Napoléon, de la réalité au mythe – Entretien avec Thierry Lentz

18 octobre 2020

Temps de lecture : 5 minutes
Photo : Le Président Macron et le Président Trump visitent la tombe de Napoléon aux Invalides en 2017 (c) Sipa AP22077461_000156
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Napoléon, de la réalité au mythe – Entretien avec Thierry Lentz

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Qui, parmi nous, peut se targuer de n’avoir jamais été, d’une manière ou d’une autre, fasciné par Napoléon Ier ? Ordre à l’intérieur, puissance à l’extérieur, voilà comment résumer l’œuvre de l’empereur. Thierry Lentz, spécialiste de renom du personnage, vient nous apporter quelques clés de lecture pour mieux comprendre l’œuvre que nous a léguée celui qui, il y a deux cents ans, et après avoir conquis l’Europe, mourrait, seul, sur une petite île au large des côtes africaines.

 

Propos recueillis par Étienne de Floirac

L’année 2021 marquera le bicentenaire de la mort de Napoléon 1er. Deux cents ans après son décès, que retenir de son œuvre ?

Alors qu’en effet, des dizaines d’événements, expositions, colloques et manifestations diverses marqueront le bicentenaire de 2021, Napoléon est (encore) partout : en librairie, au musée, dans l’espace public, l’urbanisme, le maillage des routes, etc. Je dis même souvent que, sans que nous nous en rendions compte, il est même en nous. D’abord par le maintien de l’ossature du Code civil et des autres codes napoléoniens. Nous vivons « naturellement » sous son « empire », si j’ose dire. Ajoutons-y les structures de l’État et de l’administration et nous nous rendrons compte que, chaque jour de notre vie, nous faisons « du Napoléon » sans le savoir.

Comment expliquez-vous qu’un véritable mythe se soit progressivement créé autour de la figure de Napoléon qui, malgré ses nombreuses victoires et réussites, conclut son règne avec l’image d’un homme vaincu et humilié, laissant son pays à la merci des coalisés ?

Le mythe tient à de nombreux facteurs entremêlés. La réalité de l’œuvre intérieure que je viens de rappeler brièvement d’abord. Les souvenirs de l’épopée ensuite : ils contribuent sans doute beaucoup à une forme de « fierté » d’être Français qui a traversé les deux derniers siècles. Le romantisme, littéraire et artistique, qui s’est emparé du personnage et de sa geste et a imprégné les esprits… et continue à les imprégner, dans la littérature moderne et même, on le constatera l’an prochain, à l’art contemporain. Une sorte de nostalgie, enfin, sur des principes de conduite des affaires publiques, nostalgie d’ailleurs un peu vaine tant les époques et les circonstances sont différentes. Je donnerai enfin une petite place à la « chapelle » des historiens en évoquant la vigueur de la recherche et de l’historiographie napoléonienne…

Dans quelle mesure peut-on dire que l’œuvre de Napoléon est-elle encore vivante en Europe aujourd’hui, comme elle pourrait l’être en France ?

L’œuvre est vivante pour toutes les raisons que je viens d’évoquer, certes, mais aussi par quelques questions permanentes. En politique intérieure, celle de l’efficacité et de la rigueur de la gestion politique et publique. En politique internationale, par les permanences de la géopolitique, hélas de moins en moins intégrées aux réflexions stratégiques et diplomatiques, avec le risque permanent du retour du réel. Plus généralement, l’œuvre et le bilan napoléoniens unissent beaucoup plus qu’on ne le croit généralement les Européens. Ils sont un élément tangible que nous avons en commun, quels qu’aient été les différends de ce temps passé.

Nous avons pour coutume de penser que, selon ses propres mots (« la Révolution est fixée aux principes qui l’ont commencée. Elle est finie ») Napoléon aurait mis un terme à la Révolution française. Est-ce, d’un point de vue idéologique, exact ? Qu’en est-il de son exportation à travers l’Europe ?

