L’Initiative des trois mers pourrait-elle concurrencer l’Union européenne ?

3 juin 2023

Temps de lecture : 6 minutes
Photo : Le président roumain Klaus Iohannis s'exprime lors de la conférence de presse du Sommet des Trois Mers au Palais national de la culture à Sofia, vendredi 9 juillet 2021. (AP Photo/Valentina Petrova)/VP113/21190402475698//2107091316
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L’Initiative des trois mers pourrait-elle concurrencer l’Union européenne ?

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Initiée en 2016, l’Initiative des trois mers rassemble les pays d’Europe de l’Est. Oscillant entre une vision américaine et une vision européenne, cette initiative réorganise la pensée européenne.  

« L’Initiative des trois mers est avant tout une initiative de coopération régionale au sein de l’Union européenne (UE), au sein des États membres de l’Union européenne, en collaboration avec l’UE, utilisant l’UE, ses fonds et son développement pour renforcer la coopération régionale, relier les pays de notre région les uns aux autres et, simultanément, relier notre région à tous les autres pays européens ». Tels sont les mots du ministre polonais Szczerski pour décrire l’Initiative des trois mers (ITM). L’ITM est un forum créé en 2016 à l’initiative de la Pologne et de la Croatie. L’objectif premier était d’encourager la coopération entre les pays d’Europe centrale et orientale, le long de l’axe vertical de l’Europe. Géographiquement, la région correspond à la mer Baltique qui longe l’Estonie, la Lituanie et la Lettonie ainsi que la Pologne jusqu’aux rives de la mer Noire en Bulgarie.

Une logique régionale historique

Les fondements de ce type de coopération peuvent laisser perplexe. En effet, les pays membres de l’ITM partagent deux caractéristiques communes. La première, de faire partie de l’Union européenne et la seconde, d’avoir tous été d’anciens satellites soviétiques. Ils ont donc à la fois un passé politique en commun et une même matrice culturelle et historique. Cette même appartenance peut donner une clé de compréhension quant à l’émergence de cette organisation. Du fait de leur ancienne appartenance au régime soviétique, ils n’ont intégré l’Union européenne que tardivement et ont dû faire face à des lacunes en termes d’infrastructures ou d’enracinement de la démocratie. Plus généralement, il existe un fossé entre les pays occidentaux et les pays orientaux et centraux de l’Europe. Pour résoudre ce problème, les pays du Centre et de l’Est ont décidé de coopérer avec pour objectif de rééquilibrer les forces. 

Le ministre polonais réaffirmait à l’époque que l’Initiative des trois mers n’était qu’un projet de coopération qui s’inscrivait dans le cadre de l’Union européenne et qui n’avait pas vocation à la concurrencer. Ce forum jetait donc les bases d’une nouvelle coopération, avant tout économique, au sein du continent européen. Mais au fil des années, elle s’est développée comme une nouvelle forme de régionalisme en Europe. 

Réduire la dépendance au gaz russe de l’Europe du Nord et orientale

Les membres de l’ITM sont tous confrontés à la question du gaz russe dont ils dépendent. Cette dépendance est également provoquée par les pays européens d’Occident. En 2021, 45% du gaz importé en Europe provenait de la Russie, dont la moitié était destinée à l’Europe du Nord et orientale. La proximité géographique avec Moscou et surtout cette dépendance énergétique sont à l’origine de la coopération des Trois Mers, afin d’essayer de trouver des alternatives. L’objectif était donc d’importer du gaz vers la Pologne et la Croatie, pour ensuite le distribuer à d’autres pays d’Europe de l’Est. Mais le revers de la médaille est que ce « nouveau gaz » s’il n’est plus russe sera américain. On chasse une dépendance énergétique pour en trouver une autre…

Toutefois, cette « nouvelle dépendance », qui serait cette fois-ci vis-à-vis des États-Unis, est considérée à ce jour comme la meilleure alternative pour les pays de l’ITM. Il serait en effet difficile pour la Pologne ou la Croatie de s’approvisionner auprès de pays adjacents à la Russie sans provoquer une réponse agacée de cette dernière. 

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La Russie use de son approvisionnement en gaz comme d’un instrument géopolitique, notamment à travers ce que le chercheur Aleksy Borowka appelle le « chantage énergétique », c’est-à-dire un moyen de pression envers des pays anciennement dans sa zone d’influence et qui n’ont à ce jour qu’une faible diversification énergétique, pouvant les menacer de coupure. C’est notamment le cas des pays de l’Initiative des trois mers.

Forte de ce constat, l’ITM souhaite être considérée comme étant « un système géopolitique efficace capable de diversifier l’approvisionnement en gaz naturel vers des sources non russes » selon les mots d’Aleksy Borówka. L’ambition est d’agir comme un bloc homogène ayant sa propre géopolitique ainsi que ses propres leviers d’action. Cela commence notamment par les infrastructures.

