Navalny : un empoisonnement dans la guerre de l’information

16 février 2024

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : A man holds a poster with a portrait of Alexei Navalny reading "Navalny was poisoned, we know who is to blame, Alexei you must live" during an unsanctioned protest in support of Sergei Furgal, the governor of the Khabarovsk region, in Khabarovsk, 6,100 kilometers (3,800 miles) east of Moscow, Russia, Saturday, Aug. 22, 2020. Russian dissident Alexei Navalny, who is in a coma after a suspected poisoning, has arrived in Berlin on a special flight for treatment by specialists. The politician and corruption investigator who is one of Russian President Vladimir Putin's fiercest critics was thought to be in stable condition on arrival Saturday and is to be treated in the German capital's main hospital. (AP Photo/Igor Volkov)/XAZ105/20235398218764//2008221304
Abonnement Conflits
Abonnement Conflits

Navalny : un empoisonnement dans la guerre de l’information

par

La chancelière Merkel annonçait que des examens approfondis effectués par un laboratoire de l’armée allemande sur Alexeï Navalny, hospitalisé à Berlin depuis la fin août, avaient permis de détecter les traces d’un agent neurotoxique « de type Novitchok ». Cette révélation rapproche l’affaire Navalny de l’affaire Skripal (2018), une affaire qui avait, si j’ose dire, empoisonné, en plein Russiagate, les relations russo-britanniques … Cette nouvelle affaire Navalny, en pleine relance des sanctions américaines contre le gazoduc Nordstream-2, va-t-elle empoisonner les relations russo-allemandes ? Voire, reconfigurer l’échiquier de la politique extérieure de l’UE dans la direction souhaitée par la Pologne, la Suède ou les États baltes (et naturellement par Washington), à savoir la ligne dure vis-à-vis de Moscou ? Voire, relancer un épisode, et même pourquoi pas une nouvelle saison, de la « nouvelle guerre froide » Russie-Occident ?

Une fois insérée dans les narratifs de l’infowar que se livrent les parties adverses depuis des années – le tout prospérant sur les dépouilles toujours fumantes de la guerre froide « historique », Est-Ouest – l’affaire Navalny échappe à Navalny, elle se détache de son socle russe pour devenir une affaire avant tout info-médiatique ; elle échappe à tous ses vrais protagonistes pour devenir un nouvel épisode narratif de la « grande histoire ». En d’autres termes, l’affaire se « géopolitise ». « Novitchok » : c’est comme une formule magique déjà dotée d’un effet performatif ! Il faut dire que le choix de transférer Navalny en Allemagne avait déjà bien « géopolitisé » l’affaire…

Enjeux de la guerre d’information

La « géopolitisation » des enjeux de politique intérieure dans le contexte de la guerre de l’information, en particulier dans le contexte de la « nouvelle guerre froide », est un vrai sujet, et même tout un champ d’études, un sujet d’enquêtes qui doit faire l’objet de scrupuleuses recherches de terrain. À qui profite-t-elle ? Certainement pas à l’information du public, qui se voit toujours cantonné à de fausses polémiques ou à de faux débats, sous-tendus par des réflexes toujours binaires. La « géopolitisation » des enjeux de politique intérieure dans le contexte de la « nouvelle guerre froide » – et même en général – est un sérieux obstacle à la compréhension du monde… À « Poutine tyran ! », on rétorque : « russophobie ! ». À « absence de démocratie », on réplique : « Occident décadent ». À « régime liberticide ! », on entonne : « dictature du Nouvel Ordre Mondial ! ». Et inversement. Ainsi, la boucle est bouclée, la machine bien rodée, la roue tourne, circulez !

Si Navalny est devenu « le nom de » beaucoup de choses – « principal opposant à Poutine », « agent d’influence de l’Occident », et même « agent double du FSB » ! –  il faut revenir à ce qui le définit vraiment. Navalny est un avocat moscovite qui, profitant du développement de l’internet 2.0 dans les années 2000, est devenu un lanceur d’alerte qui a développé son réseau d’informateurs dans plusieurs institutions officielles, au niveau fédéral comme dans certaines régions. Depuis presque deux décennies, il mène des enquêtes sur la corruption des fonctionnaires et des hauts responsables russes. Sa méthode favorite consiste à documenter et à révéler l’enrichissement spectaculaire et colossal – en tous les cas disproportionné, eu égard à leurs revenus déclarés – de certains hauts personnages de l’État, avec à l’appui des photos de documents officiels et, surtout, de propriétés dont le luxe tapageur n’a rien à envier aux biens immobiliers des oligarques à travers la planète. La plus grande réussite de la « Fondation de lutte contre la corruption » qu’il a fondée et qu’il dirige est sans doute d’avoir dévoilé, en 2017, la très grande fortune de l’ancien président et Premier ministre Medvedev dans une enquête retentissante[1].

