Manipuler la langue pour changer la société. Entretien avec Sami Biasoni

19 octobre 2025

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Manipuler la langue pour changer la société. Entretien avec Sami Biasoni

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Une langue ne sert pas qu’à parler mais aussi à penser. En modifiant le langage, c’est donc la structure mentale que l’on change et la réalité désignée. En créant des expressions et des euphémismes qui bloquent la pensée, le progressisme contemporain enferme l’homme dans une incapacité de penser. Entretien avec Sami Biasoni.

Sous la direction de Sami Biasoni, Encyclopédie des euphémismes contemporains et autres manipulations militantes de la langue, Le Cerf, 2025, 22 €

Jean-Baptiste Noé — Il y a toujours une dimension politique dans les langues. Il n’y a jamais de neutralité : les mots ou les expressions que l’on utilise nous rattachent, ou tentent de nous rattacher, à un élément politique.

Sami Biasoni — La question de savoir si la langue est un substrat neutre à la pensée est absolument fondamentale. Selon moi, et contrairement à ce qu’affirment les tenants du « tout politique », elle l’est. Cela n’empêche pas qu’à certains égards, elle puisse être chargée idéologiquement, notamment sous les coups de boutoir de certains militants. C’est justement ce qui m’a conduit à imaginer cet ouvrage.

Reconnaître qu’un terme possède une histoire propre ne signifie pas nécessairement qu’il ne puisse pas être neutre. Prenez le mot « parfum » : il charrie un entrelacs complexe de représentations, d’interprétations, d’imaginaire poétique. Mais au fil du temps, ces dimensions s’équilibrent, car elles appartiennent à un réseau subtil de signifiants en interaction constante.

Le forçage sémantique pratiqué par la militance politique tend à restreindre ce champ complexe en imposant une acception unique, alors que tout terme, est à certains égards, polysémique et polyculturel. C’est pourquoi je considère que le locuteur n’est pas enchaîné à sa langue : il est libre.

Jean-Baptiste Noé — La langue est aussi une valeur commune qui permet à une société de se retrouver. En politisant la langue ou en créant des mots piégés, on dynamite ce qui relie les membres d’une communauté.

Sami Biasoni — Exactement. J’aime la métaphore selon laquelle la langue serait devenue un champ de bataille idéologique. Je l’évoquais déjà dans Malaise dans la langue française (2022), notamment à propos des formes dites inclusives. Ce champ de bataille est miné par des mots. Car, même les pires totalitarismes n’ont pas inventé de nouvelle langue ex nihilo : ils y ont tous, en revanche positionné des marqueurs politiques incontournables destinés à contraindre, à réduire le discours. Ce faisant, ils ont brimé le corps social dans sa libre détermination.

Jean-Baptiste Noé — Comment ce processus se met-il en place ? Par les médias, le politique, le monde académique ?

Sami Biasoni — Il s’agit bien, dans nos social-démocraties occidentales, d’un processus. C’est ce qui le distingue des régimes totalitaires, où une décision verticale impose une terminologie officielle (la langue du Troisième Reich, celle du régime bolchevique, la novlangue d’Orwell). Ici, nous avons affaire à une construction sociale.

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Deux sources jouent un rôle majeur dans le néo-progressisme contemporain :
d’une part, le milieu académique, producteur de concepts, ou de pseudo-concepts comme la « fragilité blanche » ; d’autre part, le milieu militant, qui établit ses propres normes, soit en résonance avec certains néologismes universitaires jugés utiles, soit de son propre chef, au gré des nouvelles luttes qu’il souhaite promouvoir.

Ce phénomène est très spécifique à notre époque, où il existe une proximité forte entre le militantisme et l’université. On a longtemps pensé la science comme disjointe de celui qui la produit. Après la Seconde Guerre mondiale, on a réintégré l’observateur à l’expérience : son vécu et sa subjectivité sont devenus des éléments « scientifiques » à part entière dans les sciences humaines. Cela a permis à des militants de pénétrer l’université et à l’université d’assumer ses penchants militants, jusqu’à faire de la militance un devoir scientifique dans certaines disciplines comme les x-studies. Cette interpénétration a mis tout un système bien établi en branle.

À partir de là, une chaîne de transmission peut se déployer, activant un réseau dense de relais médiatiques et politiques. Le politique récupère les concepts qui entre le plus en résonance avec les attentes passives ou revendiquées de sa base militante. Les médias, eux, sont friands de polémiques et d’effets sociaux. La création d’un concept est performative : elle produit des phénomènes sociaux qui, en retour, légitiment le concept générateur. Prenez le « mansplaining » : une fois nommé, il suscite témoignages et incidents, nourrit le débat, justifie des recherches et des budgets.

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Jean-Baptiste Noé — Parmi les concepts évoqués : rapports hommes-femmes, questions raciales, écologie… Ces créations reprennent des préoccupations parfois légitimes, mais les manipulent.

Sami Biasoni — Oui. Ce sont souvent des relectures de sujets anciens, revisités à l’aune des sensibilités contemporaines. L’égalité progresse depuis longtemps en Occident ; elle n’a pas attendu les exigences radicales de notre temps pour ce faire. En France, l’antiracisme universaliste a été pris en otage par un nouvel antiracisme depuis une trentaine d’années, antiracisme paradoxalement racialiste qui promeut d’autres méthodes et a besoin, pour y parvenir, de produire de nouveaux concepts. De même, l’environnementalisme actuel n’est pas l’écologie d’hier : il s’occupe moins de la nature que des rapports sociaux, du rôle de l’homme dans les écosystèmes, de ce que l’on appelle l’Anthropocène.

