L’île de Malte occupe une position centrale en Méditerranée, presque à égale distance de Gibraltar et de Suez et sur le plus court chemin entre l’Europe et l’Afrique. Ce confetti d’environ 360 km², à peine plus grand que l’« Inner London », idéalement placé pour contrôler l’espace méditerranéen, fut logiquement l’enjeu de fréquentes batailles.
Article paru dans le no56 – Trump renverse la table
L’une de ces batailles majeures opposa pendant quatre mois, de mai à septembre 1565, les forces ottomanes, dont l’avancée semblait irrésistible depuis bientôt deux siècles, et l’ordre des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, récemment installé dans l’île. Cet ordre est issu d’un hospice, ou « hôpital », fondé à la fin du xie siècle par le frère Gérard, un moine bénédictin venu d’Amalfi. Après la prise de Jérusalem par les croisés (1099), l’Hôpital est reconnu autonome par le pape et se structure en ordre religieux, parallèlement à la création de l’ordre du Temple. L’ordre de l’Hôpital remplit des fonctions militaires dès les années 1130, même si des frères sergents ou chevaliers n’apparaissent dans ses statuts qu’en 1182.
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Errance et enrichissement
Peu de temps après, Saladin reprend Jérusalem (1187). Les Hospitaliers, très affaiblis par l’anéantissement de leur contingent à la bataille de Hattin, se replient sur Saint-Jean d’Acre. Quand la ville tombe à son tour, un siècle plus tard, ils gagnent Chypre, ultime vestige des États latins d’Orient. Au début du xive siècle, l’ordre prend l’île de Rhodes aux Byzantins et profite du transfert des biens des Templiers, liquidés par le pape Clément V et le roi de France, Philippe le Bel. Depuis leur nouvelle base, les Hospitaliers se spécialisent dans la guerre maritime – guerre de course essentiellement – et repoussent par trois fois (1440, 1444 et 1480) les Turcs ottomans, en train d’envahir toute la Méditerranée orientale et les Balkans. Finalement, en 1522, après un siège de cinq mois, le sultan Soliman Ier s’empare de Rhodes, mais laisse les survivants de l’ordre se retirer où ils le souhaitent – c’est la seconde victoire majeure du règne[1], après la prise de Belgrade.
L’ordre de l’Hôpital est alors devenu riche et puissant, grâce à ses possessions en Occident, mais il n’a plus de base terrestre. En 1530, à l’instigation du pape Clément VII, et malgré les réticences des deux parties, l’empereur Charles Quint, en tant que roi de Sicile, cède à l’ordre en fief perpétuel et contre une rétribution symbolique l’île de Malte, sa voisine Gozo et la place de Tripoli sur la côte libyenne. Malgré la forte présence de Français au sein de l’ordre, dont le grand maître Philippe Villiers de L’Isle-Adam (1464-1534) et sa puissance économique et militaire qui pourrait lui faire ombrage, Charles trouve habile de le cantonner au petit archipel, qui est déjà une base de corsaires en butte aux attaques ottomanes, comme en 1488 et en 1526, pour protéger son flanc sud, très exposé (Alger est tombée en 1529 aux mains de Barberousse, Tunis sera prise en 1534). Quant aux chevaliers, ils jugent leur nouvelle possession trop aride, sans véritable richesse et mal fortifiée ; sa population, de son côté, pourtant habituée aux changements de maîtres, n’apprécie guère les nouveaux venus.
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Les Hospitaliers commencent par consolider les défenses. Délaissant la ville principale, Mdina, au centre de l’île, ils choisissent pour capitale le port de Borgho (aujourd’hui le quartier de Birgu), situé au nord-est dans une baie profonde et découpée, coupée en deux par la grande péninsule de Xiberras. À la pointe de cette dernière, face à la mer, ils édifient le fort Saint-Elme pour couvrir l’accès à la rade de Marsa, à l’est, où donne la presqu’île de Borgho, défendue côté mer par le château Saint-Ange. Ils renforcent les remparts et le fort Saint-Michel qui barrent l’accès depuis la terre à la péninsule de Borgho et à celle située juste au sud, qui prend alors le nom de Città Senglea en l’honneur du 48e grand maître, Claude de la Sengle (1553-1557). Toutefois, à l’exception de raids dirigés par le bey d’Alger, Dragut (Turgut reis pour les Turcs), en 1547 et 1551, les Ottomans semblent négliger Malte, car les difficultés d’un siège sont nombreuses : les très faibles ressources agricoles de l’île obligeraient à approvisionner le corps expéditionnaire par la mer, ce qui ne peut se faire durant la saison des tempêtes, à partir de l’automne. Le créneau nécessaire pour une opération d’envergure, compte tenu des défenses de l’île, est donc limité.
