Livres de la semaine. Voyage dans l’histoire avec les Cosmistes soviétiques, voyage dans la géographie, avec Jacques Levy et voyage en utopie, avec l’UE. Sélection des livres de la semaine.
Recensions effectuées par Eugène Berg.
Les Cosmistes en URSS
Michel Eltchaninoff, Lénine a marché sur la Lune, Actes Sud, 2022, 21€.
Pour comprendre ce qui se passe dans les laboratoires américains ou asiatiques, il faut se pencher sur les pionniers russes et soviétiques : les cosmistes. Ces derniers ont inventé des visions du monde qui peuvent sembler délirantes, mais qui sont pourtant audacieuses et parfois sophistiquées. Que ce soit la recherche de la vie éternelle ou la conquête spatiale. L’idée séminale du transhumanisme, ce mélange de rationalisme technique et d’utopie à consonance religieuse est peut-être née en Russie. Tel est en tout cas l’idée maitresse du récit captivant que nous livre Michel Eltchaninoff, rédacteur en chef de Philosophie.
Né à la fin du XIXe siècle dans une période de bouleversement, le mouvement cosmiste a entretenu des liens constants avec l’idéologie marxiste-léniniste. À la fois pourchassé, récupéré ou utilisé ; ce vaste courant de pensée et d’action fondé par Nikolaï Fiodorov a irrigué dans la pénombre l’idéologie officielle. Les cosmistes veulent régénérer la religion par la science ainsi que par un projet de résurrection des morts (ce qui jette un lien avec les transhumanistes actuels). Les disciples de Fiodorov proclament leur rattachement à la religion chrétienne en affirmant que l’œuvre de Dieu doit être continuée par les hommes. Pour Fiodorov, l’union des vivants et des morts forme la liturgie. Le cosmisme russe n’a cessé d’alimenter le mythe de l’homme nouveau et de la conquête de l’espace. L’idée cosmiste est, en ce sens, censée éclairer un Occident jugé étriqué, fatigué, plongé dans une mentalité matérialiste et oublieuse de la religion. Les fondateurs du cosmisme russe se sont rapprochés des marxistes-léninistes grâce à leur volonté de marier science et religion. Il en est résulté un projet de reconstruction social intégral, de conquête de la Terre et de la recherche des limites de la vie humaine. Pour l’auteur de cet ouvrage, il faut considérer que le marxisme-léninisme constitue une des strates d’un rêve de transformation du monde proprement cosmiste. Bien que la dialectique entre la science et la religion s’est opérée de manière différente en Russie qu’en Europe, un souffle utopique et spirituel y transparaît. En quelque sorte, le cosmisme russe est la continuation du projet humaniste. L’être humain doit nier sa propre nature pour la dépasser. On peut ainsi se demander si la vie éternelle et interplanétaire dont rêvent les transhumanistes est désirable. Ce courant contient cependant quelques promesses, comme le projet d’explorer les planètes, de modifier le climat par la géo-ingénierie ou encore de refuser la fatalité du vieillissement.
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Géographie et politique
Jacques Lévy, Géographie du politique, Odile Jacob, 2022, 19,99€.
La géographie du politique se situe à l’intersection entre deux dimensions du monde social : le domaine spatial et celui politique. Si l’espace compte, c’est parce que la distance constitue un frein majeur à l’interaction sociale, mais également en raison du fait que cette distance peut être gérée et maîtrisée, mais non supprimée. La révolution qu’a représentée dans l’art de la guerre l’apparition des missiles n’a pas pour autant aboli les contraintes liées au lieu et au terrain. Le conflit afghan en a été l’exemple le plus récent. Par ailleurs, si l’on se réfère à la définition classique de la géopolitique d’Yves Lacoste, on comprend que les liens et rapports entre la géographie du politique et la géopolitique sont étroits sinon concurrentiels. Jacques Lévy, se livre à une synthèse riche et ô combien stimulante sur l’importance cruciale du couple espace/spatialité qui constitue un moteur majeur des dynamiques sociales. À cet égard, ce ne sont pas seulement les États ou les diverses institutions publiques et régionales qui forment des opérateurs spatiaux, mais ce sont tous les individus ainsi que toutes les organisations plus ou moins formelles. C’est dans cette optique que l’auteur introduit la distinction décisive entre la géopolitique et la géographie du politique. La première, issue de la revue Hérodote, tend à désigner, l’ensemble des événements ou des processus se déroulant à une échelle supranationale, y compris hors de la sphère des États. En revanche, Hérodote échoue, selon lui, à annexer la «géopolitique interne» ; c’est-à-dire l’espace des politiques des sociétés dans le même ensemble. C’est cette notion qu’il désigne du terme de géographie du politique. En effet, la géopolitique s’associe spontanément à la compétition, ou au conflit, alors que la politique s’applique mieux à la géographie électorale, à l’urbanisme, aux réseaux de transports et de communication. Les événements des dernières décennies ont donc diminué le champ du géopolitique, et ce, en raison de trois mutations décisives. À savoir la chute de l’URSS, le désenclavement du citoyen et enfin la désacralisation de la souveraineté nationale. Pourtant on ne peut pas exclure la possibilité de conflits interétatiques ou de conflits.
