L’Iran entre durcissement et contestation. Entretien avec Thierry Kellner

3 mars 2022

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L’Iran entre durcissement et contestation. Entretien avec Thierry Kellner

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Alors que les États-Unis vont rouvrir les négociations sur le nucléaire iranien, l’Iran semble fragilisé par ses difficultés économiques et la lassitude causée par le régime. Situé au sein d’un environnement stratégique de plus en plus instable, la fragilité du pays est inquiétante. Entretien avec Thierry Kellner, docteur en relations internationales et auteur de l’ouvrage L’Iran en 100 questions. 

Docteur en relations internationales de l’Institut universitaire de hautes études internationales (IUHEI)/Université de Genève, Thierry Kellner est professeur au Département de Science politique de l’Université libre de Bruxelles (ULB). Il est l’auteur de nombreux ouvrages et études portant sur la politique étrangère chinoise, l’Iran contemporain et la politique asiatique de l’Iran et les questions énergétiques. Son dernier livre co-écrit avec son collègue, le professeur Mohammad-Reza Djalili, L’Iran en 100 questions. Entre durcissement et contestation, vient de paraître chez Tallandier.

Entretien réalisé par Étienne de Givry

 

On connait généralement l’économie iranienne pour ses exportations d’hydrocarbures et les sanctions économiques étrangères qui lui sont appliquées. Quelle est la réalité économique de l’Iran ?

Selon l’Administration américaine d’information sur l’énergie, l’Iran se classait en 2021 au troisième rang mondial en termes de réserves prouvées de pétrole et au deuxième rang mondial en termes de réserves de gaz naturel[1]. Pas étonnant dans ces conditions que le secteur des hydrocarbures et singulièrement celui du pétrole ait historiquement joué un rôle majeur dans l’économie iranienne. Il a permis son décollage à l’époque du dernier Shah et la manne pétrolière a été particulièrement importante durant le mandat du président Ahmadinejad (2005-2013). Le volume des revenus pétroliers représentait de l’ordre de 50 % des revenus du gouvernement et il a été calculé que sous les sept premières années de cette présidence, à cause du prix élevé du pétrole sur le marché, Téhéran avait engrangé de l’ordre de 560 milliards US$[2], soit plus de la moitié des 1 100 milliards US$ que le pays avait gagnés depuis le début de l’exploitation pétrolière en 1908 ! Mais en 2012, dans le cadre de la crise sur le nucléaire, les sanctions internationales sur le secteur pétrolier ayant été renforcées, les exportations iraniennes ont chuté d’environ 50 %. En 2014 s’était ajoutée la baisse constante et importante du prix du pétrole.

Avec la levée des sanctions en 2016 et la reprise des exportations pétrolières, une amélioration des performances économiques du pays avait été enregistrée, très vite annulée par le rétablissement des sanctions par l’administration Trump en mai 2018. Au cours de l’exercice 2016 (avril 2016-mars 2017), dernière année de données disponibles, les recettes d’exportation de pétrole brut représentaient près de 40 % des recettes publiques totales de l’Iran. Le sous-investissement dans le secteur pétrolier depuis des années, couplé aux sanctions imposées à la République islamique par l’administration américaine ont ainsi réduit le poids du pétrole pour l’économie iranienne. En 2021, l’Iran n’a pas publié de données sur ses exportations de pétrole. Selon TankerTrackers.com qui surveille les transferts iraniens grâce aux images satellites, Téhéran aurait vendu de l’ordre de 1,2 million de barils par jour (b/j) en moyenne de pétrole brut et de condensat[3]. La Chine a été la principale destination de ces exportations, soit directement, soit par le biais d’intermédiaires. Mais on est loin -si on suit ce chiffre- de l’objectif annoncé par les autorités en mars 2021 d’exporter 2,3 millions b/j de pétrole brut et de condensat et surtout des 3,8 millions b/j exportés avant le retrait des États-Unis de l’accord sur le nucléaire (JCPOA) en 2018. D’une certaine manière, les sanctions ont permis de réduire la dépendance de longue date de l’économie iranienne aux exportations pétrolières. Elle s’est en effet diversifiée ces dernières années, notamment pour répondre à la demande intérieure. Les sanctions ayant réduit les recettes pétrolières -les ventes de pétrole ne génèrent pas nécessairement beaucoup de revenus pour l’Iran puisqu’en raison des sanctions, il ne reçoit qu’une infime partie de la valeur en dollars des exportations-, l’État dépend également de plus en plus des impôts pour se financer. Vu la pression sur les exportations pétrolières, l’Iran a cherché -avec succès- à accroître ses exportations de produits non pétroliers. Selon un rapport publié par l’Organisation des Nations unies pour le développement industriel (ONUDI) en 1999, ses exportations non pétrolières stagnaient à 1,3 milliard US$ par an et se limitaient essentiellement aux tapis et aux fruits secs.

