La manipulation des foules est un sujet récurrent en philosophie politique. Mais au XXe siècle des auteurs ont conceptualité cette manipulation et développé des techniques utilisées en publicité, en marketing et en politique. Tour de revue de ces manipulations.
« Pour être convaincante, une idée destinée à la foule doit être simple, répétée, frappante et émotionnellement forte. »
« La foule ne peut être conduite que par des convictions fortes et des images nettes ; elle obéit aux symboles et aux mots chargés d’émotion. » Gustave Le Bon, Psychologie des foules, 1895.
Ces citations sont frappantes par leur actualité ! Aujourd’hui, on a tendance à confondre le sens des mots peuple, foule et masse.
Pour simplifier, on peut dire que le peuple a une dimension politique, une temporalité permanente et une identité collective forte. La foule a plus une orientation psychologique, basée sur l’émotion pour un effet momentané. La masse se situe plutôt dans le domaine sociologique et est anonyme et variable. Le point commun à ces 3 entités est qu’il s’agit d’un grand nombre de personnes considérées collectivement et que, politiquement, ces personnes manifestent et votent. Une personne est manipulable, mais qu’en est-il d’un groupe ? La manipulation politique existe et désigne l’ensemble des stratégies et techniques qu’un mouvement ou un parti politique utilise pour influencer, orienter ou contrôler l’opinion publique ainsi que les choix électoraux ou le comportement politique des individus. Derrière chaque mouvement de foule, se cache souvent une instrumentalisation, capable de transformer la raison en instinct et l’opinion en mimétisme. Les foules, surtout dans un contexte médiatique saturé, réagissent fortement aux récits simples, aux symboles et aux émotions. Plusieurs penseurs, sociologues, experts ont expliqué et théorisé ces techniques de manipulation, dont certaines restent très actuelles.
Les philosophes.
Outre Les Sophistes (Gorgias, Protagoras) et Platon, Aristote formalise, dans La Rhétorique 3 modes de persuasion : ethos (toucher les valeurs), pathos (toucher les affects et l’émotion) et logos (convaincre et toucher la raison). La foule est particulièrement vulnérable aux manipulations par le pathos (émotions). La rhétorique peut servir le vrai et le juste, mais elle peut aussi devenir une arme de démagogie si elle n’est guidée que par la recherche du pouvoir.
Les précurseurs.
Gustave Le Bon (1841–1931) écrit en 1895 Psychologie des foules, texte fondateur de l’étude de la manipulation politique. Il décrit la foule comme
irrationnelle, émotive et plus influençable que les individus isolés. Ses travaux vont influencer aussi bien les dirigeants politiques que les publicitaires.
Sigmund Freud (1856–1939) qui, dans Psychologie des foules et analyse du moi (1921), critique Le Bon et introduit la dimension inconsciente de la manipulation des masses et l’importance attractive du chef. (voir plus bas).
Wilfred Trotter (1872–1939) est un des pionniers de la neurochirurgie, également connu pour ses travaux sur la psychologie sociale à laquelle il apporte la notion de « comportement de masse » dans The Instincts of the Herd in Peace and War (1916). Il poursuit et popularise en anglais les travaux de Gustave Le Bon et développe l’idée de « l’instinct grégaire », qui explique la tendance des foules à suivre des leaders et des normes collectives.
Serguei Tchakhotine (1883-1973) qui analyse les mécanismes auxquels obéissent les foules du point de vue de la sociologie et de la psychologie sociale, dans son ouvrage principal Le Viol des foules par la propagande politique.
Edward Bernays (1891–1995), neveu de Freud, pionnier des relations publiques et de la propagande moderne et auteur de Propaganda (1928) où il théorise l’usage des médias, de la publicité et des symboles pour orienter les opinions.
Ses techniques ont façonné la communication politique et commerciale du XXe siècle.
Antonio Gramsci (1891–1937) qui, dans Cahiers de prison va développer sa
théorie de l’hégémonie culturelle : la manipulation ne se fait pas uniquement par la force, mais aussi par les idées et les valeurs. Il montre que les appareils idéologiques (écoles, médias, religion) représentent des outils pour « fabriquer le consensus », thème que nous allons retrouver plus loin.
George Orwell (1903–1950) qui, dans son célèbre livre (très actuel) 1984, dénonce la manipulation totalitaire du langage (novlangue) et de l’histoire dans sa vision littéraire, mais prophétique sur le contrôle de la pensée.
Jacques Ellul (1912–1994), auteur de Propagandes (1962) où il montre, et démontre que la propagande ne repose pas seulement sur le mensonge, mais sur la simplification et l’adaptation aux médias modernes. Il insiste sur le fait que la répétition est une technique essentielle de la propagande moderne, ce qui paraît, aujourd’hui, très adapté à la situation politique actuelle !
Les Américains.