Parmi eux, on peut citer le projet de pipeline dans la région baltique afin de relier la Lituanie et la Pologne qui a vu le jour en 2022. Ou encore, dans la région de la mer Noire, la construction d’un oléoduc reliant la Roumanie à l’Autriche. L’un des plus grands projets est l’édification d’un terminal de gaz naturel liquéfié sur l’île croate de Krk, dont la proposition remonte à 2013 et qui a fait l’objet du premier sommet. Le financement total provenant des fonds de l’Union européenne, s’élève à plus de 155 milliards d’euros. Ces nouvelles infrastructures permettront en principe aux pays de l’ITM de gagner en indépendance énergétique et de renforcer leur place dans la politique européenne. 

L’autre objectif de l’ITM est de renforcer les États membres du forum sur le devant de la scène internationale. Alors que les pays d’Europe de l’Est ne parviennent pas toujours à se faire entendre dans les débats européens, l’Initiative des trois mers pourrait à terme servir de contrepoids, notamment face à l’axe Paris-Bruxelles-Berlin. En effet, l’ITM représente à elle seule environ 120 millions d’habitants, soit 22% de la population européenne. C’est un argument fort pour l’Initiative des trois mers qui pourrait concurrencer le monopole politique de l’axe Paris-Bruxelles-Berlin. Cependant, l’ITM est loin de faire l’unanimité au sein de l’Union européenne, notamment auprès de l’Allemagne. Berlin avait auparavant conclu un partenariat avec une compagnie pétrolière russe afin d’entamer sa transition énergétique des énergies fossiles vers des énergies plus « propres ». C’est pourquoi, à terme, cette question risque d’accentuer les clivages parfois très sensibles qui peuvent exister entre les blocs de l’Europe de l’Ouest et de l’Europe centrale et orientale. 

Un projet porté par des fonds américains

En allouant une importante somme d’argent à l’Initiative des trois mers le 15 février 2020, les États-Unis de Donald Trump ont alors provoqué la surprise. Cette générosité soudaine pourrait cacher deux objectifs. Le premier est qu’en allouant cette importante somme d’argent, les États-Unis contribuaient à renforcer l’Initiative des trois mers plutôt que l’Union européenne. Pourquoi ? Parce que la majorité des pays de l’ITM sont atlantistes, et Washington ne se prive pas d’en profiter pour maintenir son influence. 

Le second objectif de ces fonds soudainement alloués est encore et toujours de contrecarrer la Russie, considérée comme une menace très sérieuse depuis la chute du bloc soviétique en 1991, en témoignent les événements avec l’Ukraine.

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C’est pourquoi les États-Unis y voient une opportunité de renforcer leur présence dans cette partie de l’Europe déjà bien attachée à l’OTAN. 

Une configuration gagnante pour l’Europe du Nord et orientale ?

En 2018, l’ITM a décidé de changer de format et de passer d’une « coopération intergouvernementale à une coopération transfrontalière entre les régions concernées par les projets communs de l’Initiative des trois mers ». L’ITM a donc fait un pas de plus vers la consolidation et l’unification, en témoigne la création d’une Assemblée parlementaire qui pourrait inclure des représentants de pays en dehors des 12 adhérents, mais aussi de pays non membres de l’Union européenne, à commencer par l’Ukraine ou la Moldavie. Un fonds d’investissement a aussi été ouvert, laissant penser que ce forum vise d’une part à s’étendre géographiquement en acceptant l’idée d’inclure des pays non membres de l’UE, mais aussi à se consolider en établissant les bases d’institutions à vocation permanente.

Cependant, l’Initiative des trois mers présente des lacunes. Tout d’abord, une rivalité potentielle entre la Pologne, qui souhaite s’affirmer comme le premier leader, et les autres puissances de l’alliance qui jalouseraient la place, pourrait fragiliser le projet.

Ce forum pourrait aussi entrer en rivalité avec l’Union européenne. L’UE et l’ITM répondent plus ou moins aux mêmes critères : une coopération assez exclusive dans la mesure où tous ces pays ont un lien géographique, une histoire commune, une culture proche.

Résultats énergétiques, rivalité avec l’axe Paris-Bruxelles-Berlin, alternative à l’Union européenne, dissensions internes, réaction russe, l’Initiative des trois mers laisse encore de nombreuses incertitudes. 

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Sources : 

The Three Seas Initiative, a New Project at the Heart of European and Global Geopolitical Rivalries, Yearbook of the Institute of East-Central Europe Pierre-Emmanuel Thomann.

“The Three Seas Initiative ans its Economic and Geopolitical Effect on the European Union and Central and Eastern Europe”, Comparative Economic Research. Central and Eastern Europe Volume 22, Number 2, 2019, Grzegorz Ebinkowski.

“Three-Seas Initiative countries and their competitiveness in Europe”, Social Inequalities and Economic Growth, no. 62 (2/2020), Li Wei, Bogdan Wierzbinski and Tomasz Surmacz.

“Three Seas Initiative capabilities in terms of diversification of natural gas supply versus Russian Federation foreign policy- a geopolitical approach”, Scientific Journal of the Military University of Land Forces, ISSN: 2544-7122 (print), 2545-0719 (online) 2020, Volume 52, Number 3(197), Pages 501-512, Aleksy Borowka.

“The Three Seas initiative, a new cooperation forum for twelve Central European countries, a counterweight to the Berlin-Brussels-Paris axis ?”, Visegrad Post website, Olivier Bauld. 

À propos de l’auteur
Marine Audinette

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