Ryūkyū (Okinawa) : le chaînon, clé, mais fragile, de la première chaîne d’îles

4 juillet 2023

Temps de lecture : 8 minutes
Photo : Îles Pacifique Unsplash
Abonnement Conflits
Abonnement Conflits

Ryūkyū (Okinawa) : le chaînon, clé, mais fragile, de la première chaîne d’îles

par

Face à la stratégie américaine des 3 chaînes d’îles dans le Pacifique à son encontre, la Chine reprend une initiative concernant le statut des îles Ryūkyū (Okinawa) dans la première chaîne d’îles. C’est un tir à longue portée dont l’impact est à observer de près en commençant par la visite prochaine, en Chine, du Gouverneur Tamaki Denny en juillet, où le sujet de la souveraineté des îles pourrait être abordé.

Les US, aidés par leurs alliés, ont mis en place une stratégie de 3 chaînes d’îles dans le but explicite d’empêcher la Chine de pouvoir naviguer au large dans l’Océan Pacifique. Ceci dans le seul but d’exercer leur pouvoir hégémonique1 très loin de leurs côtes situées à une distance d’environ 12 000 kilomètres, sans justification valable.

La stratégie des chaînes d’îles2

Les trois chaînes d’îles (Google MyMaps)

La première chaîne d’îles connecte, du nord au sud, les îles Kouriles, la péninsule coréenne, l’archipel japonais, les îles Ryukyu (dont Okinawa) et Taïwan, la partie nord-ouest des Philippines (en particulier Luzon, Mindoro et Palawan ) et Bornéo. Le canal de Bashi (source par ailleurs d’un contentieux entre les Philippines et Taiwan, qui revendiquent chacune ces eaux) et le passage entre les îles Miyako et les îles Ryukyu,  sont deux portes qui contrôlent les points de passage stratégiques dans cette chaîne d’îles.

La deuxième chaîne d’îles comprend la chaîne d’îles japonaises formée par les îles Ogasawara (小笠原群島), aussi appelées autrefois îles Bonin, notamment la partie des îles volcaniques avec Iwo Jima (硫黄島 dont le nom japonais officiel est Iōtō), où une base aéronavale japonaise est utilisée par la marine américaine pour diverses opérations telles que des entraînements aux appontages de nuit sur porte-avions). Cette seconde chaîne comprend également les îles Mariannes (notamment Guam, un territoire d’outre-mer américain non incorporé avec une base militaire fortement fortifiée), l’ouest des îles Caroline (Yap et Palau), et s’étend jusqu’à l’ouest de la Nouvelle-Guinée. 

À lire également

Taïwan : point nodal des enjeux de l’Indopacifique

La troisième chaîne d’îles est la dernière partie de la stratégie. Cette chaîne d’îles comprend les îles Aléoutiennes, les îles hawaïennes, les Samoa américaines, les Fidji et la Nouvelle-Zélande. L’Australie est à cheval entre les deuxième et troisième chaînes.

Afin de briser ces chaînes, la Chine met en place une stratégie maritime vers l’Est en développant rapidement une marine en eau profonde et en garantissant sa sortie via le canal de Bashi ou le passage Miyako /  Ryūkyū. Son activité récente au sujet des îles Ryūkyū obéit à cette logique.

Iles Ryūkyū, un passé mouvementé et un présent compliqué

Le royaume de 琉球 (prononcé Liú Qiú, en chinois et Ryūkyū en japonais), était quasi indépendant de 1429 à 1879, avec une population parlant des langues différentes. Le roi reconnaissait à la fois les Chinois et les Japonais comme suzerains, ce qui permettait de favoriser le commerce. Sous la dynastie Qing, la relation de vassalité avec la Chine se traduisait encore par l’échange de tributs; des sceaux en mandchou et chinois ont par exemple été offerts  par les empereurs de Chine aux rois de Ryūkyū. Par ailleurs, le clan Shimazu avait pris pied dans les îles dès 1609, ce qui permettait aux Japonais de Satsuma de profiter des échanges avec la Chine. Cependant, au cours du XIXe siècle, l’emprise du Japon sur les Ryūkyū s’est renforcée, jusqu’à l’annexion définitive du royaume insulaire en 1879, par le gouvernement Meiji de l’empire du Japon3.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, Ryūkyū fut le théâtre de combats acharnés entre les forces armées américaines et japonaises, touchant également la population civile autochtone qui fut victime de grands massacres. « Un quart de la population de l’île a perdu la vie dans la bataille, dont près de 94 000 civils. Nombre d’entre eux n’ont eu d’autre issue que de se suicider collectivement, quand d’autres ont été chassés par l’armée japonaise des abris dans lesquels ils s’étaient réfugiés, ou massacrés quand ils utilisaient la langue d’Okinawa, considérés alors comme des espions. »4

À la fin de la guerre, l’archipel devint nominalement indépendant à la suite de la capitulation du Japon, bien que les îles fussent placées sous l’autorité du gouverneur militaire américain. Mais, en 1971, à la veille de l’établissement des relations diplomatiques entre la République populaire de Chine et les États-Unis, Washington craignant de ne plus pouvoir y maintenir sa base militaire si la Chine y établissait sa souveraineté a accordé à Tokyo le droit de l’administrer (mais pas la souveraineté)5. En 1972, l’archipel est passé sous contrôle japonais à la suite de l’accord de réversion d’Okinawa de 1971, qui accordait aux Américains le droit de conserver leurs bases militaires, les plus importantes d’Asie de l’Est, sous certaines conditions. Actuellement, 70% des forces américaines au Japon sont stationnées dans ces bases, avec 65 000 soldats US concentrés à Okinawa6.

Des problèmes politiques liés à ce passé perdurent7. Certains habitants des îles ne s’estiment pas être de « vrais » Japonais, d’autres se plaignent de la discrimination voire du mépris du gouvernement central, car la région est une des plus pauvres du Japon. Durant la phase d’expansion du Japon, la population locale fut contrainte de passer à la langue japonaise, le gouvernement japonais considérant les langues ryūkyū (dont la principale est l’okinawien) comme de simples patois ou dialectes japonais sans valeur, situation qui perdure aujourd’hui. 

À lire également

Taïwan : Washington réussira-t-il à pousser Pékin à la faute ?

Sa situation géographique confère à Ryūkyū (Okinawa) une importance grandissante, mais lui impose des coûts que les Okinawans ne veulent pas payer. Au cœur de cet enchevêtrement se trouve le gouverneur de la préfecture d’Okinawa, Denny Tamaki. Fils d’une mère japonaise et d’un père marin américain qu’il n’a jamais connu, Tamaki a cherché à défendre les habitants d’Okinawa contre les pressions du Japon et des États-Unis. Les reproches des habitants d’Okinawa concernent, outre l’atteinte à leur langue et leur culture originale, l’indigence de l’apport économique du gouvernement japonais qui s’appuie sur l’apparence d’une population dotée d’une « longévité heureuse » grâce à son régime peu calorique. Mais les habitants d’Okinawa craignent aussi les répercussions écologiques des bases militaires sur les terres et les eaux dont ils dépendent pour leur nourriture. Ils se plaignent du bruit constant des avions volant à basse altitude, des crimes, viols, délits, et incivilités commis quasi impunément par les soldats et les marins américains. Ils sont aussi irrités par l’étendue et la situation des terres réservées aux bases militaires (dont une partie empiète même sur le territoire urbain civil, obligeant à des détours en pleine ville). 

31 camps ou bases, abritant 26 000 GI sur une surface de 18 609 hectares, restent sous contrôle américain et font partie intégrante du traité de coopération et de sécurité liant Washington et Tokyo. Une enquête a montré que la majorité de la jeunesse souhaite la suppression totale ou la réduction des bases américaines, tandis que la population (1,45 million d’habitants) s’est exprimée par référendum en février 2019 contre l’appropriation de 160 hectares pour la construction d’une gigantesque nouvelle base dans une partie moins peuplée de l’île, mais située près d’une baie où les travaux de remblaiement porteraient atteinte à la biodiversité, afin d’y transférer celle de Futenma, située en plein cœur de l’île principale et qui coupe en deux la ville de Ginenwa. Plus de 70% des habitants d’Okinawa, consultés lors d’une enquête NHK déclaraient que l’apport économique des bases (Cf. la carte ci-dessous) était négligeable par rapport à celui du tourisme que la présence de ces bases handicape9. 

Les griefs exposés incarnent les conséquences au plan humain de la concentration de la géopolitique sur les chaînes d’îles. 

 

Ils ne veulent plus se retrouver une fois de plus au milieu du champ de bataille

Selon certains thinktanks américains, la Chine met en place une stratégie appelée A2AD (anti-access & area-denial) en vue d’empêcher une éventuelle intervention américaine au cas où il y aurait un conflit armé dans le détroit de Taiwan. Cette stratégie du déni d’accès consisterait à utiliser, dans la zone avoisinant Taiwan, des forces de défense aériennes, des capacités de lutte informatique offensive, des missiles balistiques et des missiles contre les navires armés de missiles balistiques et de croisières, ainsi que des armes anti-satellitaires afin de former un blocus aérien et maritime de Taiwan, appuyé par la mise en place de mines et de sous-marins10 . Un rapide coup d’œil sur la carte de la région suffit pour comprendre que les îles Ryūkyū (Okinawa) sont situées au cœur de la zone en question. 

La population des îles Ryūkyū (Okinawa) ne veut plus être, encore une fois, piégée entre deux feux. Ce sentiment a été accentué quand les îles se sont retrouvées prises en sandwich entre l’entraînement planifié du groupe de frappe naval Liaoning à sa gauche (à l’ouest) (16-26 déc) et les flottes sino-russes à sa droite (à l’est) participant à l’exercice naval conjoint (21-27 déc). Tout ceci sous l’œil attentif des forces américano-japonaises.

De nouveau sous les feux de la rampe

Le président chinois Xi Jinping a récemment évoqué publiquement « Ryukyu »(Okinawa), pour la première fois après son entrée en fonction, soulignant ses origines avec la Chine. Il s’est souvenu de son expérience de travail passé dans le Fujian pendant 17 ans, où il avait gravi les échelons et été promu secrétaire du comité du parti municipal de la province. A cette époque, il avait rencontré des visiteurs d’Okinawa qui se présentaient comme les descendants de « Trente-six Fujianais ». Le Président Xi Jinping a mentionné dans son allocution que « Fuzhou a une relation profonde avec Ryūkyū « , et le message à faire passer était très clair : il y a 600 ans, Okinawa était inclus dans l’ordre chinois.11

Certains médias japonais ont récemment rapporté que Sun Jianguo, le chef adjoint de l’état-major général de l’armée chinoise, était mécontent de la position politique du Japon selon laquelle « tout ce qui arrive à Taïwan signifie ce qui arrive au Japon ». Lors d’une réunion avec le Japon, Sun avait directement posé la question des soutiens aux indépendantistes : « La Chine peut-elle également soutenir l’indépendance de Ryūkyū ? Que ressentirait le Japon ? «  12

Conclusion 

Ce dossier reste complètement ouvert. Il s’agit d’un mouvement géostratégique de la Chine, lequel participe à un ensemble d’actions visant à affaiblir la stratégie américaine des chaînes d’îles. Quant au peuple des îles Ryūkyū (Okinawa), eux, ils souhaitent la paix et le retour de leur souveraineté, ou au moins d’une réelle autonomie, afin de prendre en main leur propre destin. Ces deux visées pourraient avoir des intersections possibles. 

Le gouverneur d’Okinawa, Tamaki Denny, devrait se rendre en Chine au mois de juillet. Un événement géopolitique par excellence. Deux listes seront à examiner de près : celle des interlocuteurs ainsi que leur rang, et celle des sujets abordés.

À lire également

Rassembler sans s’allier. L’évolution des exercices conjoints dans la diplomatie navale de l’Inde en Indopacifique

1 Thomas G. Mahnken, A Maritime Strategy to Deal with China, A strategy that takes advