Qu’est-ce que l’histoire ? Entretien avec Ambroise Tournyol du Clos

27 février 2023

Temps de lecture : 8 minutes
Photo : 1814, campagne de France, toile d'Ernest Meissonier : la retraite après la bataille de Laon. Napoléon et son état-major derrière lui. Crédit : Par Ernest Meissonier, Wikimédia commons
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Qu’est-ce que l’histoire ? Entretien avec Ambroise Tournyol du Clos

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Le passé est essentiel pour comprendre le présent. En plus de rappeler les épopées de nos plus grands héros, l’histoire participe à la construction de notre identité culturelle, politique et spirituelle. Alors que l’histoire suscite un nouvel engouement, la tentation de lui donner un sens est grandissante. Dans un tourbillon de manipulation et d’idolâtrie, comment l’historien doit-il enseigner aux générations à venir la vraie vocation de l’histoire ? 

Ambroise Tournyol du Clos est professeur d’Histoire-géographie au Lycée Claude Lebois de Saint-Chamond, dans la Loire. Il vient de publier Rien n’échappe à l’histoire. Dans l’atelier des historiens, Salvator, 2023.

Propos recueillis par Jean-Baptiste Noé.

Quelle est pour vous la définition de l’histoire ? Une enquête, un récit, une présentation du passé ? 

L’histoire est d’abord une enquête : l’effort de collecte et d’interprétation des traces laissées par les hommes. « L’historien ressemble à l’ogre de la légende. Là où il sent la chair humaine, il sait que là est son gibier », écrit Marc Bloch dans son Apologie pour l’histoire (1949). Pour autant, les sources ne se suffisent pas à elles-mêmes. Elles peuvent nous égarer et, même quand elles sont bavardes, nous jeter sur de mauvaises pistes. Une fois les preuves vérifiées dans leur cohérence interne et confrontées à leur contexte, encore faut-il les mettre en ordre et reconstituer l’édifice politique, économique, culturel et social qui nous est parvenu déconstruit, en miettes. L’historien a alors terriblement besoin de mots : c’est la part du récit qui, bien davantage qu’un ornement, permet de proposer un scénario historique et partant, de rendre raison de l’histoire qui s’apparente souvent à un puzzle (François-Xavier Fauvelle). Tendue vers un souci constant d’objectivité, l’étude du passé reste cependant toujours en dialogue avec le temps présent : à travers le regard et les mots de l’historien, ce sont nos passions contemporaines qui s’expriment et qui s’alimentent en retour des reliefs exhumés par l’histoire. 

Comment l’historien doit-il articuler histoire et mémoire ? 

Cette question n’a jamais été aussi actuelle. La proximité temporelle et l’intensité des grandes tragédies du XXe siècle ont conduit à une surreprésentation des enjeux mémoriels face à l’histoire. Paradoxalement, alors que la mémoire disparaît peu à peu de notre expérience quotidienne du monde, qu’elle est dévalorisée par la course effrénée au progrès technologique dans laquelle nous sommes plongés, elle est surreprésentée dans le champ politique et idéologique. 

Appuyée sur la logique des droits de l’homme, la figure de la victime a ainsi été sacralisée par l’opinion publique, au point d’aboutir à une concurrence victimaire inédite. Ce processus à la fois moral, législatif et affectif entrave le travail des historiens. Qu’on pense à la réception polémique par les associations anti-racistes des Traites négrières du brillant historien Olivier Pétré-Grenouilleau en 2004 ! Conduite par René Rémond, la communauté historienne, menacée dans son indépendance, s’est alors serré les coudes à travers la pétition « Liberté pour l’histoire » (2005) qui rappelait la nécessité de ne pas indexer le travail historique aux enjeux mémoriels et politiques du moment. 

La mémoire est certes un objet historique stimulant : elle est l’une des manières les plus profondes par lesquelles les sociétés élaborent leur identité et la transmettent aux générations futures. On sait ainsi combien la figure Jeanne d’Arc connut de métamorphoses suivant l’engagement politique de ceux qui l’invoquaient : allégorie de la Nation pour la droite nationaliste, de la République pour la gauche républicaine, prise en tenaille dans la querelle des « deux France », qui se développa entre la défaite de 1870 et la Première Guerre mondiale, la Pucelle d’Orléans fut et reste l’un de ces lieux de mémoire où le travail des historiens est sans cesse confronté à la tentation de récupération politique1. Plutôt que d’engager le match sur chaque thème débattu et de réduire chaque époque à un bilan comptable (avantages/inconvénients), ne peut-on pas plutôt tenter la grande et profonde aventure de la compréhension historique, avec ses infinies nuances ?

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Vous traitez abondamment du « sens de l’histoire » et des sens politiques que l’on donne à cette expression. L’histoire est-elle circulaire ou vectorielle ? Et s’il n’y a pas de sens de l’histoire, celle-ci peut-elle être, malgré tout, maîtresse de vie ? 

