Depuis plusieurs années, l’Union européenne met en place des sanctions économiques. Si les intentions peuvent être bonnes, leur application sans distinction des personnes crée des injustices et des atteintes à l’État de droit
Mettre la Russie à genoux en visant son économie. Tel était l’objectif des sanctions économiques mises en place par l’Union européenne après l’invasion de l’Ukraine par Moscou. Si les intentions pouvaient être bonnes : faire plier la Russie, mettre un terme à la guerre et faire triompher le droit sur la force, la mise en place concrète de ces sanctions a créé des systèmes d’injustice, notamment par des applications contre des personnes sans lien direct avec Vladimir Poutine et son système politique. Ce faisant, l’Union européenne quitte le domaine de l’État de droit, qu’elle dit pourtant protéger et défendre. Ce qui donne des arguments à ses opposants, au premier rang duquel se trouvent la Russie et ses relais.
Des sanctions tous azimuts et sans distinction
Après l’invasion de l’Ukraine, l’UE a réagi vite et fort. En moins de trois semaines, ce sont ainsi plus de 1 400 personnes qui ont été sanctionnées. L’objectif était de contraindre la Russie à stopper sa guerre, en bloquant son économie et en faisant pression sur des proches de Poutine. Les sanctions sont donc de deux types : sectorielles et personnelles.
Sectorielles : il s’agit de bloquer certains secteurs de l’économie russe afin de provoquer un effondrement économique.
Vente de pétrole et de gaz, attaques des chaînes d’approvisionnement pour bloquer l’industrie de guerre, c’est tout un volet de sanctions qui est adopté. En les mettant en place, l’UE sait qu’elle pénalise ses propres entreprises. Mais l’idée sous-jacente est qu’en se tirant une balle dans le pied, la Russie aura plus mal qu’elle et que Moscou cédera en premier. Dès 2022, nous avions expliqué pourquoi ces sanctions sectorielles seraient inefficaces. Il en a toujours été ainsi dans l’histoire économique et la Russie de 2022 n’a pas échappé à la règle. Les sanctions sectorielles ont été contournées (flotte fantôme pour la vente de pétrole, passage par la Turquie, achats de composants par l’Arménie et l’Iran, etc.) N’en déplaise à ses partisans, les sanctions sectorielles ont pénalisé certaines entreprises européennes, et dans le lot de nombreuses entreprises françaises, mais elles n’ont pas porté atteinte à l’économie russe qui, plus de trois ans après, continue à produire massivement des armes et à trouver des fournisseurs extérieurs. La rhétorique a d’ailleurs changé : nous sommes ainsi passé de « mettre la Russie à genoux » à « les sanctions sont un poison lent ». Pas sûr que les Ukrainiens approuvent la lenteur de ce poison, pour l’instant peu efficace.
Personnelles : il s’agit, essentiellement, du fameux « gel des avoirs russes » qui a fait les gros titres de la presse dans les semaines qui ont suivi l’invasion. Il y a un certain angélisme à penser que bloquer des yachts dans le port de Saint-Tropez conduira Poutine à retirer ses troupes du Donbass et de Crimée. Au vu de la situation actuelle, où la Russie contrôle toujours plus de 20% du territoire ukrainien, on peut juger de l’inefficacité de ces sanctions.
En principe, ces sanctions ne sont censées viser que les personnes qui sont des acteurs du conflit ou leurs soutiens. De manière inédite, l’UE s’est arrogé le droit de sanctionner des personnes sans lien avec le Kremlin ou sa guerre. C’est notamment le cas d’un grand nombre d’hommes d’affaires, dont la relative importance, peu importe leur secteur d’activité, suffit à en faire des cibles, l’UE allant jusqu’à sanctionner les membres de leur famille.
Ce fut le cas du pilote de F1 Nikita Mazepin. L’UE lui reprochait des « liens économiques » avec son père, lui accusé d’être proche du pouvoir russe, aux motifs qu’une entreprise de ce dernier sponsorisait l’écurie Haas dont le fils portait les couleurs. Or Nikita Mazepin n’était plus pilote de Haas au moment où l’UE l’a sanctionné. Finalement, après plus de deux années de procédure, le Tribunal de l’UE a annulé en mars 2024 les sanctions le concernant en estimant que les mesures punitives à son encontre n’étaient pas justifiées.
Autre cas emblématique, celui de la gynécologue Gulbakor Ismailova, vivant à Tachkent et retiré des affaires depuis dix ans, qui se trouve être la sœur du milliardaire Alisher Ousmanov. Elle aussi s’est retrouvée dans la liste des personnes sanctionnées, avant d’en être sorties en mars 2025.
Ces différents cas illustrent une dérive de l’UE, qui a sanctionné des personnes en raison de leurs liens familiaux, créant ainsi une responsabilité de clan et de liens du sang. Ce qui va aussi à l’encontre des principes du droit international selon lesquels « aucune peine collective, pécuniaire ou autre, ne pourra être édictée contre les populations à raison de faits individuels dont elles ne pourraient être considérées comme solidairement responsables[1] ».
