<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Parlez-vous woke ?

10 décembre 2021

Temps de lecture : 5 minutes

Photo : 27 avril 2002 à Rouen. Crédits : SIPA 450405.10

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Parlez-vous woke ?

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Il y a cinq à six ans seulement, le balancier des idées politiques allait dans le sens du populisme : Brexit, élections de Trump et de Bolsonaro, succès électoraux en Italie, en Allemagne, en Autriche, en Europe du Nord… Aujourd’hui la course s’inverse : le populisme s’efface et laisse la place au wokisme depuis l’échec de Trump aux présidentielles de 2020. Un changement définitif ?  

 

Le terme de « wokisme » désigne ceux qui se sont éveillés aux injustices de notre société et qui remettent en cause les rapports de domination traditionnels – hommes contre femmes, blancs contre « racisés » selon la formule qui s’est imposée, Occidentaux « de souche » contre migrants. Du même mouvement sont condamnées toutes les institutions traditionnelles : famille, entreprise, patrie, école, églises…

Les trois racines du wokisme

Que le terme apparaisse aux États-Unis ne doit pas surprendre. Il fait écho au « réveil » des protestants de la fin du xixesiècle ; on qualifia de born again ces croyants qui, « réveillés », se faisaient baptiser une seconde fois. On pourrait croire que les aspirations des « wokistes » se situent aux antipodes de celles des fondamentalistes protestants ; il existe cependant quelques points communs entre eux : ils peuvent se retrouver au moins dans un certain néopuritanisme, dans la certitude d’incarner le bien, placé au-dessus de toutes les valeurs, et dans la volonté d’éjecter de la cité les « méchants » comme la cancel culture s’efforce de les chasser d’internet. On va jusqu’à redécouvrir les « vertus » des autodafés. Au Canada, les wokistes brûlent des bandes dessinées de Tintin ou de Lucky Luke qui dévaloriseraient les Indiens autochtones et, sur les cendres enterrées de ces ouvrages, ils plantent des arbres en un rituel de purification. Quand le wokisme s’étend à travers les pays occidentaux, c’est une certaine conception américaine de la spiritualité qui progresse : l’américanisation monte jusqu’au ciel.

Ou s’enracine au plus profond du sol : alors se révèle une seconde racine du wokisme, l’écologisme radical avec lequel il partage une critique commune de toutes les réalisations occidentales depuis des siècles. L’idéologie woke prend alors l’allure d’un nouveau culte, celui de Gaia, la nature-mère.

Troisième matrice du wokisme, toute différente, la French Theory. Des intellectuels français, déçus par l’échec de Mai 68, ont placé leurs espoirs dans la déconstruction. À leurs yeux, toutes les institutions traditionnelles ne servent qu’à légitimer les rapports de domination honnis en les proclament naturels alors qu’il ne s’agit, selon les déconstructeurs, que de faits culturels et arbitraires. Avec eux apparaît une autre origine du wokisme : le marxisme. Ces deux idéologies partagent une même religiosité. Mais le marxisme se concentrait sur un rapport de domination particulier, l’exploitation des prolétaires par les capitalistes. Dorénavant, ce sont tous les rapports de domination qui sont condamnés, hommes/femmes, pays occidentaux/pays du Sud, autochtones/immigrés, adultes/jeunes… Du coup, la lutte des classes passe au second plan derrière l’opposition Occidentaux/racisés, et le wokisme se définit de plus en plus par l’antiracisme, ou plutôt par le racialisme anti-Blancs selon la formule de Mathieu Bock-Côté. En revanche, les rapports de classe passent au second plan. Le wokisme remplace la figure du prolétaire, autrefois considéré comme le sauveur de l’humanité, par celle de l’immigré.

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De l’antiracisme au racialisme

De l’antiracisme dérive le racialisme actuel du courant woke que l’on pourrait définir par le retour à un certain racisme[1]. Tout doit être jugé en fonction des groupes ethniques, de leurs aspirations, de la couleur de leur peau, tout est occasion de dénoncer les Blancs, en particulier des Blancs mâles de plus de 50 ans – une façon d’englober les revendications féministes et jeunistes.

