Livre: La Bolivie d’Evo Morales: anatomie d’un narco-Etat

12 juin 2020

Temps de lecture : 5 minutes
Photo : Saisie de drogue © AP/SIPA AP22205870_000002
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Livre: La Bolivie d’Evo Morales: anatomie d’un narco-Etat

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Un ouvrage écrit par un témoin pour comprendre comment un État est contrôlé par le crime organisé.

Malgré son titre peu compréhensible pour les lecteurs non bolivianistes et ses défauts évidents d’édition (coquilles multiples, renvois de notes erronés, noms et dates imprécises, absence de cartes, fautes d’orthographe…) le livre de Jean-François Barbieri[simple_tooltip content=’Jean-François Barbieri, El Narco-Amauta. Comment la Bolivie de l’ère Morales, est (re)devenue un narco-État, Nombre7 éditions, Nîmes, 2020′](1)[/simple_tooltip] mérite de retenir l’attention. Car il s’agit d’un témoignage, en quelque sorte « brut de décoffrage » sur la réalité bolivienne des dernières années, centré sur la question du narcotrafic dont l’auteur, en tant que policier spécialisé en la matière, a été un observateur privilégié. En effet, J.-F. Barbieri qui a occupé entre 2009 et 2012 le poste (supprimé depuis…) d’Attaché de Sécurité Intérieure à l’Ambassade de France à La Paz nous livre un document de première main, contenant bon nombre d’éléments importants, non seulement pour comprendre la nature du régime d’Evo Morales (2006-2019), mais aussi pour nourrir la réflexion sur des questions beaucoup plus générales. Car la dynamique des insurrections aux niveaux national et mondial, l’installation du totalitarisme post-démocratique et le détournement des États par des minorités ethniques et/ou criminelles sont des sujets qui ne concernent pas exclusivement la Bolivie.

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Le livre se compose de trois longs chapitres, consacrés successivement à la problématique de la coca-cocaïne en Bolivie ; à la description des composantes du narcotrafic et à l’exposé de ses imbrications dans l’État bolivien ; et, enfin, à la nature même du régime d’Evo Morales.

Sur la première partie, où le lecteur non spécialiste trouvera des informations de base concernant les aspects culturels, historiques et légaux de la problématique de la coca en Bolivie, On peut regretter que l’auteur ne fasse pas toujours référence à l’immense littérature sur le sujet. Mais comme il s’agit ici avant tout d’un témoignage, cette critique n’affecte guère le projet du livre. On retiendra, par ailleurs, ses observations justes sur les ambiguïtés de la « communauté internationale » et l’hypocrisie des États-Unis en matière de lutte contre le narcotrafic, ainsi que ses références appropriées aux ravages environnementaux engendrés par le complexe coca-cocaïne en termes de déforestation et pollution des eaux et des sols. Autre point intéressant : la mise en évidence de la complicité (active ou passive) d’instances internationales comme l’UNODC (Office des Nations Unies contre les Drogues et le Crime) dans la falsification des données concernant la situation bolivienne ; tout comme la complaisance de l’Union européenne (et particulièrement de la France) face à la dérive criminelle du régime du « gentil Indien » Evo Morales. Toutes ces choses sont bien connues, mais il était bon de les rappeler.

Organisation du narcotrafic

La deuxième partie, la mieux documentée, car relevant du cœur de métier de l’auteur, porte sur le narcotrafic, avec une analyse circonstanciée de l’itinéraire qui va depuis l’extension des plantations de coca dans les Yungas de La Paz et, surtout, le Chapare (nord du Département de Cochabamba et fief de Morales), jusqu’à l’exportation des quelques 160 tonnes de cocaïne bolivienne très majoritairement en direction de l’Europe. Sur toutes ces questions J.-F. Barbieri apporte des faits, des données et, dans la mesure du possible, des chiffres dont il prend d’ailleurs grand soin à relativiser l’exactitude. Par conséquent il s’agit là d’une actualisation bienvenue de travaux plus anciens concernant cette problématique[simple_tooltip content=’Par exemple : Daniel Dory ; Jean-Claude Roux, « De la coca à la cocaïne : un itinéraire bolivien… », Autrepart, N° 8, 1998, 21-46′](2)[/simple_tooltip]. Parmi les faits relativement nouveaux, la pénétration en Bolivie de cartels internationaux (mexicains, colombiens, brésiliens et même nigérians) est opportunément évoquée, tout comme les diverses routes aériennes et terrestres qu’emprunte la cocaïne bolivienne.

