La fin de la dissuasion nucléaire ou l’autre apocalypse

11 janvier 2024

Temps de lecture : 4 minutes
Photo : Attaque de Belgorod, le 30 décembre 2023. Credit:Taisia Liskovets/SPUTNIK/SIPA/2312311022
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La fin de la dissuasion nucléaire ou l’autre apocalypse

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Depuis la seconde moitié du XXe siècle, les relations internationales se sont structurées autour des puissances nucléaires, réputées intouchables sur leur sol. Les bombardements ukrainiens sur la Russie et particulièrement celui de Belgorod, le 30 décembre, en riposte aux attaques menées contre ses propres villes, changent la donne et ouvrent une nouvelle ère d’instabilité et de confrontations militaires.

En riposte aux bombardements de terreur subis par sa population, l’Ukraine a entrepris un certain nombre de ripostes sur le territoire russe lui-même. La Crimée, ukrainienne selon le droit international mais constitutionnellement rattachée à la Russie depuis 2014, a ainsi été le théâtre d’opérations menées contre le pont de Kertch ou la base navale de Sébastopol. Kiev a fait le pari gagnant que la Russie n’utiliserait pas ses armes nucléaires en réponse. Elle a ainsi pu induire à la face du monde que, même pour Moscou, la Crimée ne faisait pas véritablement partie de son sanctuaire national – donc qu’elle l’occupait de manière illégitime.

Attaques du territoire russe

La prolongation de la guerre et l’exaspération ukrainienne devant les pertes et les destructions subies ont entraîné un glissement progressif. Bien que non revendiquées, des actions de feu ont été menées en représailles contre les régions russes limitrophes. Même si aucune victime n’a été déplorée et que Kiev s’est bien gardée de la revendiquer officiellement, l’attaque de drones sur Moscou du 30 mai 2023 a marqué un début de désinhibition.

Au début du mois de décembre, les services ukrainiens ont ouvertement assumé le sabotage de deux convois ferroviaires de carburant en Bouriatie, c’est-à-dire à près de 5 000 kilomètres de leurs frontières dans l’Extrême-Orient russe.

Dernière escalade en date, le bombardement de Belgorod du 30 décembre. Les pertes s’élèvent à plus d’une vingtaine de morts et d’une centaine de blessés. La Russie a protesté, renvoyé une salve de missiles et demandé une réunion du Conseil de sécurité de l’ONU. Mais une ville russe a été bombardée et il ne s’est finalement rien passé. Si. La Pologne a appelé à doter l’Ukraine de missiles à longue portée…

La désanctuarisation des puissances militaires

Si l’Ukraine peut bombarder la Russie sans subir de représailles nucléaires, la Pologne pourrait l’être demain par la Russie dans les mêmes conditions. Ou l’Allemagne. Ou la France.

Les menaces atomiques russes répétées contre l’Ukraine, heureusement non suivies d’effets, ont fragilisé le concept de dissuasion. Si l’autocratie militariste russe n’a pas utilisé sa bombe pour venger Belgorod, on peut raisonnablement s’interroger sur les conditions dans lesquelles Paris, Londres ou Washington utiliseraient les leurs. En évitant probablement le seuil de la destruction totale d’une ville et de certains symboles, rien n’empêche donc plus les actions directes sur le sol européen.

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La dissuasion est un concept aussi efficace que fragile. Efficace parce qu’il paralyse l’ennemi potentiel en brisant sa volonté de combattre ; fragile parce qu’il repose avant tout sur des ressorts psychologiques précaires. La dissuasion est sans effet sur un acteur qui a surmonté sa peur. Or, l’Ukraine a surmonté la sienne de l’arsenal russe, quitte à accepter le risque de miscalculation, c’est-à-dire d’une erreur d’interprétation sur les lignes rouges du Kremlin. Quitte même, et c’est encore plus révolutionnaire, à en accepter les conséquences. Une frappe nucléaire tactique[1] russe n’entamerait pas forcément la volonté ukrainienne de poursuivre la lutte, elle pourrait même la renforcer. La réprobation universelle priverait Moscou de ses alliés et pourrait disloquer jusqu’à la nomenklatura poutinienne. Dans ces conditions, l’usage d’une bombe stratégique[2] encore plus puissante est apparemment jugé improbable par les autorités de Kiev.

