<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La « carte rouge » du comte Teleki

18 juillet 2020

Temps de lecture : 5 minutes
Photo : Pál Teleki
Abonnement Conflits
Abonnement Conflits

La « carte rouge » du comte Teleki

par

Dans un ouvrage qui a fait date, le géographe américain Mark Monmonier a exposé les mille et une façons de « faire mentir les cartes »[1]. Chacun sait en effet que des choix opérés par le cartographe, peuvent découler des représentations du réel qui, sans le trahir, sont en mesure de le présenter sous des jours fort différents. Et par là même de produire sur l’observateur de leur carte les impressions les plus variées, voire contradictoires. L’un des exemples les plus célèbres de manipulation cartographique à des fins (géo)politiques est la « carte rouge » réalisée en 1918 par le comte Pál Teleki (1879-1941) pour tenter de convaincre les vainqueurs de la Première Guerre mondiale de la nécessité d’accorder à la Hongrie le large territoire qu’elle réclamait.

Pál János Ede Teleki de Szék est né à Budapest en 1879 au sein d’une vieille famille de l’aristocratie catholique transylvanienne. Il est très jeune initié par ses parents à de nombreuses langues étrangères et bercées par les récits d’aventures de son oncle Samuel Teleki (1845-1916) qui fut à la fin des années 1880 le premier Européen à explorer le nord du Kenya – il y a d’ailleurs laissé son nom au volcan Teleki. De là sans doute vient l’intérêt précoce de Pál pour la géographie qu’il choisit d’étudier parallèlement aux formations en droit et en sciences politiques dans lesquelles il s’engage sans doute avant tout pour rassurer ses parents.

À l’université de Budapest, il devient bientôt le principal disciple puis l’assistant du géographe Lajos Lóczy (1849-1920). Sous sa direction, il rédige une thèse de doctorat consacrée à « la question de la formation de l’État » qu’il soutient en 1903. Dans les années suivantes, il s’impose comme l’un des chefs de file de l’école géographique hongroise. Sur le plan institutionnel d’abord : il intègre le comité directeur de la Société hongroise de géographie en 1906 et en devient secrétaire général quatre ans plus tard. Il est également membre de l’Académie hongroise des sciences à partir de 1909. Sur le plan scientifique ensuite : après avoir mené une expédition au Soudan en 1908, il publie l’année suivante un Atlas historique de la cartographie de l’archipel japonais, région où il n’a jamais mis les pieds, mais à propos de laquelle il a compilé à Londres, Paris et La Haye toute la littérature scientifique disponible dans les bibliothèques européennes.

A lire aussi: Isaiah Bowman, le géographe des présidents

Cet Atlas lui vaut une immédiate reconnaissance internationale : il reçoit le prix Jomard de la Société française de géographie et intègre la Royal Geographical Society britannique. Il est également invité en 1912 par l’American Geographical Society à participer à l’excursion transcontinentale qu’elle organise et qui réunit la fine fleur des géographes occidentaux avec lesquels Teleki noue alors de fructueux contacts. Par tradition voire obligation familiale, le jeune et prometteur géographe hongrois s’engage aussi très tôt en politique. En 1905, à seulement 26 ans, il est élu député de Transylvanie.

À l’épreuve de la guerre 

Lorsqu’éclate la Première Guerre mondiale, Teleki se porte volontaire pour combattre au sein de l’armée austro-hongroise et, de 1914 à 1916, est envoyé comme lieutenant-colonel supérieur sur les fronts serbe puis italien. La défaite militaire austro-hongroise et la dislocation de l’empire qui s’ensuit ne marquent pas la fin de son engagement patriotique, mais un déplacement de celui-ci vers un nouveau front, diplomatique celui-là. Il est en effet conscient que le principe des nationalités promu par le président américain Woodrow Wilson présente pour la Hongrie vaincue et désormais détachée de l’Autriche une grave menace d’attrition territoriale.

C’est pourquoi en 1918, en prévision des pourparlers de paix à venir, il prend l’initiative de constituer une équipe de géographes, de cartographes et de statisticiens afin de préparer un argumentaire scientifique le plus solide et convaincant possible pour les négociateurs hongrois appelés à prendre place à la table des négociations. Une initiative qui n’a rien d’original, toutes les grandes puissances ayant accordé une place de choix à des géographes au sein de leur délégation envoyée à Paris en 1919 : les Français s’appuient sur l’expertise d’Emmanuel de Martonne, les Américains sur celle d’Isaiah Bowman. Ne se contentant pas d’une mobilisation scientifique, Teleki œuvre aussi à mobiliser l’opinion publique hongroise en créant en octobre 1918 une Ligue pour la défense territoriale de la Hongrie.

