui ne se risquent pas à entamer un procès et qui subissent une concurrence déloyale qui condamne leur existence.

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Ce contournement de la loi permet à l’État de contrôler, par des moyens peu visibles, l’utilisation de l’ensemble des ressources financières vouées à la création en France:l’argent du contribuable(national, régional, municipal), les agences privées qui prélèvent les droits d’auteurs, l’argent du mécénat que la « loi Aillagon »en 2003 a rendu considérable, car récompensé par la défiscalisation.

La partie d’origine privée de ces flux d’argent est certes gérée par des sociétés privées selon les lois commerciales, mais l’État garde la maîtrise de l’usage de cet argent, en les subventionnant, en participant à leur gestion par le biais de ses fonctionnaires et affiliés de droit privé. En effet, il est admis aujourd’hui de faire carrière en oscillant entre Service public et sociétés commerciales privées.

Cet argent qui fait vivre l’art en France circule ainsi en réseau fermé, en prélevant au passage l’argent nécessaire à l’entretien d’une prospère bureaucratie qui n’a rien à voir avec l’art. Toutes choses qu’il faut mettre en rapport avec la paradoxale paupérisation de la très grande majorité des artistes. Les plus atteints parmi eux étant ceux qui n’entrent pas dans les critères de l’Art officiel1, nongratifié de commandes, de carrières dans l’enseignement, de subventions, distinctions, prix, etc., et donc invisibles et non médiatisés.

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Autre aspect de « l’Exception française » : le magistère unique du ministère de la Culture. Seul, il décide ce qui est de l’art ou non. La légitimité artistique est donnée par les différents « Centres nationaux » qui réglementent cinéma, musique, arts plastiques, danse. Ils imposent orientations, critères artistiques, enseignements et diplômes. Ils confèrent des titres de conformité. Hors d’eux, point de salut. Le cumul de tous les pouvoirs grâce à une collaboration incestueuse entre public et privé a confisqué les ressources dont bénéficiaient les artistes autonomes : l’amitié d’un mécène, la reconnaissance d’un public, le soutien d’une galerie, d’un critique d’art indépendant.

L’exception d’une presse contrôlée par la subvention discrétionnaire

L’exception culturelle qui a rendu possible l’étatisation invisible et indolore de l’art a été dès les années 1980 un contournement subtil de la Loi de 1881 sur la Liberté de la Presse. En 1986, le ministère de la Culture devient aussi celui de la Communication. Ce nouveau lien adultérin a décuplé la pratique de la subvention élective pour les journaux d’art. Par ailleurs, reconnaissances, distinctions et récompenses dispensées par le ministère aux critiquesd’art ralliés à sa doxa ont eu pour résultat le rejet par la grande Presse de ceux non légitimés par l’État.

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C’est ainsi que « l’exception française » a fait de l’artiste agrée un chargé de mission de la critique sociale, de la bienfaisante déconstruction, de la défense des valeurs sociétales. Il est subventionné pour prêcher et déplaire, pour « déranger, interpeler et questionner le public ». Il a le statut de révolutionnaire institutionnel. A contrario, le poète, l’artiste qui célèbre la beauté du monde, la vie, l’amour, la mort, sa dimension tragique, est censé ne pas exister. S’il acquiert, envers et contre tout, une visibilité grâce à un public fervent, il sera aussitôt au mieux invisibilisé, au pire diabolisé. Grâce à ces menaces, l’État a réussi à mettre l’intelligentzia sous tutelle. L’affaire Sylvain Tesson est un exemple parmi tant d’autres.

« L’exception française » a aboli l’ancien modèle de la politique libérale pour arts et lettres

Jules Ferry annonce en 1880 le retrait des fonctionnaires de l’État des jurys du Salon, des prix et distinctions. Il invite les artistes à prendre leurs destins en main. L’État les soutiendra en construisant des lieux d’exposition prestigieux, accessibles à tous. En 1881 est votée la Loi sur la liberté de Presse qui fait entrer la France dans une ère libérale pour la pensée et les arts. Paris devient alors le lieu où convergent les artistes et amateurs du monde entier pour y voir, réuni et honoré, tous les courants. Elle devient la capitale des arts. Sa botte secrète est d’être l’écrin de la diversité créatrice et de la liberté de penser, principes inscrits aujourd’hui dans les Chartes de l’Union européenne et de l’UNESCO : Ni l’art ni la presse ne doivent être encadrés. Toutes choses que le ministère de la Culture n’observe pas.

Le premier signe de dégradation de ce libéralisme flamboyant apparaît pendant la Deuxième Guerre mondiale. Guerre oblige ! La culture est devenue un outil politique, arme de guerre. Le Maréchal Pétain réinstitutionnalise l’art dans certains domaines comme le théâtre, le folklore, la formation des animateurs et cadres culturels, etc. La Guerre froide qui a suivi a été culturelle avec pour enjeu le contrôle de l’intelligentzia. Le Général de Gaulle conçoit en 1958 la création d’un ministère de la Culture et fait de l’art une affaire d’État. À partir de 1983, sous Jacques Lang, l’organisation de l’État culturel devient systématique, une affaire d’ingénierie culturelle !

C’est ainsi que Paris a disparu de la scène du monde. Les « artistes vivants et travaillant en France », même adoubés par le ministère, ne se trouvent pas au Top 100 des plasticiens les plus chers et visibles du monde. Pour ce qui est du Top 500, ils ne sont qu’une dizaine. Un échec donc ! Paris, désormais, est devenue une des escales de la Foire de Bâle, un show case des Art financiers dont la capitale est New York. Ce positionnement, politiquement voulu, va à contre-courant d’une évolution du monde vers la pluripolarité, plutôt que vers l’hégémonie américaine. La France, si elle renouait avec une politique plus libérale dans le domaine des arts, retrouverait sa place, son autonomie et sa diversité naturelle.

    1. Selon la doxa du ministère de la Culture l’artiste ayant le label d’ « artiste contemporain », seul subventionnable, ne peut être que conceptualisant.Les autres pratiques sont obsolètes et non prises en charge.

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À propos de l’auteur
Aude de Kerros

Aude de Kerros

Aude de Kerros est peintre et graveur. Elle est également critique d'art et étudie l'évolution de l'art contemporain.
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