Réindustrialisation : un impératif stratégique pour la France et l’Europe

13 mars 2025

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Réindustrialisation : un impératif stratégique pour la France et l’Europe

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L’industrialisation de l’Europe est une nécessité si elle veut peser face à la Chine et aux Etats-Unis. Mais avec un manque de main d’œuvre qualifiée, trop peu d’investissements dans les secteurs stratégiques et une culture de la réglementation et du principe de précaution, les Européens limitent leurs ambitions.

Paulin de Rosny

Face à des crises globales qui mettent en lumière la fragilité des chaînes d’approvisionnement, la dépendance énergétique et le recul de sa compétitivité, l’Europe doit engager une réindustrialisation ambitieuse et coordonnée. Alors que les États-Unis et la Chine rivalisent de protectionnisme et d’investissements massifs dans les technologies stratégiques, le continent européen peine à harmoniser ses politiques industrielles. La réindustrialisation n’est pas seulement une réponse aux défis géopolitiques et politiques : elle est un impératif pour restaurer la souveraineté économique et revitaliser les territoires. Mais pour réussir, l’Europe devra surmonter des obstacles majeurs : un défaut de financement, une pénurie de main-d’œuvre qualifiée, et une gouvernance fragmentée.

La concurrence des grandes puissances, comme les États-Unis avec l’Inflation Reduction Act, ou de la Chine, soutenue par des subventions massives, accentue la pression sur les industries européennes. On pense notamment à l’industrie automobile en difficulté face à la concurrence chinoise sur les voitures électriques.

Mario Draghi, dans son rapport pour la Commission européenne, décrit la désindustrialisation comme un « suicide stratégique » pour l’Europe. Il met en garde contre une fragmentation des politiques industrielles européennes qui affaiblit la position du continent face à la montée des blocs économiques rivaux. Enrico Letta ajoute que « l’Europe ne peut survivre sans une base industrielle forte, capable de garantir son autonomie stratégique ». Mais à cela s’ajoute une difficulté politique majeure : le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche. Celui-ci pourrait exploiter les divergences entre les États européens, notamment sur les questions énergétiques et industrielles, pour diviser et affaiblir encore davantage le continent. Cette perspective renforce l’urgence d’une réindustrialisation coordonnée et résiliente.

Un tissu industriel en recul

La désindustrialisation de la France s’inscrit dans une dynamique structurelle préoccupante qui s’étend sur plusieurs décennies. Félix Torrès, dans ses ouvrages Le Virage manqué. 1974-1984 : ces dix années où la France a décroché et Le décrochage français : Histoire d’une contreperformance politique et économique (1983-2017), décrit les mécanismes politiques et économiques ayant contribué à cette situation.

Entre 1980 et 2020, l’industrie française a perdu environ deux millions d’emplois, selon l’INSEE, entraînant une réduction de la part de l’industrie manufacturière dans le PIB à moins de 9 %, un niveau bien inférieur à la moyenne européenne de 14 % et aux 19 % observés en Allemagne.

Parallèlement, le déficit commercial s’est creusé pour atteindre un niveau sans précédent de 163 milliards d’euros en 2022. Cette situation reflète non seulement une perte de compétitivité industrielle, mais aussi une dépendance accrue aux importations dans des secteurs stratégiques comme l’énergie, l’électronique ou encore les matériaux de haute technologie.

Les répercussions de cet effondrement se font particulièrement sentir dans les territoires historiquement industrialisés. Dans des régions comme le Nord-Pas-de-Calais, la Lorraine ou encore certaines parties de la région Auvergne-Rhône-Alpes, les fermetures d’usines ont laissé place à des friches industrielles, à une hausse du chômage et à un tissu économique fragilisé. Ces territoires sont confrontés à une double peine : d’une part, le départ des industries et, d’autre part, l’exode des jeunes actifs, attirés par les opportunités des grandes métropoles, ce qui aggrave les fractures sociales et territoriales. Dans certaines zones, ces difficultés s’accompagnent d’un sentiment de déclassement qui nourrit des tensions politiques et sociales croissantes.

