<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Mannerheim ou l’intelligence des rapports de force

12 août 2021

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Photo : Le général Mannerheim dirigeant la parade de la victoire de l'Armée blanche à la fin de la guerre civile de 1918.

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Mannerheim ou l’intelligence des rapports de force

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Héros de l’indépendance de la Finlande en 1918, le maréchal Mannerheim manœuvre par la suite entre le marteau soviétique et l’enclume nazie, dont il subit les fortes pressions politiques et affronte successivement les armées. Stratège hors pair, il quitte le pouvoir en 1946, après avoir sauvé à la fois la souveraineté de son pays et son système représentatif.

Issu d’une prestigieuse famille finlandaise d’origine suédoise, le baron Mannerheim choisit la carrière des armes au service de l’empire russe, auquel le grand-duché autonome de Finlande est incorporé depuis 1809. Affecté au prestigieux corps des chevaliers-gardes, il reçoit l’honneur d’escorter l’empereur Nicolas II lors de son couronnement en 1896. Il participe aux opérations contre le Japon en 1904-1905 et en retient que « la guerre n’[est] plus l’affaire exclusive des armées, mais qu’elle [intéresse] la nation entière[1] ». L’importance d’une forte cohésion nationale à l’heure des périls restera une des pierres angulaires de sa pensée.

La paix revenue, il conduit une mission d’exploration de deux ans dans les immensités méconnues d’Asie centrale. Il parcourt le Kazakhstan, reconnaît les steppes de Mongolie et traverse la Chine. Il se rend ensuite au Japon pour voir et comprendre ce peuple qui a mis la Russie à genoux. Mannerheim est en Pologne lorsque éclate la Première Guerre mondiale. Excellent organisateur et manœuvrier supérieur, il gagne la confiance de ses chefs comme de ses subordonnés à la tête d’une division puis d’un corps de cavalerie. Mais l’histoire s’accélère. La révolution emporte l’ancien régime. L’armée se désagrège et Nicolas II abdique. Relevé de son serment, Mannerheim regagne la Finlande qui proclame son indépendance le 6 décembre 1917. Les agitateurs communistes y imitent la politique de subversion et de terreur qui a si bien réussi à Saint-Pétersbourg. Plusieurs milliers de soldats soviétiques les appuient. La Finlande peut-elle être défendue ? Oui, répond Mannerheim. Aux abois, le gouvernement le nomme commandant en chef de la garde civile.

Régent de Finlande

Contre toute attente, il juge la situation favorable. À l’inverse de la Russie, dont les structures sociales étaient vermoulues, la Finlande est une société moderne. Alors que la paysannerie russe, à peine sortie du servage, n’avait rien à perdre à un renversement de l’ordre social, les terres finlandaises sont largement exploitées par de petits et moyens propriétaires éduqués (0,6 % d’illettrés contre 75 % en Russie) et jaloux de leurs libertés – les femmes ont obtenu le droit de vote dès l’instauration du suffrage universel en 1906. Dans les villes même, le niveau d’éducation et le développement d’une classe moyenne dynamique rapprochent le jeune État de l’Europe de l’Ouest plus que de la Russie archaïque. Or, on l’oublie souvent, les stratégies subversives ne sont efficaces qu’à condition de croiser de virulentes pathologies sociales.

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Mannerheim mobilise les forces sociales centripètes et prend les mesures politiques et militaires propres à dénouer la crise. Il exhorte le gouvernement à quitter Helsinki pour éviter d’être pris en otage par les activistes factieux et constitue une base sûre en Ostrobothnie. Le soutien de la population y est acquis et les ports, dont celui de Vaasa, permettent de recevoir des armes et des volontaires de l’étranger – de Suède essentiellement. Il organise ses troupes et, en quelques semaines, impose leur premier reflux aux forces révolutionnaires qui se soumettent ou s’exilent en Russie. En attendant que la forme de l’État, république ou monarchie, ne soit fixée, il est nommé régent le 12 novembre 1918. Il met à profit ses bonnes relations avec les Alliés pour obtenir la reconnaissance de sa patrie, tout en se montrant intraitable sur sa souveraineté. À un diplomate qui exprime sa défiance à l’égard de quelques membres réputés germanophiles de son gouvernement, Mannerheim rétorque qu’un État libre n’a pas à recevoir d’injonctions sur le choix de ses ministres. Si la Finlande a réussi à « gagner la confiance des puissances victorieuses, c’était incontestablement parce qu’elle avait su conserver sa position de nation souveraine sous un régime de légalité, qu’elle avait une politique nationale indépendante et qu’elle avait su maintenir l’ordre intérieur[2] », dira-t-il.