Jean-Baptiste Noé — Vous parlez aussi d’un culte du narcissisme : un langage qui, au lieu de relier, enferme.

Sami Biasoni —Beaucoup des termes recensés dans l’ouvrage relèvent d’une captation élitaire du débat : une minorité d’individus en nombre, mais majoritaire en influence, promeut ces termes, tandis que le grand public les ignore ou les récuse. Il s’agit d’un marqueur important de positionnement social et de « signalement de vertu ».

On me demande parfois pourquoi il y a moins de termes issus du « camp d’en face ». Les conservateurs produisent aussi des concepts, mais en nombre plus restreint. Fait intéressant, le néo-conservatisme, dont le trumpisme est un nouveau parangon, se positionne aujourd’hui sur la question du langage, en convergeant parfois vers certains excès du néo-progressisme, mais de façon inversée : là où le néo-progressisme surproduit des concepts, le néo-conservatisme tend à en détruire, à censurer, et à opérer dans une réalité simplifiée.

Jean-Baptiste Noé — Vous parlez de conquêtes symboliques confortables : on crée un mot et l’on a l’impression d’avoir réglé le problème.

Sami Biasoni — Absolument. Il y a d’abord le confort de l’absence de risque physique : il est plus facile de gloser dans un salon néo-féministe que de prendre activement le parti des femmes qui demandent à se dévoiler en Iran. Ensuite, le confort de l’efficacité apparente : on sait, au fond, que les causes sont si complexes et les méthodes promues si dérisoires, voire contre-productives, que la simple impression d’agir suffit ; on se contente de prises de guerre symboliques acquises souvent avec fracas (obtenir des excuses publiques pour un mot déplacé, par exemple). Enfin, il y a un pessimisme profond, parfois un nihilisme, au sein de la pensée néo-progressiste qui, à force d’avoir idéalisé le monde, n’accepte plus sa réalité.

Jean-Baptiste Noé — À l’école, on observe un appauvrissement de la langue et du vocabulaire. Plus on réduit les mots, plus on remplit le vide par de grands concepts flous.

Sami Biasoni — C’est vrai, mais cela s’inscrit dans un phénomène plus large : le désenchantement du monde. Politiquement, cela signifie que l’« au-delà » des objectifs se dérobe. Que serait, par exemple, une égalité « accomplie » ? Alexis de Tocqueville l’avait bien vu : plus l’égalité avance, plus nous devenons sensibles aux inégalités. De même, la diversité n’a pas d’« au-delà » définissable : on peut toujours dire qu’elle est insuffisante. On poursuit ainsi des objectifs sans horizon clair, ce qui alimente le nihilisme dont j’ai fait mention.

Parallèlement, on a dépoétisé et désesthétisé le monde : on relègue la nuance et la subtilité ailleurs, on n’accepte pas que les phénomènes humains soient éminemment temporels et lents, on se contente de convoquer des concepts malléables mais flous. En littérature, le roman lui-même, happé par l’autofiction, réduit son champ en refusant le grand récit, alors qu’il pourrait participer au réenchantement. Le monde des idées se rabougrit sous prétexte d’urgence. Ferghane Azihari analyse l’expression « urgence climatique » dans l’Encyclopédie : paradoxalement, plus on parle d’urgence, moins on se permet d’approcher des solutions réelles aux problèmes que l’on dénonce. On perd la possibilité de constats francs, de débats subtils, de décisions mesurées.

Jean-Baptiste Noé — La diversité des auteurs de votre livre montre qu’il existe encore une vie intellectuelle capable de déminer les concepts et de remettre les choses dans le bon sens.

Sami Biasoni — Oui. Prenez l’exemple, chez Emmanuel Pierrat, de la restitution des œuvres d’art : on peut concevoir à la fois la remise en cause d’un principe fondamental – l’inaliénabilité n’est pas un totem – et la complexité des cas particuliers : certaines œuvres doivent rester là où elles ont été protégées et valorisées, d’autres peuvent voyager ou revenir d’où elles ont été extraites. Cette subtilité doit devenir la norme, sinon nous n’irons que de conflit en conflit, au gré des polémiques stériles. Si nous raisonnons seulement en termes de transferts de capital, d’inégalités et de domination – ce qui est précisément la raison d’être descriptive de nombreux termes que nous analysons – nous nous perdrons dans l’âpreté d’une société incapable de trouver solidairement des solutions acceptables à ses difficultés.

Jean-Baptiste Noé — Il faut donc revenir à la subtilité, avec moins de sentimentalisme.

Sami Biasoni — Beaucoup moins de sentimentalisme dans l’espace politique, qui devrait majoritairement rester un espace technique de prise de décision collective en situation d’incertitude, mais davantage de sentiments dans les sphères esthétique et éthique : respect réel d’autrui, dignité, rapport enthousiaste au beau, à l’art, au patrimoine, aux visions prospectives partagées. La postmodernité a inversé ce qu’il fallait faire : elle a esthétisé le politique et technicisé le sensible. C’est l’une des raisons pour lesquelles notre projet social dysfonctionne depuis la Seconde Guerre mondiale.

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À propos de l’auteur
Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé

Docteur en histoire économique (Sorbonne-Université), professeur de géopolitique et d'économie politique à l'Ircom. Rédacteur en chef de Conflits.

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