<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Métastratégie de la terreur

22 janvier 2024

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Métastratégie de la terreur

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La terreur est une métastratégie dans laquelle la violence physique s’exerce sans aucune limite au service d’une violence psychique encore plus grande qui vise la domination d’une idéologie. Aujourd’hui, les caméras GoPro et les réseaux sociaux amplifient cette violence psychique et manipulent à grande échelle les émotions de l’opinion publique. La réponse émotionnelle et instinctive est la violence mimétique au risque de se laisser entraîner à commettre ce qui nous révulse. Plus que jamais, les forces morales, faites d’intelligence et de volonté, sont nécessaires pour nous défendre sans renier les fondements de notre civilisation.

Article paru dans le numéro 49 de janvier 2024 – Israël. La guerre sans fin.

Ayant bénéficié d’une période de paix exceptionnellement longue à l’échelle de l’histoire des nations européennes pendant laquelle nous avons vécu les horreurs de la guerre à distance, nous sommes légitimement horrifiés et intellectuellement désemparés par l’usage de la terreur – qui plus est, mise en scène – qui consiste à massacrer des civils innocents, hommes, femmes, enfants et vieillards au nom d’une cause ou d’une idéologie. De plus, nous avons le sentiment que les principes de droit public et de politique par lesquels « les nations européennes ne font point esclaves leurs prisonniers et respectent les ambassadeurs de leur pays », pour reprendre l’expression de Voltaire, ne nous permettent pas de nous défendre correctement.

Qu’est-ce que la terreur ? En quoi se distingue-t-elle de la guerre ? Nous devons à Albert Camus des pages lumineuses sur ce sujet dans L’Homme volté[1] paru en 1951. Camus distingue la période antique, celle où guerre et violence sont confondues, et la période contemporaine, celle du crime logique qui donne naissance à la terreur révolutionnaire ; le crime qui se raisonne et « prolifère comme la raison elle-même » et conduit des hommes ayant conquis les rênes du pouvoir à massacrer par « amour de l’homme ».

Crime et terreur

Dans la période antique où Dieu et César sont confondus, guerre et violence ne font qu’un. Fustel de Coulanges[2] a décrit le mécanisme par lequel l’étranger, c’est-à-dire celui qui n’appartient pas à cette association politico-religieuse qu’est la cité, n’a aucun droit. Il en résulte qu’entre cités n’ayant pas les mêmes dieux, « la guerre est implacable et que la religion préside à la lutte et excite les combattants ». Dès lors, il n’existe aucune règle supérieure au désir de tuer. Égorger les prisonniers et achever les blessés est chose légitime[3]. On fait la guerre non seulement aux soldats, mais aussi à la population tout entière : hommes, femmes, enfants et esclaves sont massacrés ou réduits en esclavage. La guerre s’étend à la nature et aux activités sociales et Fustel de préciser : « On ne la faisait pas seulement aux êtres humains ; on la faisait aux champs et aux moissons. On brûlait les maisons, on abattait les arbres ; la récolte de lennemi était presque toujours dévouée aux dieux infernaux et par conséquent brûlée. » Pour résumer cette période, Camus a ces mots : « Aux temps naïfs où le tyran rasait des villes pour sa plus grande gloire […] devant des crimes si candides, la conscience pouvait être ferme, et le jugement clair. »

À partir du XIXe puis au XXe siècle, la terreur révolutionnaire opère un renversement de valeurs dans lequel « le crime se pare des dépouilles de l’innocence et l’innocence est sommée de se justifier ». Le principe passe avant le peuple ; tout ce qui menace ou est susceptible de menacer l’unité de la cause doit être éliminé ; l’efficacité est la règle suprême et rend caduque les notions de bien et de mal ; l’humain est réifié ; la victoire psychique devient le but de la guerre physique. Camus se livre à une critique en règle : 1) de la Terreur, cette période de la Révolution française qui voit la légitimation du terrorisme étatique, et 2) de la terreur comme système de gouvernement au sein de l’idéologie nazie et communiste. Terreur qui se nourrit d’ailleurs du terreau des injustices accumulées au sein d’un groupe humain. En résumé, la terreur est une « métastratégie » pour reprendre l’expression de Jean Guitton dans sa préface de La Pensée et la Guerre[4], c’est-à-dire une stratégie associée à une métaphysique.

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Aujourd’hui, cette métastratégie de la terreur est régulièrement employée par des groupes terroristes se réclamant de l’islam pour étendre leur domination temporelle et spirituelle. Elle emprunte à la violence antique, résultante de la confusion des pouvoirs temporel et spirituel propre à l’islam et surtout à la terreur révolutionnaire où le triomphe de la cause justifie tous les moyens.