La problématique traitée dans la troisième partie, à savoir celle des conditions, modalités et conséquences du détournement d’un État par une minorité (ici à base ethnique à dominante Aymara, et liée au narcotrafic localisé au Chapare) avec la complicité de différents acteurs boliviens et internationaux mérite de plus amples commentaires. Car au-delà du cas bolivien, ici d’ailleurs traité de façon assez superficielle en l’absence d’un appui documentaire solide, c’est à des questions plus générales que l’on se trouve immanquablement renvoyé. Car les faits mis en évidence pour la Bolivie sont de nature à susciter des réflexions pertinentes non seulement pour des « pays en développement », mais également sur des tendances mondiales actuellement en cours en matière de gouvernance post-démocratique.

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Certes, la corruption généralisée en Bolivie au sein de l’État et de la société civile a sans aucun doute favorisé, de manière spécifique, le clientélisme mafieux du régime d’Evo Morales. Mais son exotisme, parfois « folklorique », ne doit pas occulter la place de la corruption parmi les « élites » d’autres pays dits « développés » (ou en voie de sous-développement) dans la gouvernance d’États également détournés au profit de diverses minorités articulées de façon plus ou moins directe à l’hyperclasse mondiale.

 

En outre, loin d’être un cas isolé et marginal, la Bolivie gouvernée par le MAS (Movimiento al Socialismo, parti de Morales) a été aussi, et presque surtout, un vaste laboratoire d’expérimentation de dispositifs idéologiques et de mécanismes de contrôle des populations que l’on retrouve également, par exemple, en Europe. Ainsi, la judiciarisation du débat politique et la répression idéologique au nom d’un « antiracisme » sélectif (en fait un racisme anti-blanc teinté de griefs « anticolonialistes »), ou encore le contrôle par le régime des moyens de communication par achat et/ou intimidation, bien décrits par Barbieri, ne sembleront pas si exotiques au lecteur français.

De même, le montage de toutes pièces d’une affaire de « terrorisme » permettant de décapiter l’opposition a un air de déjà vu pour tout chercheur spécialisé sur la question. Plus généralement, l’accession au pouvoir d’Evo Morales à la suite d’une longue dynamique insurrectionnelle diffuse, combinant des moyens violents et non violents, est en quelque sorte un cas d’école qui mérite de plus amples analyses, et à propos de laquelle le livre de Barbieri fournit des indications utiles, à compléter par des travaux plus systématiques[simple_tooltip content=’Pour une bonne approche initiale de la question, voir : David E. Spencer ; Hugo Acha Melgar, « Bolivia, a new model insurgency for the 21st century : from Mao back to Lenin », Small Wars & Insurgencies, Vol. 28, N° 3, 2017, 629-660′](3)[/simple_tooltip].

Il en résulte donc que, malgré ses limites, le livre de J.-F. Barbieri, qui inclut le récit de la chute (provisoire ?) de Morales en novembre 2019, est incontestablement utile, tant pour mieux comprendre la complexité de la réalité bolivienne à partir de l’une de ses composantes (le narcotrafic), que pour étayer sur des bases empiriques une réflexion plus générale sur l’ordre géopolitique mondial actuellement en cours de consolidation.

À propos de l’auteur
Daniel Dory

Daniel Dory

Daniel Dory. Chercheur et consultant en analyse géopolitique du terrorisme. A notamment été Maître de Conférences HDR à l’Université de La Rochelle et vice-ministre à l’aménagement du territoire du gouvernement bolivien. Membre du Comité Scientifique de Conflits.
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