La victoire contre les bolchéviques serait vaine si elle divisait la nation finlandaise à peine indépendante. En juin 1919, le régent fait voter une amnistie générale, prélude à la réconciliation des Finlandais dans un État de droit. Il favorise enfin l’adoption d’une constitution démocratique présidentielle, conciliant représentation populaire et efficacité exécutive. Battu aux élections, il quitte la vie publique et consacre les années suivantes à voyager et à développer la Croix-Rouge de Finlande, qu’il préside à partir de 1921. Il est rappelé en 1930 en tant que président du Conseil de défense, chargé du commandement en chef des forces armées en cas de guerre. Convaincu de l’impératif pour un petit État de ne pas se placer dans la dépendance d’une grande puissance, il milite pour un accord de sécurité collective nordique, mais se heurte au refus de Stockholm et d’Oslo – qui le paiera cher.

Jeu habile face au voisin russe

En 1938, Staline propose des rectifications de frontières et la location des îles du golfe de Finlande, essentielles à la protection de Leningrad. Mannerheim juge qu’il s’agit d’une question existentielle pour les Soviétiques, qui redoutent une attaque occidentale ou allemande par la Finlande. Dès lors, il est à prévoir qu’ils mettront tout en œuvre pour parvenir à leurs fins. Faute de pouvoir inverser les rapports de force, l’ancien régent propose d’agir sur les enjeux : pour la Finlande, ils sont de sécuriser durablement son indépendance, pour la Russie, d’acquérir la profondeur stratégique qui lui manque au nord-ouest. Dans ces conditions, il se prononce en faveur d’un accord et suggère de « proposer spontanément de reculer, contre compensations, la frontière de Leningrad[3] », tout en réarmant le pays. La Russie n’aurait plus d’intérêt à user ses forces contre un voisin bien défendu qui ne constituerait plus ni une menace ni une tentation. Le général, dont le patriotisme n’est pas sujet à caution, se dit prêt à assumer publiquement la responsabilité de ces concessions. Le gouvernement recule devant leur impopularité prévisible et, le 30 novembre 1939, Helsinki se réveille sous le feu des bombardiers soviétiques.

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Mannerheim assure dès lors la conduite de la guerre et inscrit avec ses hommes une des plus belles pages de l’histoire militaire. Tandis qu’une partie des troupes s’accroche rageusement à l’isthme de Carélie, les chasseurs à ski déciment les Russes par – 40 degrés dans les forêts glacées de Laponie et du Kainuu. Moscou tente en désespoir de cause de disloquer la nation finlandaise en créant un « gouvernement populaire » fantoche. L’échec est total. Autant que les fortifications militaires, les fortifications sociales dressées par la politique de réconciliation du régent vingt ans plus tôt portent leurs fruits.

Mais 4 millions de Finlandais ne peuvent indéfiniment tenir tête à 108 millions de Russes. Contre l’avis de ses généraux, grisés par les premiers succès, Mannerheim avertit le gouvernement qu’il est temps de négocier. Ses buts de guerre sont atteints : l’ennemi a subi de telles pertes qu’il ne peut exiger l’annexion du pays. Il serait illusoire d’espérer plus. Les combats cessent le 13 mars. Les conditions de paix sont dures, mais, bien qu’abandonné par les démocraties de l’Ouest, le pays a évité l’écrasement et sauve son indépendance. 200 000 combattants en ont contenu 800 000. La guerre d’Hiver a coûté aux Russes 125 000 morts contre un peu plus de 20 000 Finlandais. Humiliée, l’URSS prépare cependant sa revanche. Elle multiplie pressions et exigences comminatoires quand, le 22 juin 1941, l’Allemagne déclenche l’opération Barbarossa. C’est pour les Finlandais une divine surprise. Ils ne sont plus seuls. Ils espèrent même échapper à la guerre et le gouvernement prépare une déclaration de neutralité quand de violents bombardements soviétiques plongent le pays dans la guerre de Continuation. La petite démocratie nordique se trouve entraînée par la force des choses dans une situation de cobelligérance avec l’Allemagne. Les livraisons germaniques de vivres et de matériel militaire brisent son isolement et lui apportent une bouffée d’oxygène. Prenant acte des nécessités imposées par un contexte particulier, Mannerheim met néanmoins tout son poids dans la balance pour refuser une alliance avec les nazis. De fait, les juifs ne sont pas inquiétés et le pays poursuit ses propres buts de guerre.