Fin 2011, le pays exportait pour 24 milliards US$ de biens non-pétroliers par an, soit une augmentation de 1 725 % en 22 ans[4]. Les principaux produits d’exportation à cette date étaient les produits pétrochimiques, les fruits et les noix, les machines et les appareils, le fer et l’acier non manufacturés, les tapis, les pierres et les métaux précieux, les objets en métal, les légumes et les voitures[5]. De mars à novembre 2021, le total des échanges non pétroliers de l’Iran s’est élevé à 63,1 milliards US$, soit une augmentation de 41 % par rapport à la même période en 2020, et de 14 % par rapport à 2019, dernière année avant la pandémie de covid-19[6]. L’essence, le gaz naturel, le polyéthylène, le propane, la pistache, mais aussi l’acier dont l’Iran est devenu un très gros producteur ces dernières années seraient les principaux produits qu’il a exporté au cours de cette année écoulée. Comme pour ses exportations pétrolières, en 2021, son premier partenaire commercial pour les produits non pétroliers était la Chine. Cette dernière était suivie par les Émirats arabes unis, la Turquie et l’Irak.

En ce qui concerne le rôle du secteur privé, il faut se souvenir que la structure de l’économie iranienne a été influencée au moment de la révolution islamique de 1979 par les idées de Abolhassan Bani Sadr et par sa  théorie de l’ « économie monothéiste » (monotheistic economy), un mélange de concepts marxistes et islamiques, qu’il a mis en œuvre lorsqu’il a été ministre des Finances puis brièvement président de la République islamique. Dans le cadre de cette orientation, le nouveau régime a confisqué de l’ordre 2 200 entreprises[7]. Il a transféré les industries clés à des fondations contrôlées par l’État et a en fait éliminé la classe des entrepreneurs industriels d’avant 1979 via l’expropriation, l’exil ou l’exécution. L’article 44 de la nouvelle Constitution prévoyait que la quasi-totalité des activités économiques significatives à grande échelle soient détenues et administrées par l’État. Cet article n’a été modifié qu’en 2004, réduisant certains obstacles à la participation du secteur privé dans des segments clés de l’économie[8]. Mais, selon l’économiste Nadereh Chamlou, à partir de 2009, la propriété de l’État a été remplacée par un réseau complexe d’organisations paraétatiques, de banques, de coopératives, de fonds de pension et de fondations, ainsi que d’entreprises liées aux Gardiens de la Révolution et au réseau personnel du Guide de la Révolution, ces dernières se voyant confiées de grands projets financés par l’État. Il n’y a en réalité aucun secteur de l’économie dans lequel les Gardiens et le Guide ne sont pas directement ou indirectement présents. Il a été évalué en 2017 que la part du réseau d’entreprises liées aux Gardiens représentait environ 15 % du PIB iranien[9]. À l’issue d’une enquête de six mois, Reuters avait pour sa part estimé en 2013 l’empire contrôlé par le Guide à travers la « Setad Ejraiye Farmane Hazrate Emam » (SETAD)  à environ 95 milliards US$, dont environ 52 milliards US$ de biens immobiliers et 43 milliards US$ de participations dans des sociétés[10]. Or ce n’est pas la seule entité qu’il contrôle. Le bureau du Guide (Beit-e Rahbari) contrôlerait un empire économique et financier qui vaut des centaines de milliards de US$ et détient des parts dans presque tous les secteurs économiques iraniens (33 % de l’économie iranienne serait entre ses mains)[11]. Ces réseaux liés à l’élite du régime pèsent sur la liberté économique en Iran – le pays est classé dernier parmi les 14 de la région Moyen-Orient et Afrique du nord dans l’Index 2022 sur la liberté économique publié par l’Heritage Foundation[12], et son score global est inférieur aux moyennes régionale et mondiale et ont entravé le développement d’un véritable secteur privé indépendant[13]. Ce dernier fonctionne essentiellement dans les marges, à petite ou moyenne échelle. Il couvre des activités liées à l’agriculture, à l’élevage, aux petits ateliers, à certaines industries manufacturières, à la construction à moyenne échelle, à la production de ciment, à l’exploitation minière, au travail des métaux, mais aussi au commerce et aux services qui complètent les activités économiques de l’État et des diverses entités qui lui sont affiliées directement ou indirectement.