La particularité des ouvrages et des études américaines sur la manipulation des foules et la propagande politique mélangent souvent l’environnement publicitaire, la communication et la politique, ce qui ne semble pas incompatible comme nous le verrons avec le Marketing politique. Outre Edward Bernays, vu plus haut, les auteurs suivants ont fait évoluer les études sur la manipulation et l’influence sur les masses.
Vance Packard (1914-1996)
Dans son livre « La persuasion clandestine » (The hidden persuaders) de 1957, Packard explique les techniques de manipulation psychologiques utilisées par les marques commerciales pour cibler les désirs inconscients, les frustrations et les peurs des consommateur(trice)s, ce qui l’amène à une réflexion sur les dangers de la manipulation de masse pour la démocratie et la liberté individuelle. Beaucoup d’outils qu’il dénonçait (sondages psychologiques, tests de messages, manipulation des émotions) sont utilisés dans le marketing électoral moderne.
Walter Lippmann (1889-1974) auteur du livre Public Opinion (1922) où il étudie la manipulation de l’opinion publique dans l’intérêt du Bien commun. Il conclut que la démocratie voit la naissance d’une nouvelle forme de propagande, fondée sur les recherches en psychologie associées aux moyens de communication modernes. Il utilise alors l’expression « manufacture of consent » ou « fabrique du consentement » où des élites dirigeantes éclairées amènent l’opinion publique à comprendre et accepter ses décisions, prises dans l’intérêt du Bien commun. Il est considéré comme « l’inventeur » du concept des Relations Publiques.
Harold Laswell (1902-1978) est un théoricien de la communication, connu pour sa célèbre formule du processus de communication « Qui dit quoi à qui, par quel canal, avec quel effet ? » qui est encore utilisée aujourd’hui dans les études en communication, en médias et parfois en Marketing politique. Dans les années 1920-1930, il a analysé les techniques de propagande, en particulier durant la Première Guerre mondiale en introduisant une approche interdisciplinaire : science politique, psychologie, sociologie et économie. Cette approche est développée en particulier dans son ouvrage Propaganda Technique in the World War (1927),
Noam Chomsky (1928–2024) écrit en 1988, avec Edward Herman (1925-2017) le livre « Manufacturing consent » ou «La Fabrication du consentement » (reprenant la formule de Walter Lippman citée plus haut) où ils décrivent comment les médias structurent l’opinion publique dans les sociétés démocratiques et que la manipulation passe par des filtres institutionnels, plus subtils que la propagande directe. Ils basent leur analyse sur ce qu’ils ont appelé un « modèle de propagande »
Nouvelles formes contemporaines.
Aujourd’hui, nous sommes dans une ère de communication politique tous médias qui fait passer la manipulation des foules dans une autre dimension. On voit l’importance des spin doctors et des algorithmes qui vont structurer l’instrumentalisation et la manipulation des masses en passant par la désinformation (fake news), amplifiée par les réseaux sociaux, et la fabrication de récits qui vont jouer sur l’émotion des récepteurs(trices). Les spin doctors sont des conseillers en communication ou en relations publiques spécialisés dans l’art de présenter une information de manière à influencer l’opinion publique, souvent en faveur d’un homme, ou d’une femme, politique, d’un parti ou d’une organisation. Leur rôle est directement lié à la manipulation des foules, car ils conçoivent des récits et des images qui influencent et orientent la manière dont les masses interprètent les événements et, in fine, votent.
Dans son livre, Les ingénieurs du chaos, Giuliano da Empoli cite, entre autres :
Gianroberto Casaleggio, architecte du mouvement « 5 étoiles » de Beppe Grillo en Italie, Steve Bannon qui a organisé le programme de Donald Trump (1ère mandature) en mobilisant le pouvoir des médias numériques, Arthur J. Finkelstein qui a participé à la stratégie de Benyamin Natanyahu, et Dominic Cummings, organisateur clé de la stratégie pro-Brexit autour de Boris Johnson.
Les Algorithmes et big data vont participer au microciblage électoral (ex. : Cambridge Analytica en 2016)) en produisant de la désinformation et des fake news qui seront amplifiées par les réseaux sociaux. Car les foules modernes ne sont plus seulement physiques : elles sont connectées et la manipulation va devoir s’adapter en utilisant les médias : traditionnels comme la télévision, la radio et la presse, qui permettent d’accéder rapidement é un large public, les réseaux sociaux (TikTok, Instagram, X etc.) qui démocratisent et rajeunissent l’accès à la masse en permettant à tout individu de devenir un tribun moderne, avec un message ad hoc. La particularité de ces médias modernes est de produire un effet de masse, car le partage, les likes et les commentaires amplifient la portée émotionnelle des messages politiques (ou autres). Les foules peuvent se mobiliser en quelques heures via les réseaux, pour des manifestations, des campagnes virales ou même des mouvements sociaux comme on l’a vu lors des Printemps arabes (2011) où les réseaux sociaux comme Facebook et Twitter (aujourd’hui X) ont été des outils de mobilisation massive, ainsi que le Mouvement des Gilets Jaunes (2018-2019) où les réseaux sociaux ont joué un rôle majeur dans la mobilisation.