S’il doit s’accommoder du déploiement de troupes allemandes en Finlande, le généralissime voit loin et s’oppose à toute opération susceptible de compromettre un règlement ultérieur avec la Russie. Il refuse catégoriquement d’attaquer Leningrad et interdit aux Allemands de le faire depuis l’isthme de Carélie. Les revers militaires soviétiques circonstanciels ne lui font pas oublier les permanences géopolitiques. Si la Finlande veut faire accepter son indépendance par la trop puissante Russie, elle doit la persuader que, même dans les circonstances extrêmes d’une guerre entre les deux pays, elle ne constituera jamais une menace directe ou indirecte pour la ville de Pierre le Grand.

Se placer dans le camp occidental

En septembre 1941, les Finlandais ont recouvré leurs anciennes frontières et pénètrent en Carélie orientale. Jugeant ses objectifs atteints, Mannerheim s’installe alors en défensive. En janvier 1942, il avertit le président Ryti incrédule que « la catastrophe les guette ». Non seulement l’Union soviétique ne s’est pas effondrée, mais l’engagement américain à ses côtés devrait entraîner à terme un retournement de la situation militaire. La Finlande doit impérativement préserver ses relations avec les Anglo-Saxons (l’Angleterre lui a déclaré la guerre sous la pression de Staline, mais aucune opération n’opposera les deux pays) et préparer sa sortie du conflit. Mais comment signer une paix séparée sans provoquer l’occupation allemande en représailles ?

Le maréchal Mannerheim, il a été élevé à cette dignité le 4 juin 1942, donne au gouvernement l’avis de négocier discrètement avec les Russes en espérant qu’une intercession des démocraties lui obtienne des conditions acceptables. Lucide, il ne se fie pas à une situation militaire favorable qui ne peut qu’être temporaire face aux ressources extraordinaires de l’Union soviétique. Il n’est pas écouté. En juin 1944, les Russes passent à l’offensive générale. Supérieurs en nombre et en matériel, ils bousculent les lignes finlandaises. La crise entraîne la démission du président Ryti. Le Parlement investit Mannerheim à sa place le 4 août. Une fois le front momentanément stabilisé, le maréchal signe un cessez-le-feu le 4 septembre, suivi peu après d’un armistice. Il doit alors engager ses troupes contre les Allemands qui tardent à évacuer le pays. Leurs dernières unités ne regagnent la Norvège qu’en janvier 1945, non sans avoir réduit en cendres la ville de Rovaniemi. L’URSS annexe la Carélie et les îles du golfe de Finlande, une partie de la Laponie et la région de Petsamo donnant son accès à la mer de Barents. La Norvège, qui avait déjà payé son refus d’un accord de sécurité collective nordique par l’occupation allemande, hérite ainsi au nord d’une frontière directe avec la Russie, qui lui donne aujourd’hui encore des sueurs froides.

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Mais Mannerheim a gagné le respect de Staline et l’a convaincu que la Finlande neutre s’opposerait à toute puissance, y compris occidentale, qui chercherait à mener des opérations sur son territoire. Loin de menacer la Russie, elle peut en constituer le glacis. Le général sauve ainsi l’indépendance de son pays, qui échappe tant à l’annexion qu’à la soviétisation. Les élections de 1945 conduisent au pouvoir une majorité non socialiste. Enfin, épuisé en raison d’un état de santé très dégradé, le maréchal donne sa démission avec le sentiment du devoir accompli en mars 1946. Doté d’une intelligence hors normes des rapports de force sociaux, diplomatiques et militaires, l’homme qui a successivement tenu tête à la subversion communiste, à Staline et à Hitler s’éteint le 28 janvier 1951.

Notes

[1] Carl Gustaf Emil Mannerheim, Les mémoires du maréchal Mannerheim, Hachette, 1952, p. 29.

[2] Carl Gustaf Emil Mannerheim, op. cit., p. 134.

[3] Carl Gustaf Emil Mannerheim, op. cit., p. 193.

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À propos de l’auteur
Raphaël Chauvancy

Raphaël Chauvancy

Officier supérieur des Troupes de marine, Raphaël Chauvancy est également chargé de cours à l’École de Guerre Économique, où il est responsable du module d’intelligence stratégique consacré aux politiques de puissance. Il est notamment l’auteur de Quand la France était la première puissance du monde et des Nouveaux visages de la guerre.

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