RCEP vs CP-TPP vs IPEF : une gigantesque partie de go dans l’Indopacifique

17 juin 2023

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 RCEP vs CP-TPP vs IPEF : une gigantesque partie de go dans l’Indopacifique

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Une partie de go est en cours dans l’Indopacifique sur le plan économique, donc géopolitique. Les relations sont complexes entre le RCEP, l’IPEF et le CP-TPP1, mais on voit clairement les deux forces derrière. Bien qu’il soit encore trop tôt pour discerner le visage du futur gagnant, quelques signes pointent déjà dans une certaine direction.

Le 2 juin est une date à marquer avec une pierre blanche, non en raison des vaguelettes provoquées par les dialogues (de sourd) dans l’Hôtel Changri-La à Singapour, mais eu égard au réel démarrage, sans bruit, d’un gigantesque mouvement tectonique de convergence commerciale (donc, géopolitique) sans précédent dans l’Asie – Pacifique. À la suite de sa ratification intervenue le 3 avril 2023 et à partir du 2 juin, le RCEP est officiellement entré en vigueur pour les Philippines, le dernier membre à monter à bord. Ainsi, l’accord est effectif pour tous les signataires de ce partenariat historique. 

À côté du RCEP, nous avons deux autres accords : le TTP devenu le CP-TTP et le dernier-né l’IPEF. 

Une gigantesque partie de go se joue entre deux forces soutenant ces accords. Compte tenu de l’énorme impact potentiel, cela vaut la peine de les réexaminer.

RCEP

Le RCEP est un accord de libre-échange entre quinze pays autour de l’océan Pacifique construit sur l’initiative de l’Asean. Les signataires sont les dix pays membres de l’ASEAN, à savoir : la Birmanie, Brunei, le Cambodge, l’Indonésie, le Laos, la Malaisie, les Philippines, Singapour, la Thaïlande et le Vietnam, ainsi que cinq autres pays qui possèdent déjà un accord de libre-échange bilatéral avec l’ASEAN, à savoir : l’Australie, la Chine, le Japon, la Corée du Sud et la Nouvelle-Zélande2 .

Le RCEP créera de nouvelles opportunités commerciales entre les pays asiatiques et accélérera la reprise économique de la région. L’accord éliminera les droits de douane sur plus de 90% des marchandises au cours des 10 à 15 prochaines années à venir et introduira des règles sur l’investissement et la propriété intellectuelle pour promouvoir le libre-échange.

L’accord couvre environ 30% de la population mondiale, du produit intérieur brut (PIB) mondial et du commerce mondial. Il est plus vaste que l’accord États-Unis-Mexique-Canada, l’Espace économique européen et l’accord CP-TPP, avec lequel le RCEP se chevauche.

Avantages3

L’élimination des droits de douane sur plus de 90% des marchandises au cours des 10 à 15 prochaines années à venir est un énorme bénéfice pour l’ensemble des membres de l’accord. Cela produira une poussée gigantesque pour la mobilité des produits et des services dans la région.

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Le RCEP remplace plusieurs accords bilatéraux complexes et variés par un accord unique et fournit des règles d’origine communes à tous les membres, un certificat d’origine unique, un dédouanement plus rapide des marchandises et des règles spécifiques aux produits qui seront synchronisées avec le Système harmonisé (SH) de l’Organisation mondiale des douanes.

Le RCEP renforcera, c’est l’évidence même, le leadership économique de la Chine dans la région. Nous pourrions dire, en utilisant un terme technique du jeu de go, que la Chine a pris le contrôle d’un « coin »4 lui donnant de la marge de manœuvre dans l’évolution à venir.

Le Japon est susceptible d’être un grand gagnant également, car le RCEP donnera au pays un accord de libre-échange avec la Chine et la Corée du Sud pour la première fois, l’accord dont la signature a été ardemment désirée depuis des années, mais non aboutie.

Inconvénients5

Bien que le RCEP offre des avantages significatifs, certains analystes pensent qu’il existe également des inconvénients.

La structure de production et de consommation des pays membres du RCEP est déséquilibrée, la concurrence régionale est supérieure à la complémentarité. L’autonomie de fonctionnement économique sera restreinte.6

Certains taux de droit du RCEP diminueront progressivement au fil du temps — peut-être jusqu’à 20 ans — de sorte que les accords bilatéraux existants pourraient avoir de meilleurs taux à court terme.

Tous les membres du RCEP ne sont pas prêts pour l’auto-certification ; sa mise en œuvre complète peut prendre plusieurs années.

La Chine et la Corée du Sud sont particulièrement exigeantes quant au lancement d’audits, il est donc important que les entreprises soient systématiquement conformes. Cela nécessite une maintenance minutieuse de la documentation FTA comme preuve pour l’audit – en particulier lorsque l’auto-certification est utilisée.

En termes de difficultés supplémentaires, les données relatives aux tarifs douaniers et aux accords de libre-échange nécessaires ne sont souvent pas hébergées dans le logiciel de planification des ressources d’entreprise et sont gérées manuellement dans des feuilles de calcul. 