Illustration montrant William Jennings Bryan tirant sur des ficelles attachées à un squelette. 6 juin 1900. (C) SIPA
Le Marketing politique
La question est : en reprenant les techniques du Marketing commercial et, de facto, en manipulant les foules de consommateurs(trices), peut-on vendre un(e) candidat(e) comme un produit lambda ? Dans les faits, lesdites techniques vont pouvoir s’appliquer à la politique en les adaptant, bien sûr. Le Marketing politique va pouvoir inclure les fameux 4P de base du Marketing soit : la gestion de l’image d’un candidat (Product), la communication et les campagnes publicitaires (Promotion), les lieux de « distribution » (Place) : meeting, présence dans les médias, permanences etc.. et le vote (Price) qui sera, en quelque sorte, le « prix » à payer pour que les électeurs(trice)s obtiennent le ou la candidate qu’ils ou elles ont choisi. Pour cela, les spin doctors ou autres conseillers devront orienter les votes dans la bonne direction et, donc, construire une stratégie d’influence tout en respectant l’éthique pour éviter, si possible, toutes dérives. Ce concept de marketing politique est relativement moderne et peut être attribué à plusieurs penseurs et praticiens qui ont contribué à le formaliser et à le développer, surtout à partir des années 1950, en particulier Paul Lazarsfeld (1901-1976), fondateur de la sociologie des médias et des études sur le comportement électoral, notamment par son livre The People’s Choice (1944) qui est une étude sur les élections américaines et le rôle des médias.
Philip Kotler, quant à lui, dans son livre Political Marketing: Generating Effective Candidates, Campaigns, and Causes (chapitre, 1999), présente les fondements du political marketing, en s’intéressant à la façon de promouvoir efficacement des candidats, des campagnes ou des causes via les outils du marketing. Puis, à partir de 1990, David Garth (1930-2014) et James Carville qui ont popularisé l’utilisation de sondages, de publicités télévisées et d’images calculées pour influencer le vote, notamment dans les campagnes de Nixon, Reagan et Clinton. Ils ont mis en évidence l’importance des médias, des opinions publiques et des influences sociales sur le vote.
Le rôle du chef.
Le rôle du chef dans la manipulation des foules est central, car la foule est rarement spontanée ou totalement autonome : elle se constitue, se structure et se mobilise souvent autour d’une figure d’autorité. Le chef va incarner une figure symbolique, charismatique (protecteur, guide, sauveur, héros) et concentrer sur sa personne les désirs, frustrations et espérances de cette foule qui, on l’a vu, est marquée par l’émotion souvent plus que par la raison. Le chef va activer des sentiments collectifs forts par des discours passionnels, simples (voire simplistes) et répétitifs. C’est le guide, le catalyseur et l’orchestrateur qui concentrent les pulsions de la foule. C’est aussi un tribun qui parle « au nom du peuple » et se présente comme son défenseur en utilisant une rhétorique simple, accessible, souvent imagée. Le tribun va s’adresser à son public d’une manière binaire : le peuple contre les élites, les opprimés contre les oppresseurs, les justes contre les corrompus en recourant aux slogans, aux répétitions, aux formules frappantes, qui marquent les esprits et galvanisent la foule.
La manipulation politique des foules n’est ni un phénomène nouveau ni un processus anodin. Elle s’appuie sur des mécanismes psychologiques profonds – émotions, peurs, espoirs – et trouve dans les médias de masse et les réseaux sociaux un relais fertile pour se déployer avec le danger d’éroder l’esprit critique et d’affaiblir la démocratie. Dans tous les cas cette manipulation des foules est une stratégie perverse, pensée, affinée et assumée qui, in fine, peut amener à la démagogie et au populisme. La manipulation n’est pas un accident de la vie politique, c’est une arme encore utilisée aujourd’hui.
Pour aller plus loin
Colon D. Les maitres de la manipulation : un siècle de persuasion de masse. Ed.Tallandier 2023.
Bernays .E. Propaganda. Comment manipuler l’opinion en démocratie. Ed. Zones 2007.
Le Bon G. Psychologie des foules. Ed.Fayard/Pluriel 2023.
Da Empoli G. Les ingénieurs du chaos. Ed.Folio Actuel 2019.
Ellul J. Propagande. Ed.Economica 1990.
Tchakhotine S. Le viol des foules par la propagande politique Ed.Gallimard 1992.
Packard V. La persuasion clandestine Ed.Calmann-Levy 1984.
Lippmann W. Public Opinion ed. Zinc Read 2023.