En étudiant leur capacité à encaisser une frappe tactique et en éliminant celle d’une frappe stratégique, elles abordent la question nucléaire russe de manière rationnelle. Elle l’a prise de la représentation apocalyptique qui fondait son ascendant. La dotation nucléaire était devenue un capital de puissance, elle redevient un outil dont la force psychologique et la charge politique sont amoindries.

Le Kremlin a ainsi provoqué un séisme stratégique. Les grands perdants de cette redistribution des cartes sont les puissances auxquelles la bombe conférait un rang supérieur à celui que leurs ressources leur permettaient d’aspirer : la Russie elle-même, ce qu’elle avait mal anticipé, mais aussi le Royaume-Uni et la France.

Leur sol s’en trouve partiellement désanctuarisé, leur prestige est fortement diminué et leur légitimité à diriger les affaires du monde ébranlée. La Russie peut compenser la dévaluation nucléaire par un investissement conventionnel massif. Ses pertes sont lourdes mais, à moyen/long terme, elles seront comblées. Le Royaume-Uni est accroché au wagon de la puissance américaine et développe sa stratégie propre au sein du plus vaste condominium anglo-saxon. La France, elle, est en train de perdre sans s’en rendre compte le confort du démultiplicateur de puissance atomique. Elle doit d’ores et déjà réfléchir à un système alternatif si elle veut tenir son rang.

Si vis pacem para bellum

Si l’hypothèse apocalyptique d’un engrenage nucléaire ne peut malheureusement pas être exclue, celle d’une dévaluation de la dissuasion semble se confirmer. L’ordre nucléaire reposait sur un certain nombre de garde-fous qui permettaient de circonscrire les conflits. Ils sont en train de se rompre.

C’est-à-dire que les Européens ne disposent plus que d’un bouclier de papier face à une armée conventionnelle russe qui apprend de ses erreurs, qui bénéficie d’une véritable économie de guerre et dont on ne peut exclure qu’elle réserve un petit de sa chienne aux pays du Vieux Continent qui ont appuyé l‘Ukraine.

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Si la dissuasion ne fonctionne plus, la sécurité de l’Europe ne peut reposer que sur des forces susceptibles d’être engagées et de vaincre. Il faut être prêt à frapper, à encaisser des coups, à souffrir, à reprendre l’ascendant. Avec des fantassins. Des chars. Des avions. Des canons. Des bateaux.

Une dissuasion nucléaire en perte de crédibilité impose de rétablir un rapport de force militaire objectif favorable. Cette vérité est dure à entendre. Traumatisés par l’hécatombe de 1914-18 et par le désastre de 1940, les Français ont cru se doter d’une assurance-vie en développant leur force de frappe nucléaire. Certes indispensable, elle est désormais insuffisante alors que le vieil adage romain « si tu veux la paix, prépare la guerre » s’impose plus que jamais.

La compétition globale a vu la fin des alliances inconditionnelles, la multiplication des luttes d’influence et la guerre économique généralisée. Il faut désormais y ajouter l’ultime étape de l’éclatement du monde : le retour des menaces militaires. Les images de villes en flammes appartenaient à l’histoire de l’Europe occidentale. Elles en sont redevenues un des futurs possibles.

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[1] C’est-à-dire une bombe d’une « faible » puissance équivalant à un tiers de celle d’Hiroshima.

[2] On mesure la puissance d’une bombe atomique en kilotonnes de TNT. Celle d’Hiroshima est estimée à une quinzaine de kt. Les armes stratégiques sont beaucoup plus puissantes à l’image de la Tsar Bomba russe qui a dégagé lors de l’essai de 1961 une puissance de 50 000 kt.

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À propos de l’auteur
Raphaël Chauvancy

Raphaël Chauvancy

Officier supérieur des Troupes de marine, Raphaël Chauvancy est également chargé de cours à l’École de Guerre Économique, où il est responsable du module d’intelligence stratégique consacré aux politiques de puissance. Il est notamment l’auteur de Quand la France était la première puissance du monde et des Nouveaux visages de la guerre.
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