Si l’on considère le secteur privé au-delà des marchands traditionnels (bazaris), on trouve en Iran des entreprises industrielles modernes dont certaines sont issues d’une nouvelle génération de bazaris qui a diversifié l’entreprise familiale. Mais la plupart ont cependant été mises en place par des entrepreneurs privés qui ont bénéficié de la croissance du marché iranien et de l’absence de concurrents internationaux. La croissance de l’activité du secteur privé dans des secteurs comme la banque, l’assurance, l’industrie légère ou les télécommunications, et même une partie de l’industrie lourde, semble-t-il, est considérée par certains économistes comme le moteur le plus important de la création d’emplois en Iran ces dernières années. Néanmoins, le secteur privé reste relativement faible en termes de contribution au PIB, car tous les secteurs et entreprises stratégiques demeurent sous le contrôle du gouvernement central et des entités semi-étatiques.

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Que ce soit dans la recherche ou dans la production, l’Iran est-il un pays technologiquement avancé ?

L’Iran peut compter sur un capital humain très important et a donc le potentiel pour devenir un pays technologiquement avancé. En 2019, on dénombrait 3,9 millions d’étudiants contre 175 000 en 1979. Le pays abrite 142 universités publiques et 2428 privées établies dans plus de 300 villes contre une vingtaine en 1979. En 2017, il y avait plus de 290 000 doctorants dans les universités iraniennes. L’accent mis par le pouvoir sur l’éducation supérieure a contribué́ à la création de centres et facultés de haut niveau. Ils forment d’excellents spécialistes en sciences, ingénierie, technologie, mathématique, chimie, physique et médecine. Cette promotion par le pouvoir iranien du développement des sciences et des technologies ainsi que les sanctions imposées au pays durant de longues années ont accéléré le passage d’une économie fondée essentiellement sur les ressources à une économie du savoir. Cela a donné une impulsion à la recherche scientifique et à l’innovation en Iran. En 2020, 49 accélérateurs d’innovation avaient été créés avec des capitaux privés et 113 centres d’innovation mis en place en partenariat avec des parcs scientifiques et de grandes universités. Ces développements ont permis à l’Iran de progresser dans le classement international des pays innovants. En 2021, il était ainsi classé à la 60e place contre la 106e en 2015 sur les 132 pays figurant dans l’Indice mondial de l’innovation publiés par l’Office mondial de la propriété intellectuelle[14]. À l’échelle du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, il occupait la quatrième place derrière Israël (15e rang mondial), les Émirats arabes unis (33e rang mondial) et la Turquie (41e rang mondial) et la cinquième dans sa catégorie socio-économique (pays à revenus intermédiaires supérieurs). Des résultats qui dépassent selon l’OMPI les attentes en matière d’innovation par rapport à son niveau de développement économique.

L’organisation internationale relevait par ailleurs que l’Iran abrite des clusters scientifiques et technologiques (S&T) émergents de premier plan. Pourtant, malgré ces bons résultats, au vu du taux de chômage élevé parmi les diplômés universitaires, il lui faudrait faire bien davantage pour combiner l’enseignement universitaire et la formation professionnelle et pour faire bénéficier son économie de cette capacité d’innovation. Un défi pour le régime. La fuite des cerveaux qui est très importante et la formation professionnelle sont deux points faibles majeurs du pays. On estime que chaque année de 150 à 180 000 diplômés le quittent. Parfois près de 100 % des promotions de master des meilleures institutions universitaires du pays vont faire carrière à l’étranger, surtout aux États-Unis, au Canada, en Allemagne, en Malaisie ou à Singapour. Cette hémorragie s’explique par les conditions socio-politiques et le manque de débouchés professionnels en Iran, l’existence d’une diaspora iranienne avec laquelle certains ont des liens familiaux, etc. Un ancien ministre iranien des sciences et technologies avait estimé en 2014 que ce phénomène coûtait au pays de l’ordre 150 milliards US$ par an, soit plus que ses revenus pétroliers[15] ! En dépit de cette situation, Téhéran a néanmoins été capable de mobiliser son capital humain pour développer des capacités industrielles et manufacturières dans de nombreux secteurs comme l’automobile (qui avant les sanctions américaines de 2018, était le deuxième plus important secteur de l’économie iranienne après le pétrole), la construction, l’aéronautique, les télécommunications, le nucléaire, les machines-outils, la production pétrochimique ou l’industrie militaire (notamment les missiles et les drones). Les compétences des Iraniens dans les industries de haute technologie et des sciences de pointe, comme la recherche médicale et pharmaceutique, l’informatique ou les nanotechnologies, représentent autant de promesses pour l’avenir.