Casus belli
L’attention de Soliman était aussi accaparée par l’Europe où il poussait ses armées jusqu’en Hongrie, en Moldavie et aux portes de Vienne, et par le Moyen-Orient, où la guerre contre la Perse safavide s’étire pendant deux décennies. Mais en 1562, le chevalier de Romegas[2], le corsaire le plus actif et le plus efficace de la flotte de l’Hôpital, s’empare d’un navire chargé de 150 captives chrétiennes destinées au sérail du sultan. Est-ce ce coup d’éclat, dont l’authenticité n’est pas assurée, qui pousse le sultan à vouloir éliminer ce foyer de corsaires, comme les chrétiens combattent les « barbaresques » d’Afrique du Nord ? Ou Soliman veut-il simplement conquérir un verrou essentiel du bassin méditerranéen pour consolider ses alliés de la rive sud et préparer une future attaque contre le royaume de Sicile ? Toujours est-il qu’à la fin de 1564, l’assaut contre Malte est programmé pour le printemps suivant.
Les préparatifs d’une telle expédition ne passèrent pas inaperçus. Même si, pour des raisons logistiques, le corps expéditionnaire se limite à 30 000 hommes[3], il faut rassembler une flotte de quelque 200 navires, essentiellement des galères. Pour étoffer les troupes, il fait appel à ses alliés africains : Dragut, devenu gouverneur de Tripoli (conquise en 1551), le pacha d’Alger et Uludj Ali, gouverneur d’Alexandrie. Avant la fin de l’hiver, le grand maître des Hospitaliers, qui est désormais Jean de Valette[4] (1494-1568), averti des projets ottomans, fait accélérer les travaux de fortification et accumuler les provisions en vue d’un siège prolongé – Borgho est autonome en eau douce grâce à une source. Sur le front diplomatique, en revanche, l’ordre est peu soutenu : la France, alliée traditionnelle de Soliman, vient d’entrer dans le cycle des guerres de religion ; les cités italiennes hésitent à s’opposer au sultan pour ne pas nuire à leurs intérêts commerciaux ; l’Angleterre, devenue anglicane, a confisqué les biens de l’ordre et se détourne du théâtre méditerranéen ; le pape n’envoie que des subsides et seul Philippe II d’Espagne (et de Sicile) promet des renforts, sans s’engager sur la date.
Arrivée devant Malte le 18 mai 1565, la flotte ottomane débarque le lendemain les troupes dans la baie de Marsaxlokk, au sud-est de l’île. Les Hospitaliers alignent moins de 2 000 combattants professionnels, dont 600 chevaliers, auxquels s’ajoutent 3 à 4 000 miliciens et des forces civiles complémentaires – l’ensemble totalise à peine 10 000 hommes. Leur stratégie est donc claire : s’abriter derrière les fortifications et résister le plus longtemps possible dans l’attente des renforts venus de Sicile, que Valette a fait alerter sitôt l’ennemi en vue. En conséquence, les Turcs s’emparent presque sans résistance de l’île, à l’exception de Mdina où s’abrite une modeste garnison de cavaliers qui mèneront, durant tout le siège, des raids[5] sur les arrières de l’occupant ; dès le 21 mai, un premier assaut contre le rempart protégeant Borgho est lancé – et repoussé.
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L’amiral commandant la flotte d’assaut insiste alors pour que le premier objectif soit le fort Saint-Elme, sur la péninsule de Xiberras, afin de libérer l’accès aux rades les plus sûres et les plus proches de la capitale, y abriter ses navires et bloquer totalement l’île. Les canons sont donc déplacés par voie de terre et, le 24 mai, l’attaque du fort, défendu par moins de 600 hommes, commence. Les ingénieurs turcs pensent le prendre en quelques jours, surtout qu’arrivent les renforts de Dragut et d’Uludj Ali. Mais faute de pouvoir empêcher les échanges pendant longtemps, au moins nocturnes, entre Borgho et le fort, les combats se prolongent durant cinq semaines et coûtent finalement quelque 1 500 hommes, dont 120 chevaliers, aux défenseurs, et plus de 8 000 soldats[6] aux assaillants, qui ont aussi dépensé plus de 18 000 charges d’artillerie.