Suite

Hong Kong a déjà fait une demande d’adhésion. Des efforts sont en cours pour persuader l’Inde d’y adhérer. Ce dernier a participé aux travaux depuis des années, mais a renoncé à sauter le pas le moment de la signature.

Il reste deux entités en dehors de ce périmètre : la Corée du Nord et la région de Taiwan. Il leur est vital de ne pas être laissées sur le bord du chemin. Tout dépendrait de la future évolution géopolitique de la région.

IPEF 

Le cadre économique indopacifique pour la prospérité (IPEF) est une initiative économique lancée par le président des États-Unis Joe Biden le 23 mai 2022. Le cadre a été initialisé avec un total de quatorze pays membres fondateurs participants dans la région indopacifique avec une invitation ouverte, soi-disant, aux autres pays à se joindre. 

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Les 13 pays de l’IPEF – représentant 2,5 milliards de personnes, soit 32,3% de la population mondiale en 2020 et un produit intérieur brut combiné de 34,6 billions de dollars, soit 40,9% du total – en font un plus grand acteur économique que le RCEP de 15 membres et le CP-TPP de 11 nations. Mais cette initiative souffre de multiples faiblesses. 7

Un plat réchauffé

D’abord, elle est guidée par la politique intérieure des États-Unis. Certains experts voient l’IPEF comme un plat réchauffé à partir de l’initiative de Barack Obama, étant donné qu’en 2009, dans le cadre de son « pivot » vers l’Asie, ce dernier avait également inclus « l’écriture des règles de la route » dans le Partenariat transpacifique.

Une schizophrénie aiguë

Ensuite, ce projet souffre d’une incohérence flagrante. Ils attendent que cette région sous-tende l’économique américaine avec plus de 3 millions d’emplois et près de 900 milliards de dollars d’investissements étrangers directs. En même temps, ils visent, avec l’IPEF, à exclure la Chine, son partenaire commercial et d’investissement le plus puissant, qui a investi 38 milliards de dollars aux États-Unis même au cours de la pire année pandémique de 2020.  Au nom de la coopération, ils veulent écarter la plus puissante locomotive économique de la région. Observant cette schizophrénie aiguë, l’image qui nous vient naturellement en tête est celle montrant quelqu’un en train de tirer dans ses propres pieds. Une lecture objective et claire de la réalité devient une nécessité urgente pour les décideurs américains s’ils souhaitent sortir du déni des évidences.

Un cadre peu attractif

En termes de bénéfices partagés, les contrastes sont également saisissants : on voit bien l’opposition flagrante entre les propositions du RCEP dirigé par la Chine et de l’IPEF dirigé par les États-Unis. Le premier offre des investissements de plus de mille milliards de dollars par leur plus grand partenaire commercial tandis que le second propose seulement de créer un mécanisme de facilitation partagé pour des transactions mutuellement complémentaires. 

L’IPEF ne vise pas non plus à abaisser les tarifs ou à élargir l’accès au marché, même pas progressivement à long terme, car les US ne veulent plus signer aucun FTA avec qui que ce soit depuis un long moment, de peur que la perte des emplois s’accentue davantage sur ses propres territoires. Ainsi, compte tenu de peu d’attractivité de l’IPEF, nous pouvons poser raisonnablement la question quant à la réelle motivation des membres pour continuer cette aventure à la longue.

Un déploiement trop lent

Pour ce qui est de l’exécution, le projet avance trop lentement, ne disposant pas encore de mécanismes de règlement des différends, qui sont au cœur de la plupart des arrangements économiques. Le passage devant le Congrès n’est même pas envisagé. Le RCEP a été signé après huit ans de longues négociations. L’IPEF a encore un long chemin à parcourir pour devenir un accord formel.

En résumé, il paraît que dans cette partie de go, le joueur principal, quelque peu paniqué, ne possède ni un « coin » quelconque valable, ni le « centre » ni une stratégie claire et cohérente. On se demande si, soutenu seulement par l’Administration américaine actuelle, ce projet arriverait à survivre au-delà des échéances électorales de 2024.

CP-TPP

L’Accord de partenariat transpacifique « Trans-Pacific Partnership » (TPP), est un traité multilatéral de libre-échange signé le 4 février 2016, qui vise à intégrer les économies des régions Asie-Pacifique et Amérique sur les hauts standards qui fermeraient la porte à la Chine. Le 23 janvier 2017, Donald Trump, président des États-Unis, signe un décret qui désengage les États-Unis de l’accord. Par la suite, les autres membres de l’accord initial reprennent le traité, allégé de quelques clauses, sous le nom de Comprehensive and Progressive Agreement for Trans-Pacific Partnership (CP-TPP) et le signent le 8 mars 2018. Le traité prend effet le 30 décembre 2018.8

Le CP-TPP – gardant le même état d’esprit et impliquant l’Australie, le Canada, le Japon, le Mexique, la Nouvelle-Zélande, Singapour et le Vietnam – représente actuellement 510 millions de personnes avec 10,8 billions de dollars de PIB. Cet accord ne pèse pas lourd sans la présence des US ou sans celle de la Chine. Par ailleurs cette dernière aimerait bien en faire partie déposant déjà sa demande d’adhésion. Une fois à l’intérieure, elle serait capable de prendre le volant à la place du Japon qui est le pilote actuel.