Des révélations qui provoquent l’hostilité du pouvoir

Naturellement, ce type de révélations lui vaut l’hostilité du pouvoir, qui multiplie, depuis 2017, les entraves judiciaires à ses activités. Naturellement, ses activités attisent l’inimitié – euphémisme – de hauts fonctionnaires et responsables visés par ses enquêtes et qui « arment » des officines pour bloquer son activité – nouvel euphémisme. Nul doute qu’une telle officine est à la manœuvre dans ce dernier épisode d’empoisonnement. Or, les officines de ce type pullulent, en raison de la configuration très post-soviétique du secteur de la sécurité en Russie, caractérisée par l’imbrication des « services » (et de ses réseaux d’anciens) et des innombrables entreprises de sécurité privée, cette « toile d’araignée » s’étant constituée pendant les privatisations des années 1990[2]. Comme le dit le philosophe Boris Mejouïev, il ne faut pas oublier qu’en Russie, les kshatriyas[3] sont aussi des businessmen… et que leurs officines, plus ou moins bien contrôlées, n’ont pas tant pour but de défendre la souveraineté de la Russie (objectif patriotique toujours invoqué, conforme au « politiquement correct » du poutinisme) que de protéger les intérêts privés des grands barons, et accessoirement d’obliger le plus grand nombre de hauts responsables possibles, fût-ce en les soumettant à des kompromaty dans d’interminables et inextricables batailles…

A lire aussi : La Russie et les Balkans : du panslavisme à la diplomatie énergétique ?

Si Navalny a joué un rôle politique en Russie, ce n’est pas tant comme « opposant », ou comme « candidat libéral » à la mairie de Moscou – il faut ici rappeler au passage qu’il avait alors bénéficié du soutien de députés du parti Russie unie pour pouvoir se présenter… – mais comme grain de sable susceptible de gripper la machine et, surtout, révélateur de la nature du pouvoir en Russie. Avec quelques autres, il a fait en sorte que le poutinisme soit désormais, et pour toujours, inséparable des conditions de sa production, pour parler le langage marxiste, c’est-à-dire qu’il n’y a plus personne aujourd’hui, en Russie, qui ne soutienne Poutine – et ses soutiens sont encore nombreux aujourd’hui – en ignorant que le régime Poutine, c’est aussi le règne d’une oligarchie d’État (à laquelle s’adjoint une oligarchie « privée » protégée par l’État), une oligarchie qui bénéficie d’une grande impunité et qui couvre certaines pratiques de corruption, à tous les niveaux de l’échelle. Il faut donc bien comprendre que c’est malgré cela (et en dépit de cela) que l’on soutient Poutine, et certainement pas en l’ignorant… Voilà qui permet, il me semble, de mieux comprendre la nature très particulière du « contrat social poutinien ».

Navalny est le révélateur du régime russe

Ainsi donc, Navalny n’est pas un xième opposant, à classer parmi « les dissidents », ou encore parmi les autres lanceurs d’alerte – beaucoup de journalistes – qui, jugés dangereux, ont été, pour certains, éliminés par une officine ou une autre. La force de Navalny n’est pas d’être un opposant parmi d’autres, un « libéral » ou un « nationaliste », ou toute autre étiquette politique – car il n’est pas un homme politique – mais d’être le révélateur d’un aspect essentiel de la nature du régime politique russe. Et un révélateur, en quelque sorte, indélébile. Et cet aspect essentiel, ce n’est pas « la tyrannie de Poutine », « l’absence de démocratie » ou bien encore « l’absence de libertés » – autant de traits éminemment discutables, et donc susceptibles d’être l’objet de polémiques par définition interminables, du régime – mais bien son caractère oligarchique, caractérisé à la fois par une centralisation et par une imbrication étroite et inextricable des réseaux du pouvoir politique, administratif, économique et médiatique, une oligarchie que Poutine préside sans la diriger, ni la contrôler d’ailleurs tout à fait, et que sa personne politique, jusqu’ici assez inusable, permet de légitimer aux yeux de l’opinion publique. C’est pourquoi cette architecture, fragile, ne peut se passer de lui. C’est pourquoi, à moins de se trouver un successeur – ce qui relève de l’exploit, pour ne pas dire de la science-fiction ! – il lui faudra boire le calice jusqu’à la lie… c’est-à-dire, après les réformes constitutionnelles votées au printemps, jusqu’à 2036, jusqu’à ses… 84 ans !…

A lire aussi : L’Union peut-elle renouer avec la Russie ?