Au niveau européen, le constat est tout aussi alarmant. La fragmentation des politiques industrielles des différents États membres constitue un frein majeur à l’émergence de champions européens capables de rivaliser avec des géants mondiaux comme les États-Unis ou la Chine. Entre 2003 et 2023, la part de l’Union européenne dans les exportations manufacturières mondiales est passée de 39 % à 31 %, selon l’OMC. De plus, les investissements en recherche et développement (R&D), essentiels pour maintenir une industrie compétitive, restent insuffisants en Europe. Avec seulement 2,3 % du PIB consacré à la R&D, l’Union européenne est distancée par des acteurs comme les États-Unis (3,1 %) et la Corée du Sud (4,8 %), d’après l’OCDE. Cette faiblesse structurelle est exacerbée par un manque de coordination dans des secteurs clés tels que la transition énergétique, les semi-conducteurs ou encore les technologies vertes, où les retards européens s’accumulent face à une concurrence mondiale de plus en plus agressive.

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Pourquoi réindustrialiser ?

Dans un contexte de tensions géopolitiques et économiques croissantes, réduire la dépendance vis-à-vis des grandes puissances est devenu impératif. Les États-Unis poursuivent des politiques protectionnistes renforcées, avec l’Inflation Reduction Act, qui favorise massivement leurs industries nationales par des subventions et des incitations fiscales. Parallèlement, la Chine accélère sa montée en puissance dans les secteurs technologiques stratégiques, comme les semi-conducteurs et les énergies renouvelables. Ces évolutions mettent en lumière la vulnérabilité de l’Europe, révélée de façon brutale par les confinements lors du COVID-19 : 80 % des principes actifs pharmaceutiques utilisés en Europe sont importés d’Inde ou de Chine. Cette dépendance s’étend également à bien d’autres secteurs essentiels. Relocaliser ces chaînes de valeur stratégiques est indispensable pour garantir la souveraineté économique et sécuriser les approvisionnements.

Au-delà de la souveraineté, l’Europe doit relever le défi de la compétitivité. Malgré une excellence académique et scientifique reconnue mondialement, le continent peine à convertir ses avancées en innovations industrielles majeures. Cette faiblesse se reflète dans le recul de sa capacité à déposer des brevets stratégiques, notamment dans les technologies de pointe comme l’intelligence artificielle, les nanotechnologies ou les biotechnologies, où l’Asie et les États-Unis dominent. Pour rattraper ce retard, il est impératif de mettre en œuvre une politique industrielle intégrée à l’échelle européenne, axée sur des secteurs porteurs. L’investissement dans les infrastructures, les zones industrielles modernes et les programmes de formation professionnelle sera également crucial pour attirer et retenir des talents dans des écosystèmes industriels compétitifs.

L’industrie joue par ailleurs un rôle central dans la transition écologique, qui constitue un impératif stratégique à long terme. Aujourd’hui, le secteur industriel représente environ 20 % des émissions de CO₂ européennes. Moderniser les infrastructures, adopter des processus de production décarbonés et intégrer des technologies durables sont des priorités pour réduire cet impact environnemental. Des solutions innovantes comme l’hydrogène vert, les réseaux de chaleur récupérant l’énergie des processus industriels, ou encore la capture et le stockage de CO₂ (CCUS) peuvent transformer radicalement le paysage industriel. Selon l’IRENA, le déploiement de l’hydrogène vert pourrait permettre de réduire les émissions industrielles de 15 % d’ici 2030, un objectif atteignable si des investissements massifs sont réalisés. À cela s’ajoute l’importance de promouvoir l’économie circulaire, en intégrant le recyclage des matériaux et en optimisant l’utilisation des ressources pour limiter les déchets.

