Romenomics 2 : les centres antiques du commerce

1 mai 2021

Temps de lecture : 8 minutes
Photo : Romenomics : Commerce dans la Rome antique, mondialisation aujourd'hui. Crédit photo : Pixabay
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Romenomics 2 : les centres antiques du commerce

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Cette série « Romenomics » vise à étudier le commerce dans la Rome antique, y compris quelques détails uniques, humoristiques et éclairants, afin de mieux apprécier le présent économique.

Un article de Michael Severance pour Acton Institute.

Traduction Alban Wilfert pour Conflits

 

Dans mon introduction à cette série « Romenomics », j’ai parlé de la diversité du travail et de la rémunération. Il ne s’agissait, à coup sûr, pas d’un compte rendu complet et en couleurs des affaires, des échanges et des rémunérations dans la Rome antique, mais c’était néanmoins un aperçu convenable. De même, lorsque j’aborde les « centres de commerce », c’est-à-dire les endroits où les Romains de l’Antiquité faisaient effectivement des affaires, il ne m’est pas possible d’entrer dans les moindres détails, notamment parce que bien des preuves physiques et écrites ont été perdues. Cependant, j’aurai plaisir à faire preuve d’imagination pour fournir les informations existantes, dans la mesure où ce court article de blog le permet.

Lorsque l’on visite Rome et ce qui reste de ses grandes villes impériales, un fait saute aux yeux : les centres vitaux du commerce étaient construits autour de quelques dizaines d’hectares de terrain rectangulaire appelé fora (de fores, qui signifie « extérieur »). En effet, qu’il pleuve ou qu’il vente, du lever au coucher du soleil, les fora étaient toujours prêts à accueillir des activités commerciales dans ces grands espaces extérieurs. Ils offraient des débouchés pour des échanges à la fois spontanés et ordonnés, pas si différents des marchés aux puces américains, des mercatini italiens ou des bazars turcs. Dans leur conception et leur aspect, les fora romains sont devenus de plus en plus complexes sur le plan architectural. S’y sont intégrés, progressivement, des bâtiments permanents à l’instar des magasins, des bars, des restaurants, des bureaux commerciaux, des temples et même des hôtels de ville qui se sont intégrés aux célèbres grandes places des villes européennes modernes.

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Il n’est pas rare que des touristes ressortent déconcertés, voire déçus, de la visite des ruines du Forum Romanum. Ils y trouvent des tas de gravats, des colonnes de pierre comme des troncs tombés dans une forêt, des murs qui semblent avoir été bombardés par des raids aériens, et, partout, tout un tas de « décombres » sur lesquels ils risquent de trébucher. Les restes sont moins issus de structures commerciales que d’édifices religieux ou politiques, comme les temples convertis en églises chrétiennes ou la Curie romaine. Il faut une imagination débordante et beaucoup de patience pour imaginer, sous le soleil de plomb romain, ce qui se passait là pendant une journée de travail animée. Il est encore plus difficile de se figurer où se déroulait exactement cette activité dans le forum avant son saccage et sa destruction complète par des bandes de pillards et de barbares du Ve siècle.

Commençons par le commencement : de petit marché ouvert bâti sur une zone de marécages au début de la période républicaine, le Forum Romanum allait devenir, à l’époque de Jules César, l’équivalent d’un « centre-ville ». C’était le lieu à voir, où se négociaient les accords entre les hommes et les dieux. La partie principale s’est agrandie pour atteindre 250 mètres sur 170 (presque deux terrains de football), avec les ajouts ultérieurs d’Auguste et Trajan. Le Forum Romanum est devenu complètement saturé de structures sophistiquées en brique et en marbre : 10 temples majeurs, trois basiliques massives (utilisées comme espaces pour les négociations officielles, les consultations juridiques et pour s’abriter en cas de mauvais temps), le couvent des vestales (dont la tâche était de conserver le feu sacré perpétuel qui protégeait Rome), la Curie (le Sénat romain), la Rostra (une plate-forme surélevée à colonnades utilisée pour les promulgations et les discours politiques), une prison pour les criminels les plus dangereux, et peu d’espace ouvert pour les achats quotidiens, les opérations bancaires et l’échange de biens et de services. Sa raison d’être initiale, faciliter l’entreprise a fini par laisser la place aux rassemblements de l’élite des acteurs religieux, civiques et politiques.

Alors, où se concluaient les véritables affaires dans la ville de Rome ? Pour le dire brièvement, dans un ensemble d’autres forums spécialisés, beaucoup plus petits, dispersés dans le centre de la ville, le long des rives du Tibre et dans la périphérie. Il y avait des dizaines de marchés ouverts qui n’ont laissé pratiquement aucune trace archéologique, mais dont les noms nous sont connus. En résumé, les principaux fora minores concernaient la viande de boucherie (Forum Macellum), le poisson frais (Forum Piscarium), les porcs et le porc salé (Forum Suarium), les bovins, le cuir, le lait (Forum Boarium), les chèvres et le fromage (Forum Caprarium), les moutons, la laine et les textiles (Forum Lanarium), l’huile d’olive, les fruits et les légumes (Forum Holitorium), le vin (Forum Vinarium), le pain, la farine et les céréales (Forum Pistorium), les articles ménagers, les statues et les vases (Forum Archemonium), les épices, les produits fins et les produits de luxe (Forum Cupedinis).

Les vestiges du Macellum Magnum d’Hadrien à Minturno, au sud de Rome. (Crédit photo : Carole Raddato de Francfort, Allemagne. CC BY-AS 2.0.)

 

Par la suite, il a été tenté à plusieurs reprises de regrouper les nombreux petits marchés spécialisés en ce que nous pourrions appeler des « centres commerciaux à guichet unique », comme le Macellum Magnum, construit par Néron sur le Cælius, qui a été complètement détruit, et le tout premier « centre commercial couvert » : le Mercatus Traiani, toujours existant, sur le Quirinal. Ce bâtiment de cinq étages abritait des dizaines de boutiques (tabernae) qui vendaient principalement des produits de luxe, mais aussi des articles de la vie quotidienne. Comme les centres commerciaux d’aujourd’hui, le Marché de Trajan était également destiné à la vente de produits d’accueil et de divertissement : il y avait plusieurs bars dans la Via Biberatica (« l’allée des boissons ») attenante, des restaurants en terrasse au deuxième étage avec vue sur le Forum Romanum, et un théâtre de plein air pour les festivals de théâtre et de musique. Il a accueilli des bureaux haut de gamme pour des entités juridiques et commerciales. Ses boutiques sont encore parfaitement intactes aujourd’hui, ce qui permet à chacun de se faire une idée précise de l’espace physique que l’empereur Trajan louait aux entrepreneurs et aux commerçants de luxe de tout l’empire.

 

Le Mercatus Traiani, vu du 3e étage. (Crédit photo : Nicholas Hartmann. Cette photo a été modifiée pour la taille. CC BY-SA 4.0.)

 

Une structure simple faisait partie intégrante de toutes les tabernae et des stands extérieurs, en particulier des kiosques de change : le bancus. Consistant essentiellement de planches de bois attachées ensemble de manière à être facilement démontées à la fin de chaque journée de travail, le bancus servait de large comptoir sur lequel les transactions étaient effectuées et où se trouvaient les caisses pour collecter les paiements. Aucun bancus en bois n’a survécu à la décomposition naturelle, mais, linguistiquement, ils survivent encore à travers le mot « banque », ces précieuses institutions dont nous avons encore besoin pour rendre les transactions possibles !

On en a assez dit sur la vie commerciale dans les centres-villes. Qu’en est-il des ports maritimes ? Depuis qu’Ostie, le port antique de Rome, a été entièrement fouillé, les indices visibles ne manquent pas. Tout d’abord, si les grandes villes étaient dédiées au commerce, les villes portuaires étaient des centres commerciaux par excellence. Lorsque l’on visite Ostie aujourd’hui, on y voit plusieurs kilomètres carrés de tabernae, petites et grandes, et tous les forums mentionnés plus haut pour l’importation de délices, de matières premières, de céréales, sans oublier les fruits de mer. Les restaurants et les bars étaient nombreux et souvent spécialisés dans les recettes à base de produits alimentaires et de boissons de luxe provenant de l’étranger.

Les villes portuaires, comme Ostie, étaient généralement construites le long de côtes peu profondes aux eaux naturellement calmes, et de baies, ou le long d’estuaires de fleuves, de manière à être reliées aux voies navigables intérieures. Mais, surtout, les villes portuaires disposaient d’installations spéciales, appelées horrea, qui servaient à stocker des tonnes de marchandises jusqu’à ce qu’elles puissent être transportées, redistribuées et vendues sur d’autres marchés. En général, les horrea étaient conçues pour stocker les céréales, le sel et les matériaux de construction tels que le marbre et le granit. Les articles de luxe, tels que les métaux précieux, les pierres précieuses et les épices, n’étaient pas conservés dans ces horrea, mais dans des tabernae plus petites, gardées et verrouillées.