Le sens de l’histoire est une des questions brûlantes qui se posent à notre discipline. Longtemps, la réponse allait de soi. Pour les historiens grecs et latins, l’histoire était, selon la formule consacrée de Cicéron, « maîtresse de vie ». Garante du lien de transmission entre les générations, elle avait d’abord pour fonction morale de dresser le tableau des vices et des vertus, propre à l’édification et à la mise en garde du cœur humain. 

Le christianisme y ajouta, au Moyen-Âge et à l’époque moderne, une fonction providentielle. Précepteur du Dauphin à la fin du XVIIe siècle, le Discours sur l’histoire universelle de Bossuet représenta un modèle du genre. La révolution métaphysique du siècle des Lumières mit Dieu à la retraite, pour reprendre les mots de Didier Le Fur. L’histoire devenait désormais à elle-même sa propre providence à travers l’élan irrésistible du progrès matériel, identifié à un progrès moral (Condorcet). La Raison (Hegel) et la Science (Comte) pouvaient désormais être célébrées comme les moteurs de l’histoire. 

Puis vinrent les catastrophes du XXe siècle, les totalitarismes communistes et nazis, les deux guerres mondiales, les génocides arménien et juif, l’apocalypse nucléaire d’Hiroshima et Nagasaki, qui toutes venaient battre en brèche la jeune et naïve foi dans l’Histoire. Le sens de l’histoire n’avait plus lieu d’être même si le prestige culturel du marxisme contribua à prolonger jusqu’en 1991 cette illusion d’optique. 

Aujourd’hui, les grands récits eschatologiques et téléologiques se sont effondrés. La crise écologique ajoute encore sa part au désarroi, voire au sentiment d’absurdité de l’histoire. Pourtant, le progrès technologique continue de susciter des espérances quasi-religieuses : le transhumanisme est, d’une certaine manière, un nouveau récit, une nouvelle proposition du sens de l’histoire, sans doute une nouvelle illusion. Face au risque de désertion de l’histoire, produit par l’angoisse écologique ou au mensonge d’un salut par la technologie, le réalisme chrétien nous invite à regarder le passé avec confiance, pour en tirer des leçons propres à féconder le temps présent et à préparer l’avenir. 

L’histoire s’intéresse au passé, mais elle est toujours écrite avec le regard du présent, avec le poids de ses problématiques et de ses interrogations. Comment éviter que l’écriture de l’histoire soit un jugement moral permanent sur le passé ? 

Il est vrai que nous souffrons aujourd’hui d’une surenchère morale dans l’usage de l’histoire, comme si nous y cherchions une forme de catharsis à même d’exorciser nos craintes, de laver notre sentiment de culpabilité et d’exalter notre schéma de valeurs contemporain.  Nous avons appris à traquer les injustices, les incohérences, les dominations de toutes sortes et notre exploration du passé ressemble ainsi trop souvent à un vaste procès où les ombres du passé sont condamnées à un verdict accablant. 

Cette déformation du regard nous permet sans doute d’oublier les mensonges et les drames de notre époque. Elle prend le risque, en tout cas, de nous priver de l’intelligence historique profonde et nuancée des époques étudiées. Si l’histoire n’est pas un tribunal, c’est qu’elle appelle, au lieu du jugement, un effort infini de compréhension et, pour ainsi dire, une désappropriation. 

Juger les hommes du passé, c’est, d’une certaine manière, se les approprier. Le passé ne nous appartient pas. Et si l’on peut reconnaître la valeur des légendes familiales, tissées autour de généalogies fabuleuses, qui font d’untel l’arrière-petit-fils de saint Louis, et d’un autre l’héritier de Geronimo, on peut redouter la tentation d’agiter les hommes du passé comme de vulgaires marionnettes au service de nos intérêts contemporains. 

La compréhension historique est source d’une double émancipation : en même temps qu’elle libère les hommes du passé de nos habiles projections, elle nous incite à une franche et joyeuse sortie de nous-mêmes. Cet exercice de dépaysement est source de solides récompenses, comme en témoigne, non sans émotion, Patrick Boucheron, à la fin de son ouvrage consacré à Ambroise de Milan : « Ce n’est rien d’autre que cela l’histoire, cette capacité de mettre un nom sur les choses, pour retenir le temps et le ramener en son lieu. Deux mots simplement. Milano. Ambrogio.2 »

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Les débats sur l’enseignement de l’histoire, notamment à l’école et au collège, sont récurrents. En tant que professeur d’histoire, comment analysez-vous ce débat ? Entre récit national et vérité historique, entre chronologies et thématiques, comment peut-on enseigner l’histoire ? 

Ces débats n’ont rien perdu de leur actualité. 