L’auteur constate ainsi que si le Monde n’a pas d’ennemis, il a des problèmes, qu’il ne peut résoudre qu’en tant que Monde. C’est probablement une première historique. Ce qui se joue désormais c’est d’habiter, de cohabiter. Mais ceci ne coulera pas de source. On peut parfaitement espérer qu’il y aura moins de géopolitique à l’avenir et plus de politique, mais les conflits ne disparaîtront pas de sitôt. Le caméléon et le brouillard de la guerre de Clausewitz muent lentement, mais nous occuperont encore bien longtemps.
Paquebot UE
Nicole Gnesotto, L’Europe : changer ou périr, Tallandier, 2022, 20,90€.
Alors que vient de débuter dans climat international des plus tendus la présidence française de l’UE, que celle-ci assume pour la 13e fois ; l’ouvrage tombe à point nommé. Comme l’écrit Jacques Delors dans sa préface, nous vivons en effet un moment très particulier. Il est en ce sens urgent de concentrer les différentes intelligences européennes afin de la comprendre dans toutes ses dimensions. D’abord, il faut reconnaître que l’humanité abuse de la planète et qu’il n’y a pas d’avenir sans le respect de la nature et des hommes qui y souffrent. Ensuite, il faut prendre la mesure de l’immatériel comme étant un facteur de changement. Des idéologues de petite ampleur jouent avec ce climat d’incertitude et d’inquiétude dans lequel baigne l’ensemble de nos sociétés. Créer la peur pour nourrir l’autorité est une vieille recette des populismes et des nationalismes qui retrouvent aujourd’hui une certaine vigueur. L’Europe bute sur cette disparition des certitudes, qui est la caractéristique majeure du monde. C’est pourquoi il est si important de parler d’Europe à partir de faits réels afin de pouvoir définir des solutions concrètes, ce à quoi s’attache l’auteure. Il s’en est fallu de peu que le Covid-19 ne porte un coup fatal à l’Union européenne. Fort heureusement, un ultime réflexe de survie l’emporta, grâce au couple franco-allemand, grâce à la solidité des institutions, grâce à la formidable crédibilité de l’Union sur le marché mondial. À chaque crise, l’Europe s’adapte, rebondit et se relance. Plutôt que de stigmatiser les lacunes et les insuffisances de l’Europe, c’est sur cette force de résistance que Nicole Gnesotto se base afin de construire l’avenir. Elle met de fait l’accent sur les trois piliers fondateurs à de la solidité de l’aventure européenne : la compétition qui stimule, la coopération qui renforce, la solidarité qui unit. Calibrer l’aventure européenne à l’aune des désordres mondiaux et des défis de la mondialisation est devenu le chantier prioritaire. Il faut de nouveaux architectes, autant que de courageux pompiers pour sortir plus fort des crises ! Parmi toutes les réformes nécessaires, il y a celle de la création d’une politique ancrée sur la réduction des inégalités sociales. Il faudrait également réformer l’UE pour la rendre plus forts vis-à-vis des menaces extérieures. Il faut qu’elle devienne une force politique capable d’influencer le monde plutôt que d’en subir des logiques aveugles, et sa légitimité sera de nouveau acquise. C’est ainsi l’un des grands mérites de Nicole Gnesotto que d’aborder les questions les plus difficiles autour de l’idée d’une relance de l’aventure européenne.
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