 

« La Révolution est finie », affirmait la proclamation du 13 décembre 1799, un mois après le coup d’État. Contrairement à ce qu’on affirme souvent, Bonaparte ne voulait pas dire qu’elle était « terminée ». En utilisant le verbe finir, il avait un choix sémantique habile, qui parlait aux contemporains cultivés : selon le Dictionnaire de l’Académie française publié sous le Directoire, il était synonyme de parfaire (un produit fini est un produit parfait) autant que d’achever. Depuis 1789, en somme, tous les « finisseurs » de la Révolution n’étaient parvenus qu’à un résultat : relancer le mouvement qu’ils prétendaient clore et, en conséquence accessoire, s’offrir en victimes à leurs successeurs. Voulant stopper cette fuite en avant et stabiliser la Révolution en conservant des acquis rudement arrachés, Bonaparte annonçait qu’il gouvernerait « au centre gauche », à égale distance du jacobinisme et de la contre-révolution. Il le dit quelques semaines plus tard devant le Conseil d’État : « Nous avons fini le roman de la Révolution ; il faut en commencer l’histoire, ne voir que ce qu’il y a de réel et de possible dans l’application des principes, et non ce qu’il y a de spéculatif et d’hypothétique ». C’est pourquoi, après bien d’autres, Adam Mickiewicz avait raison d’estimer qu’avec Napoléon, « la Révolution [devenait] régulière » et que son nouveau leader était « l’idée faite gouvernement ».

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Plusieurs statues de Napoléon ont été prises pour cible ces derniers jours. Il semblerait donc que l’empereur n’exerce pas autant de fascination sur les Français aujourd’hui. Comment pouvez-vous expliquer ce phénomène ?

 

Cette tendance au « déboulonnage » est essentiellement due à la montée en épingle de la question – réelle – du rétablissement de l’esclavage, qui a fini par aveugler à peu près tout le monde, comme si on avait voulu la « cacher », alors même qu’aucun historien napoléonien ne l’a évitée ou éludée depuis deux siècles. La méconnaissance de cette histoire et une certaine forme de lâcheté des « politiques » a laissé s’installer l’idée selon laquelle, finalement, rien n’était honorable dans la carrière de Napoléon, dès lors qu’il se serait montré « raciste » et indifférent aux conséquences humaines de sa décision, effectivement prise en 1802. Le sujet est bien plus complexe, évidemment. Les facteurs géopolitiques (domination du golfe du Mexique) et économiques (relance de la culture de la canne à sucre, essentielle à l’époque) ont été les principales raisons du retour de l’esclavage. Les « sensibilités contemporaines » ne permettent malheureusement pas d’en discuter tranquillement et, je dirais, en concitoyens. C’est une décision qui choque, mais qui s’explique…ce qui ne veut pas dire « s’excuse ». On pourrait profiter du bicentenaire de 2021 pour le faire, plutôt que de s’affronter. Je ne nourris hélas pas d’illusions sur ce vœu.

Dans cette même logique, devrions-nous inspirer de Napoléon pour tenter de réunifier le peuple français, comme il aurait pu le faire au sortir de la Révolution ?

Pour dire les choses simplement, je ne pense pas que Napoléon peut servir de modèle contemporain direct. Il est en revanche une sorte de manuel politique inspirant. Sa façon de gouverner est un peu ce qui manque aux dirigeants de notre temps, pas seulement en France. Des projets consensuels, mais aussi le principe supérieur de l’utilité publique ou, si l’on préfère, du bien commun, une vision claire du nécessaire et du possible et, surtout, une ligne de conduite claire, fondée sur l’autorité, la stabilité des décisions et la clarté dans les explications. Le cycle que nous vivons en ce moment ne retient, hélas, aucune de ces idées, mais elles restent disponibles. C’est au fond, Napoléon mis à part, celles qui devraient animer tout homme d’État.

À propos de l’auteur
Thierry Lentz

Thierry Lentz

Thierry Lentz est Directeur de la Fondation Napoléon et enseignant à l'Institut catholique d'études supérieures. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés à Napoléon dont Napoléon : Dictionnaire historique (Perrin, 2020).
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