Pour beaucoup d’Occidentaux, l’Iran est un pays fanatique aux mains des mollahs chiites. Comment s’entrecroisent les pouvoirs des autorités politiques et religieuses ? Quelle est la place du religieux dans la vie des Iraniens ?

La République islamique d’Iran est une théocratie où le pouvoir, censé émaner de Dieu, est exercé́ par ceux qui sont investis de l’autorité religieuse, le clergé. Mais c’est une théocratie d’un type particulier puisque le régime s’est doté d’une Constitution. Certains analystes parlent de « théocratie constitutionnelle ». Au moment de la mise en place du nouveau régime en 1979, il n’était guère possible de faire autrement, car il existait une tradition constitutionnelle ancienne en Iran. Il fallait donc une Constitution. Mais c’est l’aspect théocratique du régime qui sous l’impulsion de Khomeiny, l’a emporté. Ce dernier a imposé par la force sa théorie du velayat-e faqih (tutelle du juriste-théologien), en clair la tutelle du Guide de la révolution, qui est devenue la clé de voûte du système iranien malgré l’opposition de certains clercs (comme l’ayatollah Seyyed Kazem Shariatmadari[16]).

Un des spécialistes de la Constitution iranienne a résumé cette toute-puissance du Guide : « Si l’objectif de la Constitution de 1906 était de réduire le pouvoir royal, l’objectif de la Constitution de la République islamique, sensiblement après sa révision de 1988-1989, est d’augmenter le pouvoir du Guide de la révolution »[17]. Le Guide dispose en effet de pouvoirs très étendus. Il intervient indirectement dans les activités du pouvoir législatif. Il domine le pouvoir judiciaire et surveille le pouvoir exécutif. Il commande les forces armées et toutes les forces de sécurité, nomme les responsables de la radio et de la télévision. Il trace aussi les lignes directrices de la politique intérieure et extérieure du régime. Parallèlement à la tutelle du clergé́ sur l’ensemble des pouvoirs, il existe une structure étatique. Elle fonctionne selon une certaine conception de la souveraineté́ populaire qui utilise un dispositif électoral s’inspirant plus ou moins des modèles occidentaux. C’est ainsi que la République islamique d’Iran « élit » un président de la République au suffrage universel, pour une durée de quatre ans. Son mandat n’est renouvelable qu’une seule fois. Cette pratique électorale lui permet de se présenter comme un système « démocratique ». Mais il faut se souvenir que la candidature à l’élection présidentielle doit être approuvée par le Conseil des gardiens, un comité de douze membres choisis soit directement soit indirectement par le Guide lui-même, ce qui lui assure un contrôle sur les candidats.

Ces dernières années, de nombreuses analyses ont mis en lumière la montée en puissance de l’influence des Gardiens de la révolution islamique (pasdaran) au sein du régime iranien. Il ne fait aucun doute que durant les deux dernières décennies leur pouvoir dans les sphères politique, économique et sécuritaire s’est considérablement accru. Néanmoins, cette montée en puissance ne doit pas occulter le fait que dans le système politique iranien, non seulement la position centrale du Guide, mais aussi nombre d’autres postes ou rôles clés du système, sont exclusivement détenus par des religieux, nombre d’entre eux étant directement nommés par le Guide. Par exemple, les postes à responsabilité dans le système judiciaire sont principalement occupés par des religieux ou encore, les deux plus hauts responsables des services de renseignement iraniens sont également des religieux. Dans le domaine religieux, le Guide a des représentants cléricaux dans les 31 provinces iraniennes, dont la plupart sont également les responsables de la prière du vendredi dans les capitales provinciales. En plus de ces clercs occupant des postes de haut rang, des dizaines de milliers d’autres occupent des postes de rang inférieur. Le pays compte plus de 46 000 mosquées. Chacune d’entre elles abrite au moins un clerc pour servir d’imam de prière. Tous ces imams sont nommés par une organisation gouvernementale qui opère sous la supervision du Bureau du Guide.

Le rôle clé du clergé dans le système politique iranien ne nous renseigne cependant pas sur le poids réel de la religion et de la pratique religieuse dans la population. Ces questions sont évidemment sensibles vu la nature du régime. Nous disposons cependant d’informations récentes sur ces sujets. En juin 2020, le Groupe d’analyse et de mesure des attitudes en Iran (GAMAAN, gamaan.org) en collaboration avec Ladan Boroumand, cofondateur du Centre Abdorrahman Boroumand pour les droits de l’homme en Iran (https://www.iranrights.org/), a réalisé une enquête en ligne (garantissant l’anonymat aux participants) concernant les croyances et pratiques religieuses en Iran[18]. L’échantillon portait sur 40 000 personnes vivant en Iran. Les résultats sont édifiants. Ils  révèlent une transformation du paysage religieux iranien, marqué par un phénomène de sécularisation sans précédent ainsi qu’une diversité insoupçonnée de confessions et de croyances dans le pays. Par rapport au chiffre officiel qui présente l’Iran comme un pays peuplé de 99,5 % de musulmans, l’enquête a constaté que seuls 40 % des personnes interrogées s’identifiaient comme « musulmans » : 32 % comme « chiites », 5 % comme « sunnites » et 3 % comme « soufis ». 22% des personnes interrogées ne s’identifiaient avec aucune des religions proposées dans l’enquête. 9 % se disaient athées (pour rappel, selon la loi de la République islamique, l’apostasie de l’islam est punie de mort et les personnes athées ne sont pas officiellement reconnues) et 6% agnostiques, alors que 7 % préféraient l’étiquette de « spiritualité ». Parmi les autres religions, 8 % se disaient « zoroastriens », 2,7% se déclaraient « humanistes », 1,5 % se disaient « chrétiens » et 0,5 % « bahaïs ». Les chiffres montrent qu’un processus de sécularisation est en cours en Iran. Les jeunes déclarent pour leur part des niveaux plus élevés d’irréligiosité et de conversion au christianisme que les répondants plus âgés. Plus de 60 % des personnes interrogées ont déclaré ne pas accomplir les prières quotidiennes obligatoires des musulmans, ce qui correspond au chiffre d’un autre sondage, effectué par l’État en 2020, dans lequel 60 % des personnes interrogées déclaraient ne pas observer le jeûne pendant le ramadan. 68 % des personnes interrogées sont d’accord pour dire que les prescriptions religieuses doivent être exclues de la législation et 72 % s’opposent à la loi imposant à toutes les femmes de porter le hijab. Le fossé entre la pratique et les aspirations de la population en matière religieuse et les dogmes promus par un pouvoir théocratique détenu par le clergé apparaît donc clairement.

Quelle place ont les femmes aujourd’hui dans la société iranienne ?

Dans son rapport annuel 2021 sur l’indice des inégalités entre les sexes, qui prend en considération l’éducation, la santé, la participation économique et enfin la participation politique, le Global Gender Gap du Forum économique mondial, place l’Iran au 150e rang mondial sur 156 pays examinés[19]. Téhéran se situe certes devant la Syrie, le Pakistan, l’Irak, le Yémen et l’Afghanistan, mais est classé derrière l’Arabie saoudite (147e rang mondial) et au 16erang sur 19 pays du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. Il n’est pas étonnant de le retrouver classé aussi bas. La Constitution de la République islamique adoptée en décembre 1979 est très conservatrice en matière de statut des femmes. Dans son préambule, elle définit l’importance de la femme, non comme individu, mais en fonction de son statut de mère qui, selon le texte, est sa « mission principale ». Son article 19 ne condamne pas explicitement la discrimination fondée sur le genre. Dans les autres articles de la Constitution, les dispositions se rapportant aux femmes sont toujours accompagnées d’une « conditionnalité » faisant référence au « respect des principes de l’islam ».