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L’entreposage devient une partie tellement importante de l’infrastructure portuaire commerciale que les Romains construisent des ports secondaires artificiels avec des quais attenants et d’énormes horrea. En 46 après J.-C., l’empereur Claude fait construire la ville supplémentaire de Portus (d’où vient le nom de « port »), à quelques kilomètres au nord d’Ostie, pour le soulager du volume élevé d’importations qu’il reçoit chaque jour. L’empereur Trajan a ensuite agrandi Portus et modifié la structure de ses quais en hexagone pour permettre l’installation de six sites d’amarrage distincts fonctionnant nuit et jour. Portus a ensuite été relié aux quais du Tibre d’Ostie par un canal pour la livraison à l’intérieur des terres.

Le stockage a pris une place si importante dans l’infrastructure portuaire commerciale que les Romains construisirent des ports secondaires artificiels avec des quais attenants et d’immenses horrea. En 46 après J.-C., l’empereur Claude fit construire une ville supplémentaire, Portus (d’où le nom de « port »), à quelques kilomètres au nord d’Ostie, pour soulager le volume élevé d’importations que cette dernière recevait chaque jour. L’empereur Trajan a ensuite agrandi Portus et modifié la structure de ses quais en hexagone pour permettre l’installation de six sites d’amarrage distincts fonctionnant nuit et jour. Portus a ensuite été relié aux quais du Tibre d’Ostie par un canal pour la livraison à l’intérieur des terres.

À gauche, vue d’artiste de Portus. À droite, les vestiges des installations de stockage de l’horrea à Ostie. (Portus : Crédit photo : ostiaantica.org.) (Horrea : Crédit photo : Sailko. CC BY 3.0.)

 

Si nous avons parlé des villes et des villes portuaires, la majorité des centres de commerce romains restaient agraires, à raison de gigantesques domaines utilisés pour l’agriculture, l’élevage, l’exploitation forestière, l’exploitation minière, etc. Les plébéiens pouvaient acheter de petites parcelles privées (quelques hectares), et les militaires à la retraite recevaient de petites terres fertiles. Toutefois, les grandes exploitations agraires commerciales (des centaines et des milliers d’hectares) étaient la propriété des aristocrates et des sénateurs patriciens. Ils se concentraient sur les industries qui généraient d’importants profits et une forte demande, comme la viticulture, la production de céréales, l’élevage de bétail, l’exploitation forestière et les carrières. Leurs terres étaient souvent adjacentes à des voies navigables, ce qui permettait un transport immédiat et bon marché. Ce dernier facteur était essentiel, pour prémunir la détérioration des produits agricoles et répondre aux besoins urgents des projets impériaux à grande échelle (construction, établissement de routes, fonte d’armes et de matériel militaire).

Qu’avons-nous à apprendre aujourd’hui des centres commerciaux antiques ? Tout d’abord, nous avons besoin de centres de commerce et de distribution à la fois primaires et secondaires. Aucune métropole ne peut avoir un centre unique. Le grand Forum Romanus s’y est essayé avant d’être obligé de se diviser en marchés spécialisés répartis dans toute la ville, en raison de la surpopulation. Cela a permis de désengorger la circulation et d’augmenter le volume des échanges et de la concurrence entre les différents secteurs. Au fur et à mesure que les villes grandissent et s’étendent, l’éclatement des centres de marché finit par créer un nouveau problème logistique lié à la distance. Imaginez-vous marcher et tirer des charrettes sur plusieurs kilomètres entre les différents marchés de viande, d’huile et de légumes de la Rome antique : bonjour les ampoules ! Finalement, la commodité du Forum Romanus se retrouve dans une solution intermédiaire via des centres commerciaux et des centres d’achats, comme les Marchés de Trajan et le Marcellum Magnum. En fait, c’est l’élément le plus durable de l’immobilier commercial romain dans les grandes villes d’aujourd’hui. Il en va de même pour l’utilisation des ports maritimes, pour lesquels les centres primaires et secondaires doivent être construits pour fonctionner en harmonie les uns avec les autres et avec les voies logistiques d’interconnexion.

S’il y a une chose que nous pouvons admirer chez les anciens Romains, c’est leur souci constant d’efficacité. Ils repensaient, restructuraient et redistribuaient sans cesse pour rendre leur vaste empire plus rapidement exploitable sur le plan du commerce. En affaires, hier comme aujourd’hui, tempus pecunia est (« le temps, c’est de l’argent »). Les anciens centres d’affaires de Rome étaient bien équipés pour maximiser cette éternelle maxime.

 

 

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À propos de l’auteur
Michael Severance

Michael Severance

Michael Severance est directeur de l'Institut Acton à Rome.
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