Ravenne, le creuset de l’Europe. Entretien avec Judith Herrin

5 octobre 2023

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Photo : Mosaïque de la basilique de Saint-Vital. (c) wikipedia
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Ravenne, le creuset de l’Europe. Entretien avec Judith Herrin

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Capitale de l’Empire romain, cité aux fresques réputées, Ravenne joua un rôle essentiel dans les transformations de l’Empire romain. Entretien avec Judith Herrin, auteur de Ravenne. Capitale de l’Empire, creuset de l’Europe.

Judith Herrin est professeur émérite au King’s College (Londres). Auteur de nombreux livres sur l’Empire byzantin et les transformations médiévales, elle vient de publier chez Passés Composés Ravenne. Capitale de l’Empire, creuset de l’Europe. Propos recueillis par Pétronille de Lestrade.

Quels paramètres ont dicté le déplacement de la capitale de l’Empire romain d’Occident à Milan puis à Ravenne, petite ville marécageuse de Romagne ?

Ce sont d’abord des problématiques militaires qui ont dicté ce déplacement. En effet, la défense des frontières de l’Empire romain devenait impossible. Auparavant, d’abord à Nicomédie, la capitale est installée à Milan par l’empereur Maximilien, ce pour éviter les pressions exercées aux frontières, et aussi pour faciliter les communications entre l’est et l’ouest, et le nord et le sud, sur les grandes routes romaines, dont certaines passent par Milan. Avec la mise en place de la tétrarchie, qui permet d’assurer la succession, les empereurs tentent de réformer l’administration afin de garder les frontières assez loin pour qu’elles ne soient pas menaçantes.

Au début du Ve siècle, les pressions d’Alaric et de ses Goths poussent la capitale à se déplacer à Ravenne. En effet, Milan est en grand danger face à ces menaces. Elle est devenue une très grande ville, protégée par de longues fortifications, mais le nombre de soldats n’est pas assez important pour la défendre. Ravenne est une cité plus petite, mais très bien défendue. Honorius, alors jeune empereur, en fait le pivot central de l’Empire romain d’Occident. Les murailles déjà en place sont de briques, mais Honorius en fait son affaire.

Ce déplacement aurait donc permis à l’Empire romain de se maintenir pendant encore plusieurs années, après le sac de Rome par Alaric en 410 ?

Totalement, et même au-delà. Odoacre exile le dernier empereur romain, Romulus Augustulus, en 476. Il retient Ravenne comme capitale et siège de sa cour. Les sénateurs s’occupent de Rome. Théodoric et les forces de Constantinople ont toujours considéré Ravenne comme capitale.

Dans votre ouvrage, vous dites que les archives sont assez incomplètes et fragmentaires. Mais qu’avez-vous appris sur la nouvelle vie quotidienne des habitants de Ravenne, au moment de son édification comme capitale de l’Empire romain d’Occident ?

Du Ve siècle, très peu d’archives locales nous sont parvenues. Mais l’occurrence de témoins dans les documents nous permet de connaître un certain nombre d’habitants. Ils s’identifient par leurs emplois : fabricants de pantalons, de savons, boulangers, commerçants de soie importée d’Orient…

Des relations familiales sont également mentionnées, tout comme des terres et des propriétés remises à l’Église de Ravenne. Des mariages mixtes provoquent des disputes concernant l’héritage. Ce sont des enfants issus d’un mariage entre une femme gothe et un Romain par exemple. C’est très intéressant, car il s’agit de véritables personnages, qui ont une vie de travail et de loisir.

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En quoi la mosaïque de Ravenne a-t-elle fait évoluer l’art de la mosaïque antique ? Que nous révèlent aujourd’hui ces fabuleux chefs-d’œuvre sur l’influence artistique de Ravenne au Moyen-Âge et à la Renaissance ?

Les évangélistes sont représentés avec talent sur les mosaïques de la chapelle du roi Théodoric, une chapelle privée datant du début du VIe siècle. Elles ont en effet une influence assez importante, car elles concernent des personnages banals.

D’autres cycles de mosaïques du même genre existent à Rome et à Naples, comme dans des baptistères. On en représente également dans les sarcophages des évêques, qui choisissent souvent d’être enterrés tout près des reliques de Saint Apollinaire.

Les panneaux impériaux de Justinien et Théodora sont remarquables. Ils reflètent une problématique toujours actuelle, et inattendue dans la tradition byzantine : un mélange des traditions artistiques de Byzance, de Constantinople, de l’est de la Méditerranée. De même, les traditions locales de Ravenne et de Rome sont mêlées d’une façon tout à fait différente de ce que l’on trouve dans l’est ou dans l’ouest de ce monde de la chrétienté. Il est très intéressant de voir la manière dont les traditions ont été combinées.

Quel rôle Ravenne eut-elle dans la montée et la diffusion du christianisme ? Ce rôle fut-il vraiment déterminant ?

Il y a l’évidence d’une symbiose du christianisme catholique partagé par tous les chrétiens, excepté les hérétiques. Ces derniers ont suivi la théologie d’Arius, diacre de l’Église d’Alexandrie de la fin du IIIe siècle. C’est une théologie assez différente des croyances catholiques orthodoxes. L’arianisme concerne la plupart des Goths et des Barbares. En Espagne et en Afrique du Nord, les différences sont assez marquantes. Les rois ariens persécutent les évêques catholiques, tandis qu’à Ravenne, les deux définitions de la foi vivent en harmonie. Théodoric déclare que les évêques catholiques peuvent continuer à dire leur messe et à tenir les églises. Les évêques ariens doivent quant à eux continuer à faire honneur à leurs principes. De même, les Juifs sont tolérés, contrairement à l’Espagne wisigothique ou à Byzance, où les Juifs sont persécutés et les synagogues incendiées.

Cette tradition de tolérance est sans doute un peu mythifiée, mais Théodoric l’a clamé : « Personne ne peut être forcé de croire ce qu’il ne veut pas ». L’Europe interdit alors de se battre pour ce genre de causes.

Pourquoi parler de Ravenne comme le « creuset de l’Europe » ?

Justement, cette question de la tradition de tolérance née à Ravenne y participe grandement, ce respect pour la loi, les différences et la paix. Ce sont des principes sur lesquels l’Europe d’aujourd’hui est fondée. Depuis mon tout premier ouvrage, La Formation de la Chrétienté, paru en 1986, j’ai toujours essayé de voir l’Europe comme l’héritière du monde gréco-romain, tout comme Byzance et l’Asie. L’Europe ne s’est pas formée toute seule. Elle configure un noyau très important combinant des traditions différentes.

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