La preuve par la carte

Convaincu qu’une bonne carte vaut mieux qu’un long discours, Teleki consacre une large partie de ses efforts à la réalisation d’une « carte ethnographique de la Hongrie en fonction de la densité de population » (Magyaroszág néprajzi térképe a népsürüség alapján) au 1/1 000 000e qu’il publie en décembre 1918. La légende plurilingue – hongrois, français, anglais, italien, allemand –témoigne s’il en était besoin que la carte est d’abord pensée par Teleki comme destinée à persuader les vainqueurs du bien-fondé des revendications magyares. Elle représente les principales nationalités se partageant le bassin des Carpates dont il entend convaincre les vainqueurs de préserver l’unicité politique dans le cadre d’une grande Hongrie.

A lire aussi: Hongrie : l’avenir d’un pays d’Europe centrale au sein de l’Union européenne

S’appuyant sur les données du recensement austro-hongrois de 1910, cette carte assigne une couleur à chacune des nationalités présentes dans la région : le rouge pour les Hongrois, l’orange pour les Allemands, le vert pour les Slovaques et le rose pour les Roumains. Toutefois, Teleki ne se contente pas de représenter chaque région de la couleur de la nationalité qui y est majoritaire. Une telle solution aurait en effet présenté l’inconvénient, d’un point de vue nationaliste hongrois, de ne pas tenir compte des écarts conséquents de densité entre les régions rurales, vastes, mais où les Hongrois sont souvent minoritaires et les espaces urbains, moins étendus, mais où ils ont tendance à se concentrer. C’est pourquoi il fait le choix de faire varier l’envergure de chaque zone coloriée sur la carte en fonction du nombre de ses habitants. Concrètement, chaque point de couleur d’un millimètre carré représente non pas une surface un million de fois plus grandes dans la réalité, mais un effectif démographique de cent habitants.

Ainsi, les zones urbaines densément peuplées et majoritairement hongroises apparaissent-elles proportionnellement plus vastes sur la carte qu’elles ne le sont dans la réalité, tandis que les régions rurales où les Hongrois sont souvent minoritaires se trouvent partiellement dépourvues de toute couleur puisqu’elles ne sont pas assez peuplées pour qu’un nombre suffisant de points colorés les emplisse totalement. Le résultat visuel est saisissant puisqu’il en ressort une carte largement maculée de rouge en son centre. Qui plus est, cette grande « tache » rouge ne contient que très peu de zones laissées en blanc du fait de leur faible peuplement. En revanche, les régions orientales et septentrionales où les Hongrois sont minoritaires apparaissent mitées d’amples taches blanches du fait de leurs faibles densités. Rien dans la carte de Teleki n’est à proprement parler « faux », mais il est clair que les choix cartographiques opérés, à commencer par l’adoption d’un rouge « paprika » particulièrement saillant pour représenter les Hongrois, ne sont pas sans conséquence sur le message qui en ressort.

Teleki face au désastre de Trianon 

Nommé ministre des Affaires étrangères hongrois en mai 1919, Teleki prend part à la Conférence de la paix de Paris. Muni de sa « carte rouge », il tente de convaincre les vainqueurs de la nécessité de ne pas sacrifier l’unité politique des Carpates sur l’autel du principe des nationalités. Las, son argumentaire est déconstruit pied à pied par son confrère Emmanuel de Martonne qui plaide en faveur d’une grande Roumanie au détriment de la Hongrie. C’est donc impuissant et désabusé que Teleki se trouve contraint de signer en juin 1920 le traité de Trianon qui ampute son pays des deux tiers de son territoire historique et place près de trois millions de magyarophones hors du giron hongrois.

A lire aussi: Livre : Sortir de la guerre

Malgré ce lourd échec diplomatique, Teleki est promu au poste de président du Conseil en janvier 1920 qu’il occupe pendant un peu plus d’un an. En 1939, il est rappelé à la tête du gouvernement par le régent Miklós Horthy et engage un rapprochement avec l’Allemagne nazie avec laquelle il partage le farouche rejet des traités de paix de l’après 1918. Toutefois, il s’oppose à ce que la Hongrie engage son armée aux côtés de la Wehrmacht. Le 2 avril 1941, les troupes allemandes pénètrent toutefois en Yougoslavie à partir du territoire hongrois. Désavoué, Pál Teleki met fin à ses jours dans la nuit.

 


Bibliographie

János Kubassek, « Pál Teleki ou les espoirs de renaissance de la nation hongroise dans l’entre-deux-guerres », Hérodote, 2001/1.

Morgane Labbé, La nationalité, une histoire de chiffres. Politique et statistique en Europe centrale (1848-1919), Presses de Sciences-Po, 2020.

Steven Seegel, Mapmen. Transnational Lives and Deaths of Geographers in the Making of East Central Europe, University of Chicago Press, 2018.

 

[1] Mark Monmonier, Comment faire mentir les cartes, Autrement, 2019.

À propos de l’auteur
Florian Louis

Florian Louis

Docteur en histoire. Professeur en khâgne. Il a participé à la publication de plusieurs manuels scolaires. Il est l’auteur d’une Géopolitique du Moyen-Orient aux Puf et de livres consacrés aux grands géopolitologues.
La Lettre Conflits
3 fois par semaine

La newsletter de Conflits

Voir aussi

Pin It on Pinterest