Conclusion

Nous avons vu les différences fondamentales entre ces trois accords en concurrence. 

Le RCEP a comme origine le besoin interne de créer en Asie une zone de libre-échange après la crise de 1997, alors que pour l’IPEF et le CP-TTP, la poussée vient très clairement de l’extérieur.

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La nature de ces accords est également différente. Il s’agit du commerce traditionnel dans le cas du RCEP, tandis qu’au travers des deux autres, le parfum de la poudre antichinois nous monte au nez.

En termes du contenu, ces accords visent aussi les priorités différentes. Le RCEP aspire au développement paisible entre les pays membres appartenant à la même région où les valeurs de tolérance et l’esprit Win-Win régnèrent. En revanche, le TTP devenu le CP-TTP met l’accent sur les hauts standards pour empêcher la Chine de s’y adhérer. De la même manière, l’IPEF ne cache pas son intention de contrer le moteur économique de l’Asie par l’établissement des nouvelles normes et la construction des nouveaux supply chain spécifiques.

Bien que les hauts standards soient utilisés pour l’écarter, la Chine, avec RCEP, pourrait y prendre des graines en termes du développement ultérieur.9

Pour l’heure, les deux forces derrière ces accords – la Chine et US – sont dans une dépendance mutuelle importante. Voilà la réalité sur le terrain. Fermant les yeux ne la ferait pas disparaître. Les tentatives de créer des petits groupes ou d’utiliser massivement les sanctions comme armes n’arrangeraient personne non plus. Les stratégies et les tactiques utilisées autrefois en Europe contre l’Union soviétique afin de reconstruire le leadership hégémonique ne peuvent pas réussir ici.

Ayant quitté il y a longtemps les petits bateaux séparés et autonomes, nous sommes déjà sur le même paquebot. Ouvrons nos yeux, regardons la réalité, abandonnons le wishful thinking, essayons d’adopter, avec un peu d’imagination et de bonne volonté, des solutions réalistes, effectives et efficaces afin de trouver un modus vivendi acceptable par tous. Voilà la route à emprunter sans illusion, mais avec du réalisme. Nous devons apprendre à vivre ensemble dès à présent au lieu de chercher à faire perdurer quelque hégémonie que ce soit.

1 RCEP : Regional Comprehensive Economic Partnership; CP-TPP : Comprehensive and Progressive Agreement for Trans-pacific Partnership ; IPEF : Indo-Pacific Economic Framework.

2 Cf. Wikipedia: Regional Comprehensive Economic Partnership (https://en.wikipedia.org/wiki/Regional_Comprehensive_Economic_Partnership)

3 RCEP is transforming trade in Asia Pacific and creating advantages for companies, Thomson Reuters Institute  Insights, Thought Leadership & Engagement, 4 Apr 2022.

4 Cf. Yang Feng, YouTube du 3 juin 2023. Le « Coin » est un terme technique dans le jeu de go. Dans ce jeu, il s’agit d’acquérir le maximum de territoires. Au début il faut donc essayer de délimiter des territoires. Il est possible d’entourer des territoires dans un coin avec moins de pierres, et il vous faudra plus d’efforts pour faire un territoire au centre du Goban. En conséquence, en début de partie la majorité des joueurs occupent les coins, et les coups au milieu du goban sont très rares (Cf. jeudego.org : https://jeudego.org/_php/_mori/mori_fuseki1.php).

5 RCEP is transforming trade in Asia Pacific and creating advantages for companies, Thomson Reuters Institute  Insights, Thought Leadership & Engagement, 4 Apr 2022.

6 Juan Liu, Mi Li, Lin Zhang, Mingxin Yu, A Comparative Analysis of RCEP and IPEF from the China-U.S. Competition, Modern Economics & Management Forum.

7 Swaran Singh, Can US-led IPEF outshine RCEP or CPTPP? Many in the region see the Indo-Pacific Economic Framework as far too US-centric in certain sectors, Asia Times, May 27, 2022

8 Cf. Wikipedia (https://fr.wikipedia.org/wiki/Accord_de_partenariat_transpacifique).

9 Juan Liu, Mi Li, Lin Zhang, Mingxin Yu, A Comparative Analysis of RCEP and IPEF from the China-U.S. Competition, Modern Economics & Management Forum.

À propos de l’auteur
Alex Wang

Alex Wang

Titulaire de deux doctorats (philosophie et ingénierie) et familier des domaines clés de la NTIC, Alex Wang est ancien cadre dirigeant d’une entreprise high tech du CAC 40. Il est également un observateur attentif des évolutions géopolitiques et écologiques.
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