Des assauts infructueux
Après la chute du fort Saint-Elme, le 23 juin, les Turcs resserrent leur étreinte autour des deux presqu’îles de Senglea et de Borgho, que Valette fait relier par un ponton pour en faciliter la défense mutuelle. Le 30, le grand maître, espérant l’arrivée prochaine d’une armée de secours, repousse une offre de reddition. Or début juillet, ce sont les Ottomans qui reçoivent des renforts d’Algérie ; le 15, ils tentent un assaut massif sur Senglea, finalement repoussé grâce à des soldats envoyés depuis Borgho et aux batteries du château Saint-Ange. Les Turcs optent alors pour un bombardement continu dans l’attente qu’une brèche s’ouvre quelque part. Le 2 août, après un pilonnage terrifiant, les Turcs lancent sur le fort Saint-Michel cinq assauts en six heures, tous repoussés.
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Après de nouveaux bombardements, le général Mustafa Pacha conduit lui-même l’assaut général du 7 août, mené simultanément sur Senglea et Borgho – nouvel échec, de justesse. Il lance alors la réalisation d’une sape sous le rempart de Borgho et d’une tour de siège. Le 18, il fait à nouveau attaquer Senglea, espérant attirer les défenseurs de Borgho à la rescousse ; mais Valette ne tombe pas dans le piège, et Mustafa fait quand même sauter la mine de Borgho, créant une brèche et décimant les défenseurs. Valette s’engage personnellement, également aidé par la population maltaise, et refoule les assaillants. La tour de siège est détruite et les combats se prolongent le 19 et le 20, sans que les Ottomans ne prennent le dessus, en dépit des pertes des défenseurs – il ne reste guère plus de 600 hommes valides – et des dommages importants causés aux remparts, vite rafistolés. Un nouvel assaut, le 23, n’est pas plus concluant.
L’amiral turc ayant écarté le maintien du corps expéditionnaire sur l’île pendant l’hiver en raison de la météo, Mustafa voudrait prendre Mdina mais renonce, car ses hommes, démoralisés par les échecs et affaiblis par la dysenterie, refusent de monter à l’assaut en voyant les nombreux soldats garnissant les remparts – en fait, des paysans déguisés pour « faire nombre ». Le 8 septembre, les 10 000 survivants ottomans, à court de vivres et de munitions, sont balayés par les 6 000 hommes de la première armée de secours venue de Sicile, débarqués la veille, et Mustafa échappe de peu à la capture : les Turcs ne prendront jamais Malte.
Quoique importantes – 30 000 à 35 000 hommes, plus de trois fois celles des défenseurs –, les pertes turques sont moins décisives que l’effet moral : la marée montante ottomane a reflué et malgré de nouvelles conquêtes à venir, l’échec et la mort de Soliman devant Vienne en 1566, puis la défaite écrasante de Lépante[7] (1571) confirmeront que les Turcs ne sont plus invincibles. Les Hospitaliers, désormais identifiés comme « chevaliers de Malte » et unis à sa population par le sang versé, sont les nouveaux héros de la chrétienté et auront les moyens, non seulement de reconstruire leurs remparts, mais aussi de bâtir une nouvelle ville fortifiée à Xiberras, logiquement baptisée La Valette dès 1566.
[1] Arrière-petit-fils de Mehmet II, qui avait pris Constantinople, Soliman eut le plus long règne de l’histoire ottomane (1520-1566) et fut surnommé « Le Magnifique » en Europe, « Le Législateur » en Orient.
[2] De son nom complet : Mathurin d’Aux de Lescout de Romegas (1529 -1581).
[3] La moitié sont cependant des troupes d’élite : 6 000 janissaires (fantassins) et 9 000 sipahis (cavaliers).
[4] La plupart des auteurs français utilisent la forme « Jean de La Valette », mais il est bien issu des seigneurs de Valette, une terre du Rouergue. C’est son neveu, François, présent à Malte lors du siège, qui utilise le premier la forme « de la Valette ».
[5] Ainsi, le 7 août, un raid dévastateur sur le principal camp ottoman oblige les Turcs à interrompre un assaut général qui semblait sur le point d’aboutir.
[6] Dont le brillant stratège Dragut, mortellement atteint le 18 juin.
[7] Voir Conflits n° 31 (janv.-fév. 2021), p. 38-40.