Ces dispositions constitutionnelles avalisent en fait le statut juridique inférieur des femmes qui découle de la charia. Après la disparition de Khomeiny en 1989, la situation des femmes s’est un peu améliorée grâce aux luttes des féministes et à la progression importante du niveau d’éducation des filles. Ces dernières sont en effet devenues plus nombreuses que les garçons dans les universités. Sous la présidence Khatami (1997-2005), les femmes sont devenues une force sociopolitique plus visible dans la société iranienne. De nombreuses ONG iraniennes défendant la condition féminine sont apparues et des campagnes ont été menées, par exemple pour prévenir la lapidation des femmes en cas d’adultère. Les femmes étaient également très présentes dans les manifestations de protestation contre l’élection frauduleuse d’Ahmadinejad en 2009. Leur situation ne s’est cependant guère améliorée après l’échec de ce « Mouvement vert ». Le gouvernement a par exemple interdit aux filles l’accès à certaines facultés scientifiques. Malgré les espoirs de changement suscités par l’arrivée à la présidence du « modérée » Hassan Rohani en 2013, son bilan est très mitigé. Rohani est sévèrement jugé par les féministes en Iran. Non seulement il n’a pas tenu ses promesses de créer un « ministère des Femmes » et de nommer trois femmes ministres, mais en plus les femmes ont vu le nombre de leurs portefeuilles diminuer entre son premier et son second gouvernement. L’exécutif sortant en 2021 ne comptait plus que deux femmes. Après huit ans de présidence Rohani, les défenseurs des droits des femmes n’ont toujours pas le droit d’avoir leurs propres publications ou de couvrir les questions relatives aux femmes.

Dans le cyberespace, de nombreux sites web féministes ont été filtrés et fermés par les autorités judiciaires. En raison des difficultés économiques du pays notamment, le mariage de très jeunes filles (10 à 14 ans) serait aussi en augmentation. Par ailleurs, dans le cadre d’une politique nataliste promue par le Guide, le Parlement a adopté en 2021 un texte intitulé « la population et la promotion de la famille » qui porte atteinte aux choix des femmes en matière de contraception. La distribution de contraception gratuite par les médecins ou le planning familial est dorénavant interdite. Depuis ces interdictions, les activités du planning familial sont presque à l’arrêt en Iran avec toutes les conséquences négatives en termes de santé ou psychologiques pour les femmes et les jeunes filles. Quant à Ebrahim Raïssi, il a simplement ignoré la question de la représentation politique des femmes durant la campagne présidentielle. La route vers une reconnaissance des femmes en politique reste longue et semée d’embûches en Iran. En 2021, il n’y avait que 17 femmes députées sur 290 sièges. Sur le plan économique également, les femmes subissent d’importantes discriminations malgré leur haut niveau de formation. En 2021, le taux de participation à la population active des femmes n’était que de 18,9 % en Iran contre 38,05 % en Turquie. Sur le plan des écarts de revenus, le revenu d’une femme n’atteignait en moyenne que 18 % de celui d’un homme selon Global Gender Gap 2021 du Forum économique mondial[20].

La jeunesse iranienne est-elle aspirée par la culture occidentale ou bien reste-t-elle attachée à son identité et ses traditions ?

Sous le régime de la République islamique, la jeunesse iranienne – en 2021, environ 38% des plus de 84 millions d’Iraniens ont moins de 24 ans[21] subi un strict contrôle des mœurs et des attitudes dans l’espace public. La mixité est interdite à l’école. Le port du hijab est imposé aux filles dès l’école primaire. Étudiantes et étudiants sont séparés dans les enceintes universitaires. Des restrictions sont imposées aux contacts entre filles et garçons dans l’espace public et une foule d’interdits visent en particulier l’univers de la fête (musique, concerts, danses, théâtres, etc.). Il s’agit d’imposer un mode de vie conforme aux valeurs islamiques que le régime prétend incarner. Dans l’espace public, il faut donc s’efforcer d’afficher modestie et piété. Rien d’étonnant dans ces conditions que la culture et les pratiques occidentales dénoncées et combattues par le régime puissent attirer la jeunesse[22].

