« Ne faites plus d’études – Apprendre autrement à l’ère de l’IA », de Laurent Alexandre et Olivier Babeau

24 octobre 2025

Temps de lecture : 8 minutes

Photo : Université de Harvard, ponte de la recherche mondiale. (c) unsplash

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« Ne faites plus d’études – Apprendre autrement à l’ère de l’IA », de Laurent Alexandre et Olivier Babeau

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L’IA est en train de bouleverser la formation et l’apprentissage, mais ces bouleversements ne sont pas encore pris en compte. Il ne s’agit pas de refuser l’IA, mais de comprendre ce qui est en train de changer afin de s’y adapter. Analyse par Laurent Alexandre et Olivier Babeau

Il s’agit très certainement de l’un des événements de cette fin d’année dans le monde de l’édition. La sortie d’un ouvrage qui fait déjà grand bruit. Un véritable cri d’alarme inquiet face aux transformations radicales et probablement irréversibles que l’Intelligence artificielle est sur le point d’entraîner en matière de connaissance, d’enseignement, de formation de manière générale. Un phénomène d’une ampleur sans précédent selon les auteurs, comparable à la maîtrise du feu et ses multiples usages il y a plusieurs centaines de milliers d’années, qui avait permis de bouleverser l’existence humaine par ses nombreuses implications.

L’enseignement supérieur, en décalage avec son temps, n’est désormais plus adapté à ce monde en mutation et va devoir se réformer de fond en comble, sous peine de ne plus préparer au monde qui arrive. Comment, dès lors, s’y adapter ? De quelle manière faut-il repenser le système ? Des questions urgentes à explorer si on ne veut pas compromettre le futur, en particulier des jeunes générations.

Laurent Alexandre et Olivier Babeau, Ne faites plus d’études – Apprendre autrement à l’ère de l’IA, Buchet Chastel, octobre 2025, 224 pages.

La société est en pleine mutation. Avec l’arrivée de l’Intelligence artificielle, ce phénomène s’est encore accéléré et les métiers, savoirs, compétences à mettre en œuvre, connaissent une véritable révolution, qu’on le veuille ou non. Cela a des répercussions fondamentales sur la scolarité, qui ne pourra plus être envisagée comme cela était le cas jusqu’à aujourd’hui. Dorénavant, montrent Laurent Alexandre et Olivier Babeau, non seulement les savoirs vont changer de nature, mais il sera également nécessaire de changer la temporalité de la formation.

Un constat sans appel

« Nous ne croyons pas à la fin du travail, du moins pas tout de suite. Mais nous croyons à la fin de la scolarité comme moment isolé de la vie. Le cours ex cathedra a vécu (…) Désormais, il faudra apprendre toujours, vite, sans attendre qu’on nous y force. Les humains ne vont pas disparaître de la photo, mais ils n’y auront plus la place centrale. Le savoir va se bâtir en permanence, dans une quête constante.

Pour suivre, les exigences seront plus élevées que jamais. Pas de place pour la paresse intellectuelle en 2035. S’assoupir, accepter passivement le remplacement par la machine, c’est renoncer à maîtriser sa propre vie. Et le toboggan de la servitude volontaire entraînera vite ceux qui l’empruntent. »

Autrement dit, la scolarité ne sera plus à envisager comme un simple préalable, laissant place à l’apprentissage permanent. Il faudra apprendre toujours plus et tout le temps, afin de ne pas se laisser distancer par les évolutions du monde. Une réalité implacable à laquelle nous allons devoir faire face et à laquelle les deux auteurs entendent nous éveiller.

Nous sommes en effet collectivement aveugles, selon eux, à ce qui se joue actuellement et aux dangers qui guettent notre humanité. Nous sommes à un moment de l’Histoire qu’ils assimilent à celui d’une création prométhéenne, ou à un scénario à la Frankenstein, où une invention échappe à ses créateurs.

« Nos indicateurs économiques et nos structures sociales sont conçus pour des civilisations où les êtres humains sont les seuls acteurs. Mais que deviennent-ils quand les acteurs dominants ne sont ni payés, ni fatigués, ni citoyens ? On mesure le progrès en années d’études, mais l’IA apprend en millisecondes. On mesure la performance des nations à leur capital humain, mais celui-ci se fait court-circuiter par une armée d’entités qui ne naissent ni ne meurent, mais se téléchargent et s’améliorent par itérations. »

Or, les changements en réalité radicaux s’opérant en douceur, dans l’illusion de la continuité, rares sont ceux qui ont conscience de l’ampleur et de la gravité de la situation telle que Laurent Alexandre et Olivier Babeau nous la décrivent. Car la plupart d’entre nous ne sont effectivement que très peu conscients de ce qui se profile. Les auteurs y insistent :

« L’IA ne va pas remplacer l’humain comme on remplace une lampe. Elle va le rendre accessoire, puis marginal, puis folklorique. Comme le tir à l’arc, l’équitation ou la théologie : nobles disciplines, mais qui n’organisent plus le monde depuis longtemps ».

Un monde en profonde mutation

Ce que décrivent Laurent Alexandre et Olivier Babeau est véritablement cauchemardesque. Et pourtant, c’est ce qui se profile à brève échéance : l’arrivée très prochaine et généralisée dans notre quotidien de robots humanoïdes que l’on pouvait penser cantonnés aux films ou séries de science-fiction. Très vite, ce sont même les premières générations de robots humanoïdes qui concevront et produiront leurs successeurs plus évolués.

Pire encore, on s’achemine vers l’ère de l’humain augmenté, et les dérives eugénistes qui vont avec :

« Il y avait autrefois une « égalité des chances » fondée sur l’espoir que l’école allait donner à chacun les mêmes armes cognitives. Il y aura demain une inégalité des branchements. Entre les enfants augmentés, qui grandiront avec une IA dans la tête, et les autres, restés à l’oral, au stylo et à l’interface tactile. C’est une fracture cognitive fondamentale. Le nouveau déterminisme ne sera ni scolaire ni économique, mais neurotechnologique (…) Des startups comme Heliosept Genomics sont lancées sur ce marché : elles permettent de produire plusieurs embryons en éprouvette, puis d’analyser leur ADN pour prévoir le QI du futur enfant et choisir le plus intelligent. »

Plus immédiatement, par une sorte de renversement de l’histoire, ce sont les cols blancs qui risquent le plus de perdre leur travail. Tout ce qui touche le savoir humain est en passe d’être concurrencé par la machine.

Cependant, affirment résolument les auteurs, le travail en soi ne va pas disparaître. Il va muter. Comme à toutes les époques de transformations majeures auparavant. Simplement, les métiers vont changer. Si beaucoup vont disparaître, comme à chaque fois d’autres vont émerger.

« La gestion de la société de la connaissance va consommer énormément d’intelligence humaine : coordonner, réguler, policer les différentes intelligences biologiques et artificielles va devenir une des principales activités de l’homme de demain. L’IA va nous donner dans le futur un éventail illimité de potentialités (…) Quel que soit le degré d’automatisation de nos sociétés futures, il restera un immense besoin de travail ultra-qualifié, ultra-disciplinaire et ultra-innovant. Une infinité d’expériences et de missions sont à inventer. »

Fin de la rente cognitive et résistance au changement

Ce que nous décrivent les auteurs est, pour reprendre le titre de l’un des chapitres, le crépuscule des élites d’hier. Les diplômes, désormais trop nombreux et dévalorisés, ont d’ores et déjà créé beaucoup de frustrations par rapport à ce qui en était légitimement attendu et en quelque sorte promis par le système que nous connaissons. Mais, bien plus encore, même les anciens diplômés, bien insérés dans la vie professionnelle, riches de leur expérience, sont à leur tour en danger. Ceux qui ont l’aptitude à savoir utiliser de manière pertinente l’IA deviennent plus utiles et efficaces que celui qui dispose d’un savoir encyclopédique.