Il faut réécrire le passé en détruisant les statues des anciens oppresseurs, en changeant le nom des rues et des universités, en condamnant tous ceux qui ne situent pas du bon côté de l’histoire. La cancel culture permet de les bannir, de les empêcher de s’exprimer, de publier, d’enseigner. On a même assisté à un phénomène nouveau, l’affrontement entre les progressistes qui détenaient une position de force dans les médias et les wokistes qui les débordent sur leur gauche ; le professeur Bret Weinstein, un partisan de Sanders qui avait dénoncé une journée réservée aux racisés où les Blancs étaient bannis de sa faculté d’Evergreen, a dû démissionner et le journaliste du New York Times qui avait dévoilé cette affaire a été chassé du journal. La victoire du wokisme est-elle inéluctable ? Il contrôle aujourd’hui le monde de la culture et des médias, ce qui n’est pas nouveau. Jean-François Revel se moquait déjà des anciens de Mai 68 qui, faute d’avoir pu s’emparer de l’Élysée par la force, s’étaient précipités sur les salles de rédaction et les maisons d’édition. Mais les soixante-huitards ont vieilli et sont débordés par plus jeunes et plus radicaux. Le wokisme s’enracine dans de nouvelles disciplines universitaires comme les gender studies ou la critical race theory. Il n’entend pas seulement éduquer les jeunes, mais rééduquer toute la société ; c’est le but des diversity training à la mode dans de grandes entreprises américaines, dont les cadres doivent suivre des formations à la diversité. Les entreprises acceptent de s’y plier pour bénéficier d’une bonne image dans les médias acquis au wokisme ou pour échapper au pire. Les particuliers suivent de peur d’être ridiculisés comme des Karen, la ménagère blanche stupide des médias. L’activiste antifa Mark Bay explique que le but est de rendre la parole des adversaires inaudible. « On ne peut pas toujours changer les croyances de quelqu’un, mais on peut évidemment les rendre trop coûteuses politiquement, socialement, économiquement et parfois même physiquement[2]. » Le dessin animé Les Aristochats est interdit aux enfants sur la plate-forme Disney, car les siamois ont les yeux bridés, et les Oscars décident de ne récompenser que des films dont le premier rôle est issu des minorités, ou à défaut un tiers des rôles secondaires.

Le wokisme fracturé

Le wokisme, qui se prétend révolutionnaire, est à l’origine d’un conformisme qui fait sa force, mais provoque aussi des réactions hostiles. Pire, il met en avant des individus qui n’ont pas fait leurs preuves sur le plan professionnel. Répéter et ânonner les versets de l’idéologie woke ne fera pas de vous un esprit original, les entreprises s’en rendront vite compte. Combien de Lyssenko sortiront des stages de diversity training ? Surtout, en prenant le parti de tous les dominés, le wokisme risque de se fracasser. Peut-on défendre à la fois l’islam, religion éminemment masculine, et le féminisme ; les prolétaires de souche et les migrants ; les femmes et les trans ; les Arabes et les Noirs ? On a vu les affrontements entre immigrants tchétchènes et marocains à Dijon ou les insultes d’immigrants maghrébins contre des immigrants sénégalais à Val-de-Reuil. Et l’on s’amuse de l’indignation des homosexuelles contre les hommes trans qui se font opérer afin de gagner des compétitions sportives féminines – y compris dans une activité comme le MMA où les hommes (et les anciens hommes) bénéficient d’un indéniable avantage. Ce qui fait l’unité du mouvement woke, c’est la lutte contre ceux qu’il perçoit comme dominants, non pas une prétendue solidarité. Il pourrait bien connaître le sort du mouvement des droits civiques soutenu dans les années 1960 par beaucoup d’intellectuels qui s’en détournèrent quand les activistes noirs se radicalisèrent…, et qui se découvrirent alors néoconservateurs.

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[1] Voir l’ouvrage de référence de Mathieu Bock-Côté, La Révolution racialiste, et autres virus idéologiques, Presses de la Cité, 2021.

[2] Cité dans l’ouvrage.

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Photo : 27 avril 2002 à Rouen. Crédits : SIPA 450405.10

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Pascal Gauchon

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