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De nombreux défis à relever

Le financement demeure un obstacle crucial à la réindustrialisation européenne. La Commission européenne estime que 800 milliards d’euros par an seront nécessaires d’ici 2030 pour mener à bien cette transformation, un montant largement supérieur aux ressources mobilisées par des dispositifs tels que le programme NextGenerationEU. Pourtant, l’Europe dispose d’une épargne abondante, sous-utilisée, qui pourrait financer des projets stratégiques axés sur la transition écologique et la numérisation. Une Union des marchés de capitaux permettrait de mieux mobiliser ces capitaux privés, notamment pour combler le déficit chronique en capital-risque, particulièrement préjudiciable aux innovations de rupture. S’inspirant de la DARPA américaine, la création d’une agence européenne dédiée à l’innovation technologique de pointe pourrait également jouer un rôle décisif pour développer et financer des technologies stratégiques. En parallèle, des mécanismes de financement public-privé devront être renforcés pour attirer des investisseurs et réduire les risques liés à des projets industriels complexes et de long terme.

L’enjeu énergétique, lui, est tout aussi déterminant. Avec une demande en électricité de l’industrie française qui pourrait croître de 45 TWh d’ici 2035, selon RTE, les besoins énergétiques augmentent à mesure que les processus industriels se modernisent et se décarbonent. Cette évolution rend indispensable le développement massif des énergies renouvelables et décarbonées, en garantissant des coûts compétitifs pour éviter que les entreprises ne délocalisent dans des régions où l’énergie est moins chère. La construction de nouveaux réacteurs nucléaires, le déploiement d’énergies renouvelables comme l’éolien offshore et le solaire, et le renforcement des capacités de stockage d’énergie seront des piliers stratégiques. Cependant, ces projets ne peuvent réussir sans une coopération européenne accrue, car l’approvisionnement énergétique et la transition écologique dépassent les frontières nationales.

Or, l’Europe se divise parfois sur des questions essentielles : la querelle sur la « couleur » de l’hydrogène – vert, bleu, gris ou rose selon son mode de production – illustre les tensions internes. Ces désaccords ralentissent la mise en œuvre de projets communs, alors même qu’une coopération est essentielle pour garantir une transition énergétique cohérente et efficace.

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Des métiers qui n’attirent pas

La pénurie de main-d’œuvre qualifiée constitue un autre frein majeur à la réindustrialisation. En France, près de 50 000 postes industriels restent vacants chaque année, selon la Fédération des industries mécaniques, faute de candidats suffisamment formés. Cette carence est exacerbée par une perception négative des métiers industriels, souvent considérés comme peu attractifs ou dépassés par les jeunes générations. Une réponse à ce défi passe par la modernisation des filières de formation, avec l’intégration de compétences numériques et technologiques adaptées aux besoins de l’industrie du futur. Les écoles d’ingénieurs, les universités et les centres de formation professionnelle devront renforcer leurs liens avec les entreprises pour proposer des cursus plus adaptés aux évolutions industrielles. En parallèle, une revalorisation des métiers, par des politiques salariales attractives et des campagnes de communication valorisant l’impact sociétal de l’industrie, est essentielle pour redonner envie aux jeunes de s’engager dans ces carrières. Enfin, l’immigration qualifiée pourrait être un levier à court terme pour répondre aux besoins urgents de main-d’œuvre, à condition d’être accompagnée de politiques d’intégration efficaces.

La gouvernance industrielle européenne est également un point faible structurel. Contrairement à des modèles intégrés comme le RCEP en Asie, l’Europe peine à coordonner ses initiatives industrielles entre ses 27 États membres. Cette fragmentation freine les grands projets transnationaux et limite la création de champions européens capables de rivaliser avec leurs homologues américains ou asiatiques. Une approche pragmatique pourrait consister à constituer des « coalitions des volontaires » (coalition of the willing), réunissant les pays partageant des ambitions communes pour des projets spécifiques, notamment dans les domaines de l’innovation, de l’énergie ou de la défense. Cette méthode éviterait les blocages institutionnels tout en concentrant les ressources sur des initiatives stratégiques.

Une stratégie industrielle ambitieuse ne saurait se limiter aux frontières européennes. L’Europe doit également renforcer ses partenariats internationaux, en s’assurant un accès équitable aux matières premières critiques et en exportant ses technologies vertes. En parallèle, des accords commerciaux équitables doivent être négociés pour défendre les intérêts de ses industries tout en soutenant des normes environnementales et sociales élevées.

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