« Une nouvelle aristocratie cognitive apparaît. Elle n’a pas besoin de diplôme : elle a besoin d’un cerveau agile, d’une capacité d’adaptation constante et d’un mépris lucide pour les anciens signaux de valeur. Pendant ce temps, ceux qui misent sur les structures d’hier vont voir le sol s’effondrer sous eux. »

Au-delà de ces réalités empreintes de pragmatisme, ce sont les syndicats qui vont disparaître, de même que la formation à des métiers complexes et nécessitant de très longues études (comme l’exemple significatif des chirurgiens), qui commence à susciter des doutes. Bien d’autres réalités sont également développées dans l’ouvrage, dont je vous laisse découvrir la teneur.

Ce qui transparaît en outre clairement est que l’Europe est actuellement dépendante notamment des États-Unis dans la maîtrise de l’intelligence en tant que ressource stratégique. Au-delà du retard considérable pris par nos pays, c’est la maîtrise de notre propre avenir qui est en question, autre point sur lequel nous renvoyons à la lecture de l’ouvrage.

D’autant que la résistance au changement à tous les niveaux de la société, y compris au plus haut niveau, bien compréhensible et habituelle en la circonstance, constitue un véritable obstacle face aux réalités, qui imposeraient au contraire de réagir et de s’adapter au plus vite si on ne veut pas être éliminés de la compétition et surtout de ce qui structurera qu’on le veuille ou non notre monde de demain. L’intuition, les ambiguïtés, contradictions, partialité et biais cognitifs d’un côté, la rationalité de l’autre, le match est plié… Refuser le changement et privilégier l’inertie est se condamner à l’échec, à ne pas voir de quoi le monde de demain sera fait.

L’enseignement supérieur en question

« Ceux qui n’ont pas la chance d’être possédés de la fureur d’apprendre et de la pulsion de savoir, ceux aussi dont le processeur neuronal donné par la nature est trop lent, ceux-là verront l’économie avancer sans eux. Impitoyable darwinisme économique qui exaltera les meilleurs et broiera les autres. La sélection se fera sur les capacités, mais aussi sur la volonté.

(…) La vraie menace n’est pas seulement l’Intelligence l’artificielle. C’est notre propre paresse. Ou plutôt l’économie de la paresse, que nous portons dans notre poche, sous forme d’appli et de notifications. L’IA ne nous rend pas idiots. Elle révèle à quel point nous sommes prêts à le devenir. Parce qu’elle nous soulage. Parce qu’elle pense à notre place. »

Dans ce contexte, il est urgent de repenser l’Université et la formation, demeurées trop statiques dans un monde en rapide transformation. Ne pas accepter de révolutionner les méthodes d’enseignement, c’est courir le risque de passer à côté des nouvelles réalités de notre société.

« Ce que le professeur doit incarner, désormais, c’est moins la connaissance que la méthode. Moins la réponse que la rigueur intellectuelle. Moins la vérité que l’esprit critique. Moins l’apprentissage lui-même que la volonté d’aller plus loin (…) Le professeur, pour le dire autrement, doit être le spécialiste de l’articulation entre l’humain qui apprend et la machine qui aide à apprendre, afin que cette relation grandisse l’étudiant (…) Il devra prouver qu’il est encore utile. C’est peut-être là que son rôle sera au fond le plus intéressant et le plus beau. »

Entre le coach et le chef d’orchestre, le professeur aura désormais pour rôle essentiel de « motiver, guider, inspirer ».

Quant aux étudiants, ils devront apprendre autrement. Le monde actuel change si vite que les enseignements et les méthodes d’enseignement ne sont plus adaptés.

Le salut de l’éducation passera par l’individualisation, selon nos deux auteurs. Bien utilisée, l’IA permettra cette individualisation efficace. Quelles que soient les crispations (syndicats, professeurs, institutions), l’IA éducative deviendra selon eux la norme. Là où les MOOC ont échoué. Avec l’appui des professeurs, qui accompagneront ces cas pratiques sur mesure et cette co-construction du savoir en temps réel.