La chronologie, pourtant fondamentale à l’intelligence historique, est encore trop souvent maltraitée au profit d’approches thématiques jugées plus ludiques. C’est une erreur magistrale et nos élèves en sont les premières victimes. Eux-mêmes, quand ils le peuvent, réclament la chronologie comme un indispensable repère. 

Il ne s’agit certes pas de les noyer de dates, mais de rendre à la succession des dates leur cohérence propre, sans excès et sans négligence. Comme l’a bien établi Antoine Prost, l’historien a pour fonction de ranger les événements dans l’ordre, quand il le peut, et de déterminer, sur le modèle du bon cuisinier de Platon découpant les poulets kt’artha, les ruptures historiques pertinentes. 

Quant au récit national, il est de bon ton de le considérer avec mépris. Il n’est pourtant pas question de verser dans l’exaltation nationaliste, mais de rendre vivante l’histoire de France et de susciter à travers elle un sentiment d’appartenance chez nos élèves. Est-ce si coupable et comment pouvons-nous prétendre en priver nos élèves, dans le contexte de désintégration sociale et culturelle qui est aujourd’hui le nôtre ? 

De quoi souffre aujourd’hui l’enseignement de l’histoire ? D’abord d’un considérable aplatissement du sens lié à la baisse de la culture et de la curiosité historiques au sein du monde enseignant. Combien d’instituteurs avouent ainsi n’avoir aucun goût particulier pour cette discipline, qui fut longtemps l’une des reines de l’instruction scolaire ? Ensuite, et la faute en incombe davantage aux concepteurs des programmes, l’histoire scolaire a largement participé à la disparition des hommes sous les structures politiques, économiques et culturelles. Revenus d’une histoire héroïque type IIIe République, nous forçons le balancier en un sens opposé qui fait perdre à nos élèves la saveur profonde de notre discipline. 

Mes élèves de Première écarquillent les yeux quand je leur parle de Charlemagne, Louis IX, Henri IV. Ils n’en savent rien, ou des poussières. Et que dire des seconds couteaux comme Suger, Jacques Cœur, Sully et Vauban ? 

L’enseignement de l’histoire souffre aussi du réflexe apparemment scientifique de la multiplication des documents. En réalité, ils sont rarement l’occasion d’une réflexion historique approfondie. Bien plutôt, ils nous dédouanent du cours magistral et des connaissances qu’il suppose, offrent l’illusion d’une participation active de l’élève dans la construction du savoir historique, et nous permettent de valider en bons administrateurs de la pédagogie moderne des compétences mal acquises. Il n’est pas difficile de comprendre combien ils éteignent chez nos élèves le goût de l’histoire comme un récit clair et bien scandé. Enfin, l’histoire scolaire pâtit jour après jour du divertissement numérique auquel se livrent de plus en plus de collègues, qui n’ont pas pris suffisamment conscience du désastre de l’école numérique pour l’attention et pour la réflexion.

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Vous dites que l’histoire est la recherche de la vérité (« aletheia »), mais la vérité peut être multiple et soumise à de nombreuses interprétations. On le voit souvent en histoire : les controverses scientifiques sont vastes et souvent animées. La recherche de la vérité n’est-elle pas une utopie inaccessible voire une illusion ? 

L’histoire est un artisanat rigoureux, exigeant, mais modeste et provisoire. La véracité des faits peut toujours être démentie. Tout bon historien en a conscience. Parfois même il est impossible de trancher face à l’incertitude des sources. L’excellent ouvrage de Bruno Dumézil sur le baptême de Clovis en est un exemple éloquent : le point d’interrogation demeure sur la date et le sens exact de ce geste inaugural pour l’histoire de France, à mi-chemin entre la conversion sincère et le calcul politique. La communauté historienne est là pour mener le débat ou la controverse le plus honnêtement possible. 

Pourtant, si les vérités historiques sont relatives, le désir de vérité qui anime l’historien doit toujours être solide et constant. C’est une tension certes, mais dont l’asymptote se rapproche toujours autant que possible d’un point fixe qui la dépasse. Refuser de mentir devrait constituer la première loi des historiens. La seconde, comme l’a écrit le pape Léon XIII dans une lettre consacrée à l’écriture de l’histoire en 1880, est de « dire vrai ». Cette règle n’est pas propre à l’histoire, elle ne relève pas de l’utopie ou de l’illusion ; elle anime toutes les disciplines qui ont quelque chose à dire de l’homme et de sa condition. 

1 Cf. Gerd KRUMEICH, Jeanne d’Arc à travers l’histoire, Belin, Paris, 2017. 

2 Patrick BOUCHERON, La trace et l’aura, op.cit., p. 370.

 

À propos de l’auteur
Ambroise Tournyol du Clos

Ambroise Tournyol du Clos

Agrégé d’histoire, Ambroise Tournyol du Clos est professeur au lycée Claude Lebois de Saint-Chamond.
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