Pourquoi l’océan Indien est un mirage pour la France

23 janvier 2024

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Photo : Un navire français à Nouméa, Nouvelle-Calédonie. Credit:RAPHAEL LAFARGUE-POOL/SIPA/2307241131
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Pourquoi l’océan Indien est un mirage pour la France

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Après les départs de certains pays en Afrique, quelles doivent être les zones où la France doit déployer son armée et sa stratégie de puissance mondiale ? Doit-elle se recentrer sur l’océan Indien et l’Indopacifique, l’Europe, l’Asie ? Un débat à nourrir pour penser la projection de la France dans le futur.  

Chassée de quelques pays africains, la France se chercher une pensée stratégique. Faut-il quitter définitivement l’Afrique ou y conserver des points d’appuis ? Faut-il se projeter dans l’Indopacifique, en y mettant en valeur les territoires français, faut-il se recentrer sur l’Europe, pour contrer la menace russe ? Les options sont ouvertes et débattues. Pour nourrir ce débat, Michael Shurkin, ancien analyste pour la CIA, fondateur du cabinet Shurbros Global Strategies et directeur des programmes mondiaux de 14 N. Strategies, propose, dans un article publié sur son site, que la France se concentre sur l’océan Indien. En désaccord avec cette analyse, Raphaël Chauvancy propose quant à lui une autre réflexion stratégique. Nous la publions ci-dessous, afin que nos lecteurs puissent prendre connaissance des arguments des uns et des autres.  

L’article de Michael Shurkin est à retrouver ici (en accès libre). « France Should Seek its Grandeur in the Indian Ocean »      

***

Michael Shurkin ne parle pas de puissance aux Français, il réserve ce terme à l’Amérique, mais de « Grandeur ». Le terme leur chatouille aimablement l’oreille. Sorti de son contexte, il prête pourtant à confusion. Employé par le général de Gaulle pour expliquer que la France serait moins vaste mais plus forte sans le fardeau colonial, il était synonyme de puissance. C’est-à-dire de l’exact inverse du clinquant géopolitique auquel l’article semble l’assimiler. Ce contresens explique qu’il incite les Français à redéployer leurs forces dans l’océan Indien, où elles ne gêneraient personne, après avoir fait place nette en Afrique.

L’argumentation en faveur de cette hypothèse tient en deux points. Le premier est que les attaques houthis ont rendu périlleux l’accès au canal de Suez, détournant une partie du trafic maritime vers le cap de Bonne-Espérance. Or, la France détiendrait la clef de cette route avec Mayotte et la Réunion.

Malheureusement, ce qui était partiellement vrai au temps des corsaires et de la marine à voile n’est plus que joli sur une carte. La route du Cap est sûre, avec ou sans les deux îles françaises. Paris n’aurait d’ailleurs ni la volonté, ni les moyens de la fermer à ses ennemis. Ces deux points d’appui ont pour principale perspective une intégration économique et sécuritaire renforcée avec l’Afrique australe, qui stimulerait l’économie et allègerait un peu les charges de la métropole. La montée des périls exigerait, certes, un effort militaire plus soutenu mais on peine à trouver le sens d’un redéploiement massif dans une zone aussi excentrée, dépourvue d’enjeux majeurs pour Paris.

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Il est d’ailleurs probable que les Houthis se le tiennent pour dit une fois qu’ils auront tâté sérieusement du feu de l’US Navy et que le commerce maritime retrouvera le chemin de la mer Rouge. On ne construit pas une stratégie sur une conjoncture.

Monsieur de la Palisse n’aurait pas renié le deuxième argument. L’océan Indien est vide, or on est assuré d’être le plus fort quand on est seul. Certes. La France pourrait briller entre les Mascareignes, les Seychelles et la Namibie. Pour quoi faire ? Frivole ou malveillante, la proposition ne constitue pas une option stratégique.

Une stratégie digne de ce nom vise un but et pare des menaces. Celle de la France a pour objectif de demeurer une nation dont la voix porte dans le monde malgré des moyens limités. Elle doit simultanément contenir trois risques majeurs : 1. La submersion migratoire et la dislocation intérieure. 2. Le déclassement économique. 3. La menace militaire liée aux agressions russes et à l’aventurisme turc.

Permanences africaines

Le risque migratoire et ses corolaires (tensions identitaires, polarisation politique extrême, dilution du sentiment d’appartenance nationale, etc.) font peser sur la France une menace existentielle. Pour la première fois depuis les guerres de religion, l’hypothèse de sa dislocation et de sa disparition en tant qu’entité stratégique autonome est entrée dans le champ des possibles.

L’explosion démographique de l’Afrique sub-saharienne, sur fond de misère et d’insécurité, se traduira dans les années à venir par une pression migratoire accrue vers l’Europe, alors que 70 % des Français jugent qu’elle a déjà dépassé le seuil d’acceptabilité. Le moment ne pourrait être plus mal choisi pour se désengager d’une région dont le développement et la stabilité, afin d’y fixer les populations, sont des impératifs existentiels pour la France. L’enjeu n’est pas la « grandeur » mais la sécurité nationale.

Naturellement, le contexte a beaucoup évolué et les modus operandi doivent s’adapter. Les Français n’ont pas besoin d’être présents partout, ni d’agir directement, sauf cas de force majeur. Ils pourraient économiser des moyens de plus en plus contraints en concentrant leurs efforts sur quelques points-clefs, ou sur les Etats alliés[1] les plus solides, pour contribuer à stabiliser la région. Encore leur faudrait-il conserver une capacité de « coup de poing » type Serval afin de rester crédibles – en évitant naturellement de retomber dans le piège de l’enlisement que fut Barkane.

Les interventions politiques, militaires, diplomatiques ou économiques de la France en Afrique sont un game changer. Or, pour être accepté comme une puissance globale, il faut être capable d’emporter la décision localement. Le prix du renoncement de la France à ses alliances et à ses responsabilités historiques sur le continent africain serait double : une instabilité accrue dont les effets se feraient sentir jusque sur le sol national et la remise en cause de sa légitimité de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU.

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Cibler les priorités

Paris n’a pas les moyens d’un engagement tous azimuts et doit cibler ses zones d’intérêt. L’article n’évoque pas celle du Proche et Moyen-Orient. Dans le Golfe, la France occupe pourtant une position privilégiée grâce à sa base opérationnelle avancée aux Emirats arabes unis. Précieuse sur le plan militaire, elle permet de rayonner dans toute la région, jusqu’en Irak où le refus du président Chirac de se joindre à l’invasion américaine est resté dans les mémoires. Être présent dans une zone riche en ressources et en capitaux concoure par ailleurs à la prospérité nationale. La situation au Proche-Orient pourrait nécessiter un réinvestissement français au Liban dans tous les domaines.

Les limites de la France dans le Pacifique sont évidentes. Elle ne peut pas rivaliser avec les grandes puissances régionales. La Polynésie est indéfendable – même si des investissements militaires s’imposent pour y affirmer sa souveraineté ; sa meilleure défense réside dans l’intérêt des Américains et des Australiens à y voir flotter le pavillon tricolore plutôt que chinois. En revanche, la Nouvelle-Calédonie occupe une position stratégique pour la sécurité du Pacifique sud – elle a d’ailleurs joué un rôle déterminant de hub logistique pendant la Seconde Guerre mondiale. Les perspectives économiques et géopolitiques sont prometteuses. Il serait judicieux d’y déployer des moyens supplémentaires.

Enfin, last but not least, Paris doit mener une réflexion sur son rôle en Europe. L’agression russe en Ukraine et les menaces turques contre la Grèce[2]  appellent un durcissement significatif de sa posture. L’essor conventionnel de la Pologne et le réinvestissement militaire de l’Allemagne interrogent sur les moyens de maintenir une forme de parité militaire avec elles. La possible réélection de Donald Trump ouvre l’hypothèse d’un tête-à-tête périlleux entre l’Europe et la Russie. Peut-être faudra-t-il déployer demain plus de forces à l’Est et rouvrir en urgence le dossier de la Défense européenne. Pour y assurer son leadership de manière crédible, Paris devra disposer de marges de manœuvre militaires qui excluent les dépenses de puissance superflues dans des zones périphériques comme l’océan Indien.

La France ne cherche pas un showroom où étaler une illusoire « grandeur ». Elle se déploie parce qu’elle des objectifs à atteindre, des intérêts à défendre et des menaces à contrer.

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[1] Par facilité, la France s’est trop longtemps repliée sur l’Afrique francophone. Or ses intérêts en Afrique, notamment économiques, se trouvent en dehors de cette zone.

[2] Hors d’Europe, l’appui turc à l’Azerbaïdjan contre l’Arménie, historiquement proche de la France, ajoute une friction supplémentaire.

À propos de l’auteur
Raphaël Chauvancy

Raphaël Chauvancy

Officier supérieur des Troupes de marine, Raphaël Chauvancy est également chargé de cours à l’École de Guerre Économique, où il est responsable du module d’intelligence stratégique consacré aux politiques de puissance. Il est notamment l’auteur de Quand la France était la première puissance du monde et des Nouveaux visages de la guerre.
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