Reprise des Noces : du « Palazzo Aguas Frescas » aux coulisses du Palais Garnier

17 novembre 2025

Temps de lecture : 5 minutes

Photo : Franck_Ferville___OnP-Les-Noces-de-Figaro-25-26 (c) Opéra Garnier

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Reprise des Noces : du « Palazzo Aguas Frescas » aux coulisses du Palais Garnier

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Le 15 novembre était la première de la reprise des Noces de Figaro dans la mise en scène de Netia Jones programmée en 2022. Avec une distribution entièrement renouvelée, cette production qui entraîne le spectateur dans les coulisses du Palais Garnier possède un charme certain en dépit des écueils d’une transposition dans le « tout petit monde » contemporain de l’art lyrique. 

Les Noces de Figaro sont au Palais Garnier jusqu’au 27 décembre

L’axe dramaturgique de ces Noces est, en effet, le Palais Garnier lui-même, univers théâtral forclos où se croisent petits rats, directeurs musicaux, responsables administratifs et indispensables responsables du plateau technique en jeans et en bonnets. Pénétrer dans les coulisses d’une production selon le procédé du « théâtre dans le théâtre » est une proposition certes classique, mais à l’efficacité éprouvée.  Pourquoi bouder son plaisir puisque le spectateur est invité à faire cette intrusion et à voir, côté jardin, les conditions perturbantes d’une audition d’une candidate à un rôle, et côté cour, dans un bureau à la porte fermée, l’entretien d’une danseuse avec un directeur artistique prédateur. Sans que l’on sache s’il s’agit d’une intention délibérée, la mise en scène de Netia Jones rend hommage au plateau technique :  des images projetées des pendrillons (à l’origine cette pièce de tissu que l’on met de chaque côté de la scène pour la réduire), l’image du chronométrage de l’ouverture d’un Mozart bondissant, effervescent, ne s’arrêtant que sur quelques forte-piano cinglants en grand 1, 2 3 sur le monitoring de la progression effrénée de l’action à venir.

Reprise des Noces de Figaro

Les Noces de Figaro ont été composées en 1785-1786 parmi une quinzaine d’autres grandes œuvres que Mozart avait en chantier à cette époque. Le choix d’adapter la pièce de Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, écrite en 1778, donnée en privée en 1783 et dont la première publique n’eut lieu après plusieurs années de censure qu’en 1784 à l’actuel théâtre de l’Odéon, était a priori surprenant, si ce n’est l’actualité brûlante d’une œuvre politique et satirique considérée comme annonciatrice de la Révolution française.

Mozart possédait une traduction de la pièce de Beaumarchais et il semble bien qu’il ait lui-même proposé le sujet au librettiste Da Ponte. Ensemble, ils ont créé un authentique « Textopéra » (Dominique Jameux) de l’Aufklärung à partir du texte revu et expurgé de ses trop virulentes charges critiques. En tant que satire des privilèges de l’aristocratie, la pièce de Beaumarchais était évidemment difficile à faire admettre à Vienne où Joseph II venait justement de la faire interdire. Si les propos politiques ont été délibérément gommés et la scène du tribunal supprimée, Netia Jones ne manque pas de citer la pièce de Beaumarchais, notamment la scène 16 de l’acte 3 où apparaît par la bouche de Marceline la fameuse dénonciation de l’infériorité de la condition sociale et juridique des femmes.

Franck_Ferville___OnP-Les-Noces-de-Figaro-25-26 (c) Opéra Garnier

Justement, pour cette production, la fameuse tirade de Marceline a été rajoutée à la suite de la scène 13 de l’acte 3. Opéra-bouffe, à la fois facile d’accès et difficile à suivre, tant l’action sur un plateau divisé en trois est tendue et fourmillante de détails simultanés, les Noces malgré un agencement théâtral complexe, sont une œuvre de grande plasticité. De manière assumée, la proposition de Netia Jones met en avant la question du rapport entre les hommes et les femmes à l’aune du mouvement Me Too. Le comte Almaviva (Christian Gerhaher) n’est qu’un chanteur censé tenir le rôle du Comte : il abuse de sa position de pouvoir pour donner libre cours ad libitum au droit de cuissage permis par l’institution même de l’Opéra de Paris. Conçu par l’architecte Charles Garnier à l’époque du Second Empire, le faste architectural et décoratif de l’édifice même du Palais Garnier s’apparente selon Netia Jones à « une allégorie du pouvoir politique et masculin ». Elle rappelle qu’à la fin du XIXe siècle et jusqu’au premier tiers du XXe siècle, les Messieurs abonnés avaient un accès autorisé au Foyer de la danse afin d’y rencontrer les danseuses. C’est donc le choix retenu pour cette mise en scène qui a l’avantage de mettre à l’aise un spectateur du début du XXIe siècle désormais familier de la dénonciation des abus sexuels dans les milieux du cinéma et de la musique.