Elles ont le goût de la contestation et de l’interdit… Les jeunes Iraniens agissent ainsi essentiellement comme les jeunes d’ailleurs, mais cette génération cherche davantage de libertés individuelles. Aussi, dès qu’ils échappent au regard méfiant des autorités ces dernières craignent la jeunesse et l’éphébophobie selon l’expression de Shahram Khosravi caractérise l’approche du régime à son égard, les jeunes jouent de la musique après l’assouplissement des restrictions gouvernementales sur la musique populaire en 1998, des groupes se sont formés et ont développé des styles de musique s’inspirant de courants populaires occidentaux comme le rock, le hip-hop ou le rap-, pratiquent les derniers sports à la mode (le parkour par exemple), dansent, chantent, boivent, fument, se mélangent et pratiquent d’autres activités « occidentales ». Aspirant à un plus grand espace de respiration et de libertés individuelles et bien informées sur l’Occident, ils utilisent les technologies de l’information (chaînes satellitaires grâce antennes paraboliques, téléphones portables et internet ; les jeunes s’étant perfectionné dans le contournement des restrictions en ligne) pour s’informer, apprendre l’anglais, aller sur Facebook, Twitter, Instagram, YouTube ou Tik Tok, chatter, fréquenter les réseaux sociaux, etc.. Si l’univers de la République islamique est plutôt morose et marqué par l’ennui, l’autocensure et la répression pour les jeunes Iraniens, ils sont cependant loin d’être isolés, du moins virtuellement. Dans son quotidien, la jeunesse iranienne essaie de contourner les obstacles imposés par le régime, en se créant une véritable vie parallèle et souterraine.

L’Iran connait un mouvement underground (qualifié ainsi en raison de l’incapacité de nombreux artistes à obtenir des autorisations pour diffuser ou jouer leur musique dans le domaine public) très vivant parmi la jeunesse, composé de musiciens, de rappeurs, de blogueurs, de graffeurs, de poètes, de peintres, de cinéastes, etc.. Des concerts (y compris de rock) et même des festivals ont pu être organisés dans le pays à partir de la décennie 2000. Tous les styles de musique sont présents en Iran, du rap au reggae en passant par la pop, l’électro, le hip-hop, le jazz, le rock, le heavy/death-metal (apparu dès la fin de la guerre Iran-Irak) ou le blues, ce dernier provenant notamment de la communauté́ afro-iranienne qui vit dans le sud du pays. Ce milieu underground a naguère été décrit dans le film Les Chats persans, de Bahman Gobhadi (prix Un Certain Regard à Cannes en 2009) où apparaissait d’ailleurs Hichkas, le « père » du rap iranien. On notera par ailleurs que ces styles de musiques sont si répandus en Iran qu’ils sont tout à fait « visibles » (‘aboveground’ selon l’expression de Siamdoust) en raison de leur très grande popularité parmi la population[23]. L’attrait pour les pratiques et la culture occidentale ne signifie cependant pas que les jeunes Iraniens renient complètement les arts ou la riche culture traditionnelle de leur pays. De nombreux jeunes iraniens sont au contraire très fiers de leur héritage culturel. Il reste très vivant et de nombreux jeunes et artistes (comme Mohsen Namjoo dès la fin des années 90 ou le rappeur Hichkas depuis son premier album en 20005) ont tenté d’opérer des synthèses entre les apports de cet héritage et ceux de la culture occidentale.

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1 Voir U.S. Energy Information Administration, « Iran », 20 juillet 2021 (https://www.eia.gov/international/analysis/country/irn)

2 Thierry Coville, « The Economic Activities of the Pasdaran », Revue internationale des études du développement, n°229, 2017/1, p. 104.

3 D’après Henry Rome, « Iran in 2021: The Economy », The Iran Primer, December 15, 2021 (https://iranprimer.usip.org/blog/2021/dec/15/iran-2021-economy)

4 Voir Marcus Solarz Hendriks, « ‘Beyonds Carpets and Dried fruits’: The Development of Iran’s Non-Oil Exports, 1990-2011 », Bourse & Bazar Foundation, September 2021 (https://www.bourseandbazaar.com/research-1/2021/09/22/the-development-of-irans-non-oil-exports)

5 Idem, p. 10.

6 Chiffres cités dans Henry Rome, « Iran in 2021: The Economy », op. cit.

7 D’après Nadereh Chamlou, « Can President Ebrahim Raisi turn Iran’s economic Titanic around? », Atlantic Council, February 1, 2022 (https://www.atlanticcouncil.org/blogs/iransource/can-president-ebrahim-raisi-turn-irans-economic-titanic-around/)

