<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Stefan Creuzberger Le siècle germano-russe. Histoire d’une relation particulière.

6 mai 2023

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : Staline et Ribbentrop se serrant la main après la signature du pacte au Kremlin de Moscou. Wiki Commons
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Stefan Creuzberger Le siècle germano-russe. Histoire d’une relation particulière.

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L’historien allemand Stefan Creuzberger analyse le XXe siècle sous l’angle des relations entre l’Allemagne et la Russie. Les deux pays ont dominé l’Europe, se sont alliés et combattus, ont provoqué les guerres mondiales. Un ouvrage qui a fait grand bruit outre-Rhin mais qui n’est pas encore publié en français. 

Stefan Creuzberger, Das Deutsch-Russische Jahrhundert. Geschichte einer besonderen Beziehung [« Le siècle germano-russe. Histoire d’une relation particulière »], Hambourg, Rowohlt, 2022 (non traduit).

Vu de l’Ouest, le titre peut surprendre. Un « siècle germano-russe » ferait des pays occidentaux, en particulier européens, une périphérie de l’histoire du XXe siècle ? Entre 1917 et 1991, la Russie et l’Allemagne, grandes puissances totalitaires et expansionnistes, ont bouleversé et dominé alternativement ou simultanément une grande partie de l’Europe et contribué au déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale. Pendant la Guerre froide, la division de l’Allemagne était un élément crucial et un enjeu de la division Est-Ouest du continent. Depuis 1990-1991, la réunification de l’Allemagne (refoulée pendant 45 ans) et l’extension vers l’est de l’OTAN et de l’Union européenne ont renforcé sa position et son poids en Europe, alors que l’éclatement de l’URSS a réduit la puissance de la Russie et remis en cause son identité héritée des tsars et des Soviets. Depuis les années 2000, la distance prise par l’Allemagne avec son grand partenaire à l’est a réduit leurs relations au plus bas niveau et réintégré l’Allemagne dans un bloc occidental actuellement en conflit ouvert avec la Russie. Le « siècle germano-russe » est une histoire dramatique, rationnelle et passionnelle, de proximité et d’hostilité, un tête-à-tête où toujours un tiers s’invite : l’Occident.

La question de l’Occident

Cette relation est « particulière » du fait de la puissance économique et militaire des deux pays, des périodes d’antagonisme idéologique alternant ou combinant l’affrontement et la coopération, d’une histoire dramatique et violente impliquant directement les deux pays, et aussi les peuples tiers de la mer Baltique à la mer Noire, et les Juifs du continent. Le fameux pacte germano-soviétique du 23 août 1939 a permis à Hitler d’attaquer la Pologne et à Staline de partager avec lui l’Europe intermédiaire (de la Finlande à la Roumanie). La défaite de l’Allemagne nazie en 1945 n’a fait qu’entériner et augmenter (avec le consentement des alliés anglo-saxons et pour plus de quarante ans) l’extension à l’ouest du glacis de sécurité de l’URSS. La coopération économique et militaire de la République de Weimar dans les années 1920 a contribué à stabiliser le nouvel État soviétique. Les livraisons de céréales et de matières premières stratégiques soviétiques découlant du « Pacte Hitler-Staline » et du Traité d’amitié et sur les frontières du 28 septembre 1939 ont permis les Blitzkriege victorieux de l’Allemagne en 1939-1940 contre la Pologne, le Danemark, la Norvège, et les puissances occidentales (la chute de la France). Les savants allemands capturés par l’Armée rouge en 1945 ont contribué à la fabrication de la bombe atomique et des fusées soviétiques.

Les cheminements de l’auteur

L’auteur est un historien (ouest)allemand spécialiste de la Russie, de l’Europe de l’Est, des relations internationales, et des dictatures au XXe siècle. La structure du livre en trois parties est originale et pertinente. La première, chronologique, présente la succession des événements, de la Première Guerre mondiale à la réunification allemande en 1990 : la guerre de 1914, les révolutions dans les deux pays, l’avènement du nazisme en 1933 et le Pacte germano-soviétique (dont le fonctionnement de 1939 à 1941 est assez peu connu à l’Ouest), puis l’instauration du « socialisme » par les Soviétiques dans la partie orientale de l’Allemagne vaincue et la division Est-Ouest après 1945. Les deux autres parties, thématiques, montrent dans la durée la complexité et l’ambivalence des relations bilatérales, alternance de confrontations violentes, ou de distanciation et d’entente, entre Russes et Allemands.

La partie sur les phases d’affrontement et d’extermination relate les guerres mondiales qui les opposent, la germanophobie et la russophobie, le rejet et la peur de l’autre, la fascination, le mépris et la haine mutuels, les ingérences réciproques et les guerres civiles corrélées. En 1917, la diplomatie et l’état-major allemands envoient Lénine et 400 bolchéviques de Suisse en Russie par le fameux « wagon plombé », pour y fomenter la révolution qui facilitera la victoire à l’Est et la décomposition de l’Empire russe ; de 1918 à 1923, le Komintern commandite les troubles révolutionnaires en Allemagne, avec moins de succès ; à partir de 1945, l’Armée rouge instaure le « socialisme » dans l’est de l’Allemagne. Les guerres idéologiques entre les deux dictatures (la « croisade européenne  contre le bolchevisme » au nom de la civilisation européenne, la « guerre contre les fascistes allemands » au nom de l’humanité), les violences et terreurs respectives, et les rapports entre vainqueurs et vaincus dans la Seconde Guerre mondiale et l’après-guerre, l’expérience des deux totalitarismes, les cultures mémorielles croisées, antagonistes et concurrentes, et les limites de la réconciliation après 1991, constituent une relation unique. 

Par trois fois, l’Allemagne a appuyé le démantèlement de la Russie par la séparation des nationalités de l’Empire russe et de l’URSS : au cours des deux guerres mondiales, sous Guillaume II et sous Hitler (l’Ukraine, déjà enjeu, « grenier à blé » et pièce stratégique occupée pour affaiblir la Russie), et depuis 1991, avec l’Occident, elle soutient les indépendances de tous les États postsoviétiques dans les frontières héritées des délimitations intérieures de l’URSS.

Enfin, la partie sur la distanciation et l’entente montre le jeu des intérêts complémentaires, des calculs, des méfiances et des arrière-pensées. Elle regroupe la coopération entre les socialistes et les communistes des deux pays ; les relations circonspectes des deux États parias de l’ordre international de Versailles dans le jeu triangulaire avec les puissances occidentales à la suite du fameux traité de Rapallo en 1922 ; la coopération commerciale, industrielle, financière et militaire dans les années 1920, qui permet le redressement économique des deux pays, la modernisation de l’Armée rouge et le « réarmement clandestin » du Reich ; sa reprise au temps du Pacte Hitler-Staline, augmenté d’une collaboration policière et démographique. Puis la coopération forcée de l’Allemagne de l’Est après la défaite de 1945, les relations trilatérales à nouveau au temps de la Guerre froide et de la Nouvelle Politique à l’est de la RFA de 1969 à 1989. Enfin la politique allemande de respect des intérêts de sécurité de la Russie postsoviétique de la réunification à la guerre d’Ukraine, jusqu’au regel depuis les années 2000 dans le cadre de la bipolarisation Occident-Russie, malgré une opinion allemande très réticente, surtout dans l’ex-RDA. Le livre est riche aussi en « petits faits » significatifs et figures clés plus ou moins connues (diplomates, militaires, hommes d’affaires, bureaucrates, espions et aventuriers).

Une histoire de l’Europe

Ainsi, cette histoire n’est pas seulement bilatérale. Le destin de l’Europe au XXe siècle a été en grande partie déterminé par le mouvement de va-et-vient des relations entre l’Allemagne et la Russie, entre l’entente et la guerre, pour la préservation de la paix parfois, au détriment des autres aussi. Il a subi les contrecoups de la décomposition de l’alliance conservatrice bismarckienne sur les systèmes d’alliances entre les puissances de la fin du XIXe siècle à la Grande Guerre, de la coopération de la République de Weimar avec l’Union soviétique de 1922 à 1933 qui minait le système de Versailles, de la « guerre froide » entre les régimes nazi et communiste de 1933 à 1939 qui a facilité la formation de l’Axe et donné des alliés à l’Allemagne nazie, du pacte de non-agression du 23 août 1939, qui a fait disparaître quatre États, en a amputé deux autres, a soumis des millions de personnes au nazisme et au communisme et en a déplacé des centaines de milliers, avant la terrible guerre idéologique d’extermination de 1941 à 1945 qui a ravagé les « terres de sang » du continent. À l’inverse, le rapprochement entamé par la Nouvelle Politique à l’Est du chancelier Willy Brandt avec les Soviétiques en 1969 a stabilisé la paix, l’équilibre est-ouest et la division de l’Europe pendant la Guerre froide. La coopération dans l’intérêt des deux pays et de l’Europe, depuis la négociation de la réunification allemande jusqu’aux gazoducs Nordstream, a créé une dépendance envers la Russie. Sa rupture a refondé un bloc occidental et un front de guerre, plus à l’est.

L’alliance franco-russe avait imposé à l’Allemagne une guerre sur deux fronts de 1914 à 1917 (l’Allemagne fut victorieuse contre la Russie, mais elle fut battue ensuite par les puissances occidentales). En 1919 celles-ci autorisèrent quelque temps les corps francs allemands à combattre les bolchéviques dans le Baltikum. En 1922, la Russie soviétique, invitée par le Royaume-Uni et la France à la conférence de Gênes afin d’isoler l’Allemagne, signa finalement avec celle-ci le traité de Rapallo. Cet accord devint le symbole de la remise en cause de « l’ordre de Versailles », et son spectre ressurgit à l’ouest en 1939, lorsque l’URSS, courtisée à nouveau par les démocraties occidentales et l’Allemagne nazie, signe finalement avec cette dernière un pacte de non-agression. Pendant la période du Pacte qui assure ses arrières, le Reich engrange les victoires à l’ouest et dans les Balkans. Les buts de guerre des Alliés de la Deuxième Guerre mondiale suppriment en 1945 l’Allemagne comme grande puissance souveraine, dans l’idée d’assurer la paix en Europe. Le poids et le rôle de l’URSS en sortent renforcés. L’Allemagne ensuite devient un enjeu du conflit est-ouest : la division du pays ancre les deux États allemands chacun dans un des deux blocs jusqu’à la chute du Mur et la réunification. Depuis le début de ce siècle, l’intégration occidentale complète de l’Allemagne fédérale, puis l’extension de l’OTAN et de l’UE jusqu’aux frontières de la Russie, enfin la réaction sécuritaire et idéologique antioccidentale de Vladimir Poutine en 2014 (basculement de l’Ukraine dans le camp occidental, réannexion de la Crimée par la Russie et guerre du Donbass) et en 2022 (intervention militaire de la Russie en Ukraine), ont placé à nouveau l’Allemagne et la Russie dans deux camps opposés. Avec une différence : seule la Russie est restée une puissance entièrement souveraine ; l’Allemagne est intégrée à l’UE et, comme membre de la communauté atlantique, sous le leadership et sous la protection militaire des États-Unis. Ce n’est pas de Berlin que risque de partir à l’avenir une guerre opposant l’Allemagne et la Russie.

Des rivalités de sang

L’auteur a un point de vue occidental, atlantiste même. Il ne cache pas ses préférences politiques et géopolitiques, qui influent sur son récit et son jugement d’historien. Il approuve les sanctions contre la Russie et ne doute pas de leur effet. L’Allemagne a pris la bonne voie, répudiant le fameux « Sonderweg » du passé (la voie particulière, ni Est, ni Ouest, d’une identité politique et culturelle allemande située dans la « Mitteleuropa », entre les deux), pour s’engager dans « le long parcours qui l’a menée à l’Ouest ». Les Occidentaux représentent le droit face à la Russie, incapable de se rattacher à l’Occident, et qui reste une puissance agressive. L’Allemagne a donc eu raison de s’en distancier et d’abandonner la voie du compromis, qui n’a pas produit la démocratisation de la Russie souhaitée par les Occidentaux. De fait, elle est devenue l’atout principal des États-Unis en Europe continentale mais, alors qu’elle lui doit la réunification, elle a perdu son rôle séculaire d’interlocuteur et de partenaire privilégié de la Russie. Dans l’ensemble, le livre est insuffisant sur l’analyse et la critique des conceptions, des perceptions, des objectifs et des motivations de tous les protagonistes (Allemands, Russes, et surtout des Occidentaux). Ainsi la thèse (très controversée) de la guerre préventive de l’Allemagne nazie contre la menace militaire et géopolitique soviétique en juin 1941, n’est pas mentionnée.

Ce serait simplifier les choses de dire que les intérêts matériels rapprochent les deux pays et que la géopolitique et les valeurs les opposent. Malgré le cours instable de leurs relations, la proximité géographique et la longue histoire imbriquée des deux pays excluent une rupture dans la durée entre la Russie telle qu’elle est d’une part, et de l’autre une Allemagne et une Europe souveraines. En dernier ressort, cette relation dépend aussi de la définition qu’on donne de l’Occident et de l’Europe.

 

 

À propos de l’auteur
Thierry Buron

Thierry Buron

Ancien élève à l’ENS-Ulm (1968-1972), agrégé d’histoire (1971), il a enseigné à l’Université de Nantes (1976-2013) et à IPesup-Prepasup. Pensionnaire à l’Institut für Europaeische Geschichte (Mayence) en 1972-1973. Il a effectué des recherches d’archives en RFA et RDA sur la république de Weimar. Il est spécialisé dans l’histoire et la géopolitique de l’Allemagne et de l’Europe centre-orientale au XXe siècle.
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