Un système de sanctions qui va à l’encontre des valeurs de l’UE
L’article 215 (2) du Traité sur le fonctionnement de l’UE permet l’adoption « de mesures restrictives à l’encontre de personnes physiques ou morales, de groupes ou d’entités non étatiques ». Sur le fondement de ce texte vague, le Conseil définit des catégories de personnes et suspend tout ou partie de leurs droits et libertés, sans contrôle préalable et presque aucun contrôle postérieur. La lettre du texte ne prévoit aucune limite : ni sur les catégories de personnes visées ni sur les droits et libertés suspendus. Le texte exige seulement que la décision du Conseil corresponde à un objectif de la politique extérieure de l’UE, que le Conseil définit seul, sans aucune forme de contrôle.
C’est par exemple ce qui est arrivé à Alisher Ousmanov, citoyen russo-ouzbek retiré des affaires et stigmatisé comme « oligarque russe, réputé proche de Vladimir Poutine », alors que sa fortune n’est aucunement liée aux privatisations des années 1990. Alisher Ousmanov a ainsi gagné son procès contre Forbes, qui l’avait notamment qualifié d’« homme de paille de Poutine », tandis que le journal autrichien Kurier a été interdit de déclarer que Vladimir Poutine l’appelait son « oligarque préféré ». Si le Conseil de l’UE a reconnu l’inexactitude du terme « oligarque » en ce qui le concerne et l’a remplacé par « homme d’affaires » dans son raisonnement mis à jour sur les sanctions à son encontre[2], Alisher Ousmanov reste sanctionné et l’article de Forbes continue d’être le socle de la motivation du Conseil de l’UE.
Un justiciable sans justice
Autre problème posé par ces sanctions, les difficultés de recours du justiciable. Les sanctions ne sont pas censées être perpétuelles, elles sont donc revues tous les six mois par les États membres. Mais, en cas de recours, ce sont les sanctions précédentes qui sont analysées. Compte tenu du temps nécessaire à l’étude d’un recours, des sanctions prises en 2022 peuvent être abrogées en 2024, mais, au moment de la validation du recours, le justiciable restera sous le coup des sanctions qui ont entre-temps été prises à son encontre, dans le cadre du renouvellement, en 2023 et 2024. Il devra donc renouveler la procédure contre ces sanctions-là, partant dans une course contre la montre où il sera toujours en retard.
Autre problème, l’anonymat de la machine judiciaire de l’UE. Les lettres de recours sont reçues par des personnes anonymes, qui doivent les faire valider par des comités au fonctionnement opaque ce qui, là aussi, pose un problème quant au fonctionnement du système judiciaire. In fine toutefois, la décision prise par les 27 États membres de maintenir ou non une personne sous sanctions est purement politique. Rien ne les lie. Le cas de Petr Aven est à cet égard exemplaire. Sanctionné en 2022 pour de prétendus liens avec le régime russe, il est l’un des rares hommes d’affaires à avoir gagné devant le Tribunal de l’UE qui a jugé, après deux années de procédure, que la totalité des accusations portées contre lui étaient fausses. Cette décision a été privée d’effets par le Conseil de l’UE qui l’a resanctionné en raison d’une participation minoritaires dans une banque. Petr Aven s’est séparé de cette participation en 2024 au profit d’une personne approuvée par les autorités européennes compétentes. Mais alors que son retrait était approuvé par la majorité des États membres en mars 2025, la Lettonie a bloqué la décision finale pour des raisons de politique interne, étrangère au conflit ukrainien. Résultat : le Conseil de l’UE l’a resanctionné aux motifs qu’en mettant un terme à son implication dans l’économie russe, Petr Aven aurait « frustré » les sanctions qui le visent.
Ces sanctions apparaissent ainsi comme l’expression d’une volonté politique qui fait fi du droit et contraint le pouvoir judiciaire. Or, l’État de droit repose sur la distinction entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir politique, et la capacité du premier à limiter le second en faisant primer le droit. À l’inverse, quand le politique se mêle de justice et neutralise la justice, on entre dans un système politique autre, qui est l’inverse du système libéral promu par l’Europe et que celle-ci défend notamment contre le régime autocratique russe. L’injustice des sanctions collectives pose donc un problème moral contre les personnes injustement concernées, mais pose aussi un problème de philosophie politique qui touche aux racines même de notre système politique.
Après plus de trois ans de sanctions, il est légitime de se poser la question de l’utilité de celles-ci et, le cas échéant, de les poursuivre ou de revoir le mode opératoire. Or l’étude même de l’efficacité des sanctions est impossible et le débat n’est pas autorisé ; ce qui là aussi va à l’encontre des principes de la philosophie libérale. Me Aaron Bass a ainsi demandé à l’UE de lui fournir des documents évaluant l’efficacité des sanctions individuelles. Le Conseil de l’UE, la Commission européenne et le Parlement européen ont tous été dans l’incapacité de lui présenter de tels documents qui, apparemment, n’existent pas. Un manque d’évaluation des politiques publiques et un manque de contre-pouvoir qui ne va pas sans inquiétude.
Comment établir des recours ?
Cette opacité et ces entraves à l’État de droit fournissent des armes aux opposants des Européens et de leur système libéral. Il est ainsi facile pour la Russie et ses alliés de fustiger l’opacité de l’UE, son injustice et son non-respect des principes qu’elle défend.
Tout l’enjeu pour l’Union européenne est donc là : combattre la Russie sans sombrer dans l’injustice, soutenir des principes éthiques tout en se les appliquant et ne pas céder le flanc à la critique en étant elle-même une forteresse imprenable.
[1] Source : https://ihl-databases.icrc.org/fr/ihl-treaties/gciv-1949/article-33/commentary/1958
[2] Source : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:02014R0269-20250515