8 D’après Idem.

9 Bijan Khajehpour, « The real footprint of the IRGC in Iran’s economy », al-Monitor, August 9, 2017 (https://www.al-monitor.com/originals/2017/08/iran-irgc-economy-footprint-khatam-olanbia.html#ixzz7LRledJhp)

10 Steve Stecklow, Babak Dehghanpisheh, Yeganeh Torbati, « Khamenei controls massive financial empire built on property seizures », Reuters, November 11, 2013 (https://www.reuters.com/investigates/iran/#article/part1)

11 Voir Majid Mohammadi, Under the Leader’s Cloak How Khamenei’s Office Operates, Rasanah, Institute for Iranian Studies, Patridge, Singapore, 2021, p. 12.

12 Voir https://www.heritage.org/index/country/iran

13 Voir Ali Dadpay, « Iran’s economy a ‘masterpiece of structural ambiguity’», al-Monitor, July 31, 2017 (https://www.al-monitor.com/originals/2017/07/iran-quasi-state-sector-economic-reform-rouhani-challenge.html#ixzz4oVTkiFno).

14 Voir OMPI, Indice mondial de l’innovation 2021 (https://www.wipo.int/publications/fr/series/index.jsp?id=129)

15 « Iran loses $150 billion a year due to brain drain », Mehr News, January 8, 2014 (https://en.mehrnews.com/news/101558/Iran-loses-150-billion-a-year-due-to-brain-drain)

16 Sur cet épisode clé du début de la République islamique voir The Clash of the Ayatollahs: A Religious Challenge to the Monopoly of Power by the Clergy in Iran, Abdorrahman Boroumand Center for Human Rights in Iran, February 11, 2022 (https://www.iranrights.org/library/document/3906)

17 Cité dans Mohammad-Reza Djalili, « Khomeyni et ‘Le Gouvernement Islamique’ », Religioscope, 15 janvier 2002 (https://www.religion.info/2002/01/15/khomeyni-et-le-gouvernement-islamique-entretien-avec-djalili/)

18 Voir Pooyan Tamimi Arab, Ammar Maleki, « Iranians’ Attitudes Toward Religion: A 2020 Survey Report », gamaan.org, August 2020 (https://gamaan.org/wp-content/uploads/2020/09/GAMAAN-Iran-Religion-Survey-2020-English.pdf) et Pooyan Tamimi Arab, Ammar Maleki, « Iran’s secular shift: new survey reveals huge changes in religious beliefs », The Conversation, September 10, 2020 (https://theconversation.com/irans-secular-shift-new-survey-reveals-huge-changes-in-religious-beliefs-145253)

19 Voir WEF, Global Gender Gap Report 2021, Geneva, March 30, 2021 (https://www3.weforum.org/docs/WEF_GGGR_2021.pdf)

20 Chiffres cités in Idem, p. 26.

21 Bien que l’Iran ait été considéré comme un pays « jeune » -on évoquait dans la décennie 2000 un pays avec plus de 60 % de sa population âgée de moins de 30 ans-, les responsables iraniens ont mis en garde contre un changement démographique majeur pour l’avenir en raison de la faiblesse du taux de natalité dans le pays depuis plusieurs années. Ce dernier atteint 15,78 naissances/1 000 habitants (estimation 2021), ce qui le situe au 111e rang mondial dans ce domaine. L’âge médian atteint désormais en Iran 31,7 ans. Voir Najmeh Bozorgmehr, « Iran’s demographic crisis: ‘How can I have children when I can barely make ends meet?’ », The Financial Times, August 23, 2020 (https://www.ft.com/content/c1bd20d6-f019-40ba-9ee7-b23e6150bf6c).

22 Voir sur la jeunesse iranienne notamment Kaveh Basmenji, Tehran blues: how Iranian youth rebelled against Iran’s founding fathers, London, Saqi, 2005, 349p. et Shahram Khosravi, Precarious lives: waiting and hope in Iran, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2017, 274p.

23 Voir Nahid Siamdoust, Soundtrack of the revolution: the politics of music in Iran, Stanford, California, Stanford University Press, 2017, 353p. (expression p. 180)

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