Navalny démontre la nature oligarchique du pouvoir : celui de Poutine et le nôtre

Et c’est là, précisément, que le bât blesse. Dépeindre Navalny en dissident dénature le sens de son action et occulte son vrai « message politique », s’il en est un : il est de notre devoir de prendre conscience de la nature oligarchique du pouvoir qui nous dirige. Et ce message, précisément, est aujourd’hui un message universel. Ce n’est pas un message des « démocraties » contre les « régimes autoritaires », du « monde libre » contre les « dictatures ». C’est un message qui concerne tout autant les démocraties installées que tous les autres types de régimes… Dans tous les pays du monde, la structure oligarchique du pouvoir détruit les classes moyennes, là où elles existaient ; elle produit à un rythme accéléré des inégalités sociales grandissantes, provoquant une « re-féodalisation » du monde, pour reprendre les termes du géographe américain Joel Kotkin[4]. Le caractère oligarchique du pouvoir, c’est l’enjeu majeur de notre temps. Alors l’imbrication des pouvoirs publics et privés, la concentration des pouvoirs politique, économique et médiatique, le « double jeu » des hauts fonctionnaires d’État – un pied dans le public un pied dans le privé… Rings a bell ?… Non ? C’est une spécificité russe ?… C’est que vous n’avez lu ni Laurent Mauduit[5], ni Vincent Jauvert[6]… La France, me direz-vous, c’est plus feutré, plus « civilisé », plus huilé par des siècles de traditions et d’usages formels, c’est moins brutal, moins mortel aussi. Certes… Mais à tout bien considérer, objectivement, il y a quand même beaucoup trop de points communs pour ne pas les voir… ou plutôt pour les occulter en faisant à tout prix de « la Russie de Poutine » un « Autre » dont l’essence même nous obligerait à lui mener un combat pour défendre « nos valeurs ».

Et si Navalny n’était pas ce grand héraut de la liberté, de la démocratie et des droits de l’homme fantasmé par toutes les gazettes occidentales ? Je ne le vois pas accepter de devenir un Khodorkovski, encore moins un Kasparov, éternels opposants en exil, dont la voix ne porte plus guère que dans certaines salles de rédaction… Si Navalny n’était, au fond, qu’un homme ordinaire – ce qui n’est pas la moindre des qualités – devenu précisément ès-qualité ingérable pour quiconque en Russie ? Si une officine moscovite a voulu sa mort, elle aura raté son coup, mais elle aura tout de même réussi à provoquer son exil. Un exil qui empoisonnera, un temps, les relations internationales, mais un exil qui va aussi durablement écarter Navalny de son terrain d’action. Or, on ne peut pas combattre la corruption de l’extérieur. Encore moins quand on est enrôlé dans une guerre de l’information qui vous défigure.

Notes

[1] Voir le film On vam ne Dimon [Ce n’est pas votre « petit Dimitri »] : https://www.youtube.com/watch?v=qrwlk7_GF9g

[2] Voir Vadim Volkov, « Who is strong when the state is weak : violent entrepreneurship in Post-Communist Russia », https://web.stanford.edu/group/Russia20/volumepdf/Volkov.pdf

[3] Mot sanskrit désignant, en Inde, la « classe » noble dans le système des castes, les kshatriyas occupent la seconde place dans la hiérarchie (après les brahmanes) et détiennent en principe le monopole du pouvoir politique et militaire. L’auteur emploie ici ce terme de manière ironique pour désigner les hauts responsables issus des structures de force en Russie, qui se présentent volontiers comme les vrais et seuls garants de la sécurité et de la pérennité de l’Etat, de son indépendance et de sa souveraineté.

[4] Joel Kotkin, The Coming of Neo-Feudalism: A Warning to the Global Middle Class, 2020.

[5] Laurent Mauduit, La Caste. Enquête sur cette haute fonction publique qui a pris le pouvoir, La Découverte, 2018. Voir aussi, du même auteur, Main basse sur l’information, Don Quichotte, 2016 et Prédations. Histoire des privatisations des biens publics, La Découverte, 2020.

[6] Vincent Jauvert, Les Intouchables d’État. Bienvenue en Macronie, Robert Laffont, 2018. Voir aussi Les Voraces. Les élites et l’argent sous Macron, Robert Laffont, 2020.

À propos de l’auteur
Jean-Robert Raviot

Jean-Robert Raviot

Docteur en sciences politiques. Professeur de civilisation russe contemporaine à l'université Paris-Nanterre.
La Lettre Conflits
3 fois par semaine

La newsletter de Conflits

Voir aussi

Pin It on Pinterest