Sous l’angle stratégique, ces groupes terroristes visent le talon d’Achille de nos sociétés occidentales moralement affaiblies par un mode de vie essentiellement consumériste et ne portant plus d’idéal collectif méritant le sacrifice suprême. Par ailleurs, ceux qui usent de la terreur recherchent délibérément la montée aux extrêmes. Ils n’ont peut-être pas lu René Girard, mais ils savent parfaitement que la violence est mimétique. La propagande est consubstantielle à leur action puisqu’il s’agit d’obtenir un changement de mentalités, c’est-à-dire une conversion. Les réseaux sociaux et plus largement l’univers numérique leur offrent à cet égard une caisse de résonance inédite et le progrès technique se retourne contre ceux qui en faisaient le principe même du bonheur.

Les groupes terroristes en sont pleinement conscients. L’heure de l’attaque du 11 septembre 2001 contre les tours jumelles de New York qui prévoit le temps nécessaire aux journalistes de préparer leurs émissions et l’utilisation des caméras GoPro par Mohammed Merah dans la tuerie de l’école juive de Toulouse (2012) et des terroristes du Hamas le 7 octobre 2023 obéissent aux mêmes mécanismes pour frapper les opinions.

La terreur ne laisse personne en paix ; par définition, elle terrorise et oblige à choisir son camp. Soit j’adhère par crainte ou par conviction, soit je m’oppose. Quoi qu’il arrive, je suis entraîné dans un cycle de violences. Même capituler n’a pas de sens puisqu’il n’y a aucune pitié à attendre et aucun espoir de paix durable avec celui qui nie votre humanité.

Quelle stratégie adopter face à ceux qui ne posent aucune limite à leur propre violence ? Il convient tout d’abord et sans ambiguïté possible de les mettre hors d’état de nuire et c’est en cela que l’usage de la force, et donc la guerre, est parfaitement légitime.

La terreur est utilisée comme une arme.

Est-ce à dire qu’il faille se comporter comme les terroristes et entrer dans le cycle de la violence mimétique ? Non, car quel sens cela a-t-il de bafouer les principes pour lesquels on se bat ? C’est pour cela que la conduite des opérations militaires doit respecter les principes de la guerre et s’attacher à épargner les populations civiles en séparant l’ennemi de son milieu. Nous conviendrons cependant que la voie est étroite et que la distinction entre combattants et non-combattants est rendue difficile dans le contexte des guerres hybrides. Il appartient donc au chef de décider en toute conscience, de frapper ou retenir ses coups pour, en tout état de cause, n’infliger que des destructions ayant une finalité opérationnelle et non par esprit de vengeance.

Le bon usage des moyens militaires suffit-il ? À l’évidence, non. Il faut s’opposer à la propagande ennemie en cultivant les forces morales. La propagande est du domaine de l’émotion ; elle touche les nerfs et la sensibilité. Les forces morales s’adressent à l’intelligence et à la volonté. Elles permettent de dominer les émotions et les influences. La propagande n’est forte que de nos faiblesses et de notre désarroi moral et intellectuel.

L’usage de la force, s’il est vital et légitime, doit s’accompagner d’une politique qui recherche les voies de la paix et de la justice. Le marxisme a prospéré sur la misère ouvrière et le national-socialisme sur le sentiment d’humiliation du peuple allemand né de la défaite et des conditions politiques et économiques de l’après-guerre. De quoi le djihad se nourrit-il chez nous et dans les pays musulmans ? La question reste posée.

Mais la politique à elle seule ne suffit pas, il faut s’élever au-dessus et entrer dans le domaine spirituel. Penser la guerre et la terreur, c’est penser non seulement les causes, mais aussi les fins, ce pourquoi on fait la guerre et l’on sème la terreur. Nous laisserons à Jean Guitton le soin de conclure :

« Il est évident que les guerres et les révolutions dérivent en dernier ressort de ce que les belligérants ou les révoltés pensent sur la signification ultime de l’homme, de la vie, de la mort, de l’après-mort, de Dieu. Un peuple imprégné de pensée juive, islamique ou chrétienne, ne réagira pas comme un peuple sans croyance, un peuple athée, uniquement occupé d’organiser la terre. En définitive, la distinction des moyens admis et des moyens interdits dans la guerre, l’usage de la surprise, du mensonge, de la violation de la parole donnée, tout cela suppose une métaphysique. Sacrifier ou ne pas sacrifier la vie de centaines de millions d’hommes, ce sont des problèmes qui relèvent de la conception qu’on a de la vie humaine et de sa finalité. Pascal disait : “Que l’âme soit mortelle ou immortelle, cela fait une grande différence dans la morale[5]”. »

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[1] Sauf indication contraire, les citations de cet article sont d’Albert Camus et extraites de L’Homme révolté.

[2] Historien français du xixe siècle, auteur de La Cité antique.

[3] C’est ainsi que lors du siège de Carthage par les légions romaines, Hasdrubal fit supplicier les prisonniers romains sur les remparts de la ville. On connaît la suite…

[4] Jean Guitton, La Pensée et la Guerre, Éditions Desclée de Brouwer, 2017.

[5] Jean Guitton, op. cit., p. 24-25.

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À propos de l’auteur
François-Régis Legrier

François-Régis Legrier

Colonel au commandement du combat futur de l'armée de terre. Auteur de Si tu veux la paix, prépare la guerre, Via Romana, 2018.

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