<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Rassembler sans s’allier. L’évolution des exercices conjoints dans la diplomatie navale de l’Inde en Indopacifique

23 mars 2023

Temps de lecture : 5 minutes
Photo : La frégate INS Betwa et le porte-avions INS Viraat à Bombay. Crédit : Wikimedia Commons
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Rassembler sans s’allier. L’évolution des exercices conjoints dans la diplomatie navale de l’Inde en Indopacifique

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L’idée d’une vision élargie de l’espace asiatique infuse dans la politique étrangère indienne depuis plus de deux décennies. Préfiguré à la fin des années 1990 sous le gouvernement Vajpayee, le concept de « voisinage étendu » (extended neighbourhood) désignait un vaste ensemble « du golfe d’Ormuz au détroit de Malacca et de l’Asie occidentale et centrale à l’Asie du Sud-Est et de l’Est 1», et a continué à résonner dans les milieux politiques et stratégiques indiens à partir de 2004 sous l’impulsion de Manmohan Singh. 

Reprenant une conception extensive de la région, la diffusion progressive du concept d’Indopacifique dans les éléments de langage indiens a opéré un double changement dans le référentiel stratégique de New Delhi. Sous l’effet notamment de l’influence grandissante de la Chine dans la région, elle marque le réinvestissement indien dans l’océan éponyme, en des termes non seulement sécuritaires et militaires, mais également maritimes. Cette reconceptualisation en faveur de l’Indopacifique s’illustre particulièrement par la multiplication de doctrines et d’initiatives politiques visant à faire de l’Inde un acteur maritime majeur dans la région de l’océan Indien et un « net security provider ». 

La publication en 2015 d’une nouvelle stratégie de sécurité maritime, baptisée Ensuring Secure Seas a talonné le lancement la même année de l’initiative SAGAR (Security and Growth for All in the Region, « océan » en hindi). L’Indo-Pacific Ocean Initiative (IPOI), présentée en novembre 2019, est quant à elle devenue l’un des outils privilégiés pour développer des mécanismes de coopération régionale dans le domaine maritime. En effet, cet effort de conceptualisation s’accompagne d’une diplomatie navale active d’une rive à l’autre des océans Indien et Pacifique. 

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Dans ce contexte, l’organisation d’exercices navals conjoints connaît un essor particulier. Alors que les forces armées indiennes n’organisaient d’exercices militaires qu’avec 12 pays entre 2000 et 20032, la marine indienne réalisait à elle seule entre 2018 et 2021 pas moins de 63 exercices avec un total de 20 pays de la région3. L’évolution du rôle des exercices navals conjoints dans le dispositif d’influence régionale de l’Inde dans le contexte indopacifique, s’il témoigne de l’ambition régionale de New Delhi en matière de sécurité maritime, reflète surtout une reconfiguration de l’approche et des pratiques indiennes en matière de coopération de sécurité et de défense.

Le contexte de la guerre froide

Au sortir de la domination britannique, la posture non alignée de l’Inde dans le contexte de la guerre froide s’est accompagnée d’une réticence manifeste vis-à-vis de la coopération militaire. Marquée par le soutien d’Indira Gandhi à l’idée de « l’océan Indien comme zone de paix » et en opposition à la présence militaire des grandes puissances dans la région, cette attitude s’est traduite dans le domaine naval par un refus systématique, à quelques exceptions près, d’interagir avec les marines étrangères dans le cadre d’exercices conjoints. Sur le plan multilatéral, l’Inde affichait alors un scepticisme équivalent à l’égard des initiatives américaines de sécurité collective en Asie (SEATO, pacte de Bagdad), comme vis-à-vis des propositions soviétiques de Brejnev en 1969 puis de Gorbatchev à la fin des années 1980. 

Ce n’est qu’à partir des années 1990, avec la fin de la guerre froide et la disparition de son principal partenaire de sécurité, que l’Inde change peu à peu de regard sur la coopération dans le domaine de la défense. Des exercices navals conjoints commencent à être régulièrement organisés avec les États-Unis à partir de 1992 (Malabar), avec Oman en 1993 (Naseem-al-Bahr), ou encore avec Singapour en 1994 (SIMBEX). Dans la lignée de cet élan, la décennie 2000 marque la suite de cette ouverture progressive, avec l’instauration d’exercices « institutionnalisés » avec la France en 2001 (Varuna), la Russie en 2003 (INDRA) puis, les années suivantes, avec le Royaume-Uni en 2004 (Konkan), le Sri Lanka en 2005 (SLINEX), le Brésil et l’Afrique du Sud en 2008 (IBSAMAR), le Japon en 2012 (JIMEX), l’Australie en 2015 (AUSINDEX) et l’Indonésie.

L’institutionnalisation croissante des exercices navals bilatéraux 

La marine indienne identifie trois niveaux d’exercices conjoints : les Passage Exercises (PASSEX) les exercices occasionnels (Occasional Exercises) et les exercices institutionnalisés (Institutionalised Exercises)4. Ces derniers se distinguent par trois caractéristiques. Ils sont non seulement réguliers, fondés sur une certaine sélectivité (idée de like-minded partners) mais également progressifs dans leur contenu et leur portée. L’émergence du concept d’Indopacifique a ainsi eu comme corollaire en Inde une augmentation substantielle du nombre d’exercices navals « institutionnels » organisés avec les marines de la région. 

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Aux 11 exercices recensés dans la stratégie de 2015 sont venus s’ajouter des exercices désormais réguliers avec les Émirats arabes unis en 2018, réédité en 2021 sous le nom de Zayed Talwar, Singapour et la Thaïlande (SITMEX) depuis 2019, mais également avec le Bangladesh (Bongosagar) et le Qatar (Zair-al-Bahr) la même année. L’année 2021 a été, quant à elle, l’occasion de lancer un premier exercice avec l’Arabie saoudite, baptisé Al-Mohed Al-Hindi. En parallèle de cette « institutionnalisation », la marine indienne a inauguré en 2021 une série d’exercices avec d’autres partenaires, labellisés sous le terme de Maritime Partnerships Exercises (Algérie, Philippines et Maroc en août 2021, Égypte en septembre). 

Au-delà de la dimension numérique, la géographie de cette évolution est tout aussi significative. Si elle répond à la logique extensive qui caractérise la vision indienne de l’Indopacifique, elle traduit également un autre mouvement par lequel l’Inde cherche à polariser davantage le développement de ses interactions navales régulières dans les limites des cercles concentriques conceptualisés ces dernières années par le ministre des Affaires extérieures Jaishankar. À la différence des années 2000 où l’Inde semblait privilégier l’instauration d’exercices au niveau « institutionnel » avec des acteurs extrarégionaux particuliers (France, Russie, Royaume-Uni, Brésil/Afrique du Sud), l’évolution de la diplomatie navale indienne ces dernières années montre que l’adhésion au concept d’Indopacifique lui permet d’articuler les différentes déclinaisons de sa politique étrangère régionale, notamment la politique du Neighbourhood First ou encore la Look East Policy vers l’Asie du Sud-Est et de l’Est, rebaptisée Act East Policy par le gouvernement Modi en 2014. 

Une « multilatéralisation » à l’indienne de la diplomatie navale

Les évolutions dans l’environnement stratégique indien ont aussi conduit à une érosion de la méfiance traditionnelle de New Delhi à l’égard du multilatéralisme. Ces dernières années, l’Inde s’est en effet investie de manière tangible dans la création de nouveaux formats de coopération dans le domaine maritime en Indopacifique. 

Au-delà d’une participation croissante aux exercices navals multilatéraux dans la région et de la création en 2008 de l’Indian Ocean Naval Symposium, c’est aussi à l’Inde que l’on doit l’exercice Milan, organisé tous les deux ans depuis 1995. Ce qui était à l’origine un exercice réunissant autour d’elle les seules marines indonésiennes, singapouriennes, sri lankaises et thaïlandaises, est devenu au fil des années le porte-étendard de la diplomatie navale de l’Inde dans la région. La fréquentation a ainsi été multipliée par dix depuis sa création, passant de quatre participants en 1995 à 14 nations en 2014 et finalement atteindre une quarantaine d’États lors de l’édition 2022. La perception de cet exercice par la marine indienne elle-même a également évolué avec le temps, depuis la valorisation des bénéfices opérationnels directs de Milan dans la coordination indienne avec les marines partenaires après le tsunami de 20045, jusqu’aux années récentes où l’exercice était plus volontiers envisagé comme un « forum » régional, où les activités militaires se mêlent davantage à des activités culturelles et sportives.

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L’activisme nouveau de l’Inde dans la promotion de mécanismes de coopération de sécurité à l’échelle régionale, eu égard également à sa discrétion dans les instances multilatérales asiatiques liées à la sécurité, traduit ainsi une préférence manifeste de New Delhi pour des formats de coopération alternatifs, contournant la rigidité des institutions régionales et les contraintes inhérentes aux systèmes d’alliances et de coalitions. Ces formats, caractérisés notamment par leur ouverture, la souplesse de leur mode de participation et la primauté de l’opérationnel sur le politique, s’inscrivent dans la droite ligne d’une approche « plurilatérale » permettant à l’Inde de maintenir sa posture « d’autonomie stratégique » qui succède au non-alignement.

1 Discours du ministre des Affaires extérieures Yashwant Sinha à l’université de Harvard, 29 septembre 2003.

2 Lok Sabha, Question du MP Ram Shakal au ministre de la Défense, n° 46, 4 décembre 2003.

3 Lok Sabha, Question du MP P. C. Gaddigoudar au ministre de la Défense, n° 357, 3 février 2021.

4 Indian Navy, Ensuring Secure Seas, 2015.

5 Lok Sabha, Question du MP R. Dhruvanarayana au ministre de la Défense, n° 2829, 15 mars 2010.

À propos de l’auteur
Thibault Fournol

Thibault Fournol

Chargé de recherche à la FRS. Doctorant en Science politique – Relations internationales au Centre de recherches internationales de Sciences Po (CERI).
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