L’IA ne produira pas à la place de l’étudiant, mais l’aidera à s’améliorer et l’encouragera, en le questionnant et en lui fournissant un retour critique et précis sur son travail. Des expériences ont déjà eu lieu en plusieurs endroits et se sont avérées concluantes.

Laurent Alexandre et Olivier Babeau n’y vont pas par quatre chemins : « L’université doit se réinventer ou disparaître ». Même s’ils sont peu confiants sur la survenance rapide de la mutation à opérer, vu les inerties du système, ils n’en ont pas moins des idées assez claires sur ce qu’il conviendrait d’engager.

Selon l’entrepreneur Michel Lévy-Provençal, il conviendrait de laisser les étudiants utiliser l’IA toute l’année, mais d’exiger un examen final sans IA. Car « l’intelligence du XXIe siècle naît de cette tension : ceux qui ne sauront pas utiliser l’IA seront dépassés, mais ceux qui ne sauront penser qu’avec elle seront asservis ».

S’associant à cette idée, nos auteurs estiment qu’ « il est urgent que l’université réinvente les modalités d’évaluation en instituant des examens qui testent la réflexion et la mémorisation, avec interdiction de recourir à l’IA. Les oraux, les débats contradictoires ou les essais manuscrits en classe s’imposent pour s’assurer que l’étudiant maîtrise son sujet. Et l’entraîner à mettre en œuvre cette connaissance dans un contexte social. Les cursus devraient miser sur la résolution de problèmes complexes, les projets collaboratifs et l’expérimentation. L’apprentissage par cœur de notions utiles doit être systématisé. Il n’y a pas de créativité sans mémoire. Il est suicidaire de la déléguer à la machine. Le niveau d’exigence doit être relevé. »

L’avenir réside dans la capacité de s’inventer et dans la formation à l’esprit critique

Cet ouvrage, en définitive, au-delà des constats assez inquiétants ou angoissants qu’il délivre (« Ne tirez pas sur le messager », répètent à plusieurs reprises les auteurs), est un véritable plaidoyer pour le retour aux valeurs fondamentales, à la vie dans ce qu’elle a d’authentique et empreint de création.

La connaissance de l’histoire, les repères fondamentaux que permet d’avoir notamment la lecture (« Faites de la lecture l’équivalent de vos 10 000 pas par jour. Votre règle de vie »), mais aussi la patience, la réflexion, le travail, le sens de l’effort, l’esprit critique, sont les authentiques instruments de notre créativité et un chemin de liberté. La culture générale, insistent les auteurs, « est la matrice de l’esprit critique ».

Car l’IA ne peut être bien utilisée que si l’on dispose de bons repères, de recul, d’une certaine capacité de jugement.

D’où « les 14 commandements pour l’étudiant à l’ère de l’IA » qu’ils proposent à la fin de l’ouvrage, avant la longue conclusion en forme de « manifeste des nouveaux droits de l’étudiant », qui clôt l’essai et sonne en partie le glas du « savoir descendant », qui a vécu de merveilleux moments, mais va devoir se transformer. De même que le diplôme ne sera plus l’alpha et l’oméga de la réussite à vie, mais devra être remplacé par de nouvelles formes d’apprentissage, un autre rapport au savoir, dont les règles essentielles doivent être définies sans attendre, à travers un nouveau contrat social républicain et civilisationnel, mettant un terme à la fabrication d’élèves en série, de sorte que l’apprentissage « soit synonyme d’émancipation et non d’aliénation » et s’adapte au rythme de chacun, tout en étant doté de solides garde-fous, l’apprentissage devant s’adapter aux trajectoires personnelles pour ne plus être « une performance de conformité ».

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À propos de l’auteur
Johan Rivalland

Johan Rivalland

Johan Rivalland, ancien élève de l’École Normale Supérieure de Cachan et titulaire d’un DEA en Sciences de la décision et microéconomie, est professeur de Marketing et d'Economie.

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