Retrouver Mozart

Écrire sur le génie musical mozartien et sur les Noces en particulier est une vaine entreprise, car musicologues, dramaturges et historiens ont tout dit sur le sujet. Mais il n’est pas inutile de rappeler au spectateur parisien que Mozart et Da Ponte ont travaillé ensemble à Vienne, avec une extrême rapidité d’octobre 1785 au 29 avril 1786. En six semaines à peine, l’opéra est conçu. « Je me suis mis à l’ouvrage et au fur et à mesure que j’écrivais les paroles, il en faisait de la musique », se souvient Da Ponte en justifiant ses choix d’adaptation de la pièce interdite de Beaumarchais.

On peut dire que, là où le texte de Da Ponte atténue la charge virale du texte, le génie musical de Mozart la restitue et même l’amplifie. Sous la baguette d’Antonello Manacorda, l’orchestre dans la fosse se montre sans failles, même si on aurait pu souhaiter davantage de présence. Côté distribution vocale, hasard ou nécessité, l’avantage revient sans conteste aux femmes dans cet authentique festival de sopranos.

Première à faire son apparition sur scène et ne la quittant quasiment plus jusqu’au dernier acte, la Susanna de Sabine Devieilhe est évidemment une grande réussite tant sur le plan vocal que scénique. Avec son timbre léger, un peu acidulé elle correspond parfaitement à la jeune femme du rôle et livre à l’acte IV d’admirables pianissimi dans un merveilleux « Giunse alfin il momento… Deh vieni non tardar ». Tout aussi attendue dans le rôle de Cherubino, Lea Desandre est elle aussi, à juste titre, très acclamée. En jogging rouge et en casquette, doté d’un sexe masculin pastiche qu’elle touche à travers ses poches pour désigner l’émoi permanent de ce jeune garçon amoureux de la Comtesse et de « tout ce qui bouge », ce rôle bouscule le hiératisme un peu trop impeccable qui caractérise parfois cette artiste. Dans ses deux grands airs, dont le fameux « Voi che sapete » comme dans les ensembles, par la voix et le talent scénique, elle campe un Chérubino parfait.

La Comtesse de Hanna-Elisabeth Müller, dont ce sont les débuts à l’Opéra de Paris, est pour une raison difficilement explicable moins convaincante : la voix est là, parfaitement adaptée au rôle, mais une certaine froideur de tempérament ne permet pas d’atteindre l’émotion attendue dans la mélodie « infinie » et inattendue de « Porgi, amor » qui s’étire, sans reprise ni couplets, vers l’un des sommets musicaux de l’opéra. On n’entend pas assez, voire pas du tout, le drame de cette jeune femme désirable qui souffre de ne plus être désirée par l’homme qu’elle aime. Côté femmes, on ne peut rendre qu’hommage à toute la distribution, car ce sont les ensembles de tous formats et bien sûr avec les voix masculines qui sont à l’honneur dans l’opéra de Mozart. À l’acte 1, le duo « Via resti » entre Marcellina (Monica Bacelli) et Susanna fait merveille, tout comme le mouvement perpétuel du « Presto aprite » de l’acte 2 entre Susanna et Cherubino. Côté masculin, la répartition des rôles dans les Noces requiert toutes les nuances de barytons et de ténors. Celui qui domine cette distribution est sans conteste le soir de ce la première le baryton allemand Christian Gerhaher dans le rôle du Comte. Le baryton-basse canadien Gordon Bintner campe dans les premiers actes un Figaro aux intonations un peu trop lourdes et appuyées, émaillées par le grincement répété de ses grosses sneakers s’agitant sur le plancher. Fort heureusement, il connaît un état de grâce à l’acte 4 dans « Tutto è disposto… Aprite un po’ quegli occhi ».

« Ouvrez donc vos yeux

Hommes impudents et sots !

Regardez-les ces femmes

Regardez ce qu’elles sont »

La leçon est comprise et elle vaut bien une mise en scène qui, malgré certains lieux communs, parvient à mettre le deuxième sexe à l’honneur.

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À propos de l’auteur
Taline Ter Minassian

Taline Ter Minassian

Professeur des universités à l'Institut national des langues et civilisations orientales. Elle est spécialiste des l'histoire de l'URSS et de l'Arménie.

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