Prendre l’avantage dans les conflits cognitifs

18 mai 2022

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Prendre l’avantage dans les conflits cognitifs

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La guerre se joue aussi dans les conflits cognitifs, les réseaux, les perceptions. Développer des systèmes de contre-insurrection est donc essentiel pour les Etats et les armées afin de répondre aux nouveaux défis posés par cette conflictualité.

Damien Concé, docteur en droit, Almace et Dominique Szepielak, docteur en psychologie, Institut Horizons

La notion japonaise de « sen no sen » est un concept d’anticipation du combat qui désigne une attaque qui se produit alors que l’adversaire n’a pas encore développé totalement la sienne : une attaque dans l’attaque.

Cette notion peut être employée utilement pour élaborer une « contre-ingénierie sociale et psychologique », comme David Galula développa une théorie de « contre-insurrection ». En effet l’époque contemporaine connait, elle aussi, une effervescence d’affrontements hybrides qui, avec l’avènement des réseaux sociaux, a changé de nature par rapport aux années 1960.

Aujourd’hui la guerre informationnelle[1] et la « cognitive warfare[2] », font rage des sables du Mali aux plaines ukrainiennes et dans tout l’espace informationnel. Elles dépassent aussi le cadre des « concurrences, compétitions et contestations » entre puissances, pour toucher les secteurs industriels stratégiques de résilience et de souveraineté.

L’actualité récente a montré que des manœuvres d’ingénierie sociale sont à l’œuvre dans des domaines aussi variés que des cyberattaques[3] ou des actions d’associations anti-viande[4]. Il arrive même que les « combats » de groupes antagonistes utilisant des moyens similaires suscitent l’intérêt de la presse généraliste[5].

Il n’en demeure pas moins que l’essentiel des parades aux agressions informationnelles, cognitives ou d’ingénierie sociale demeurent défensives. Que les victimes sont trop souvent adeptes d’une « guerre de position » ou de la maxime que l’on prête à la reine Elizabeth II : « never explain, never complain ».

Mais ce n’est jamais une option pour un acteur économique, dans un monde numérique, où (i) « le mouvement c’est la vie » ; (ii) l’audience c’est la vérité et où (iii) laisser le terrain/marché/audience… à l’adversaire, c’est le perdre.

Dans ce cadre il serait donc intéressant de poser les principes théoriques d’une « contre-ingénierie sociale et psychologique » à partir des ressources des grands auteurs et de l’expérience. Ces principes pourraient être résumés en quelques adages.

À lire également

Xénophon, les Dix-Mille

« Tout ressemble à un clou pour qui ne possède qu’un marteau » (Abraham Maslow)

La conflictualité cognitive se nourrit des « biais » de la victime. Or la meilleure façon de détecter les faiblesses d’une organisation est d’en identifier les biais culturels, techniques, technologiques. Pour cela, réunir des compétences les plus diverses est une façon de résoudre les biais et d’imaginer des moyens offensifs déroutants pour l’adversaire.

« Le poisson pourri toujours par la tête » (Mao Ze Dong)

On peut prendre la citation de Mao dans le sens où la fin d’un corps social survient quand celui-ci n’a plus de « force morale » (Le Bon) et donc que toute guerre est d’abord culturelle (Gramsci). Donc, la première source de résistance d’une entité à une agression est à puiser dans la vitalité de son « identité ». Soit pour un secteur industriel sa « fonction sociale » soit pour une entreprise sa « culture d’entreprise ».

« Quand les types de 130 kilos disent certaines choses, ceux de 60 kilos les écoutent » (Michel Audiard)

Audiard permet d’illustrer la suite de la maxime précédente. C’est la valorisation des éléments essentiels de son identité, la croyance d’un groupe social dans sa propre mission et sa capacité à entrainer l’adhésion qui offre la meilleure protection contre les agressions. C’est le poids des convictions et la force d’attraction d’une culture (d’entreprise) qui dessine chaque sphère d’influence et détermine la solidité de son bouclier immatériel de protection.

« Si vous ne pouvez les convaincre, semez le doute dans leur esprit » (Harry Truman)

Dans les conflits d’influence, les victoires ne peuvent être ni totales ni définitives. L’objectif ne peut donc pas être de convaincre les adversaires, qu’ils soient de bonne ou de mauvaise foi, mais d’emporter l’adhésion ou la neutralité du plus grand nombre et de bénéficier du doute. Là aussi le principe de Pareto s’applique et 20% des efforts génèrent 80% des résultats. Ce qui permet de saturer l’espace de l’adversaire et de lui imposer des changements de rythme permettant d’entraver la réalisation de ses projets.

« La vie est un combat, ceux qui oublient de combattre sont vaincus et terrassés avant même de soupçonner leur défaite » (Maxime Du Camp)

Maxime Du Camp nous permet d’aborder une perception erronée qui fait que les acteurs peuvent s’imaginer « en paix » avant une agression, se contracter et lutter pendant l’agression et imaginer retrouver une paix après celle-ci.

Or dans un milieu soumis en permanence à la conflictualité cognitive, il n’y a qu’un seul état : la lutte constante fondée sur un renforcement permanent de son identité ainsi que son adaptation constante à l’évolution continue de son biotope.

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« En réalité, toutes les activités de nature sociale relèvent de la propagande » (E. Bernays)

L’efficacité des manœuvres d’influence repose sur la qualité du lien construit entre l’émetteur et le récepteur. Le Web 2.0 a révolutionné une pratique qui reposait jusqu’alors sur des réunions de sympathisant ou la simple diffusion des idées par l’usage de médias à sens unique (radio, presse. ..) en introduisant une approche plus intime, tout en ayant un potentiel de diffusion massif.

Aujourd’hui, le « marketing d’influence » ouvre de nouvelles perspectives en renforçant les liens avec le « public ».

Cependant il ne s’agit que d’un moyen de diffusion d’un message qui doit être émis de manière continue et perpétuellement adapté.

Ainsi, certaines entreprises, certains secteurs ne peuvent plus communiquer uniquement pour promouvoir leur marque ou leurs produits, ils doivent assumer leur place dans les conflits cognitifs qui s’imposent à eux. Dans ce cadre la « contre-ingénierie sociale et psychologique » ne peut que faire le pont entre les départements Éthiques et Communication des entreprises, des clusters/syndicats industriels… ce qui est encore loin d’être le cas.

Or, « si vous n’êtes pas à table, vous êtes probablement au menu » (Ann Richards)

Il est temps, pour certains secteurs stratégiques, de sortir de l’assiette.

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[1] https://information.tv5monde.com/afrique/sahel-la-france-perd-le-combat-sur-les-reseaux-sociaux-395771

[2] https://www.innovationhub-act.org/content/cognitive-warfare

[3] https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03325684/document

[4] https://www.francetvinfo.fr/animaux/bien-etre-animal/maltraitance-dans-les-abattoirs/condition-animale-la-grande-majorite-des-abattoirs-francais-ont-le-souci-du-bien-etre-animal_2231177.html

[5] https://www.lemonde.fr/actualite-medias/article/2021/12/23/sleeping-giants-contre-corsaires-bataille-autour-du-boycottage-publicitaire-de-medias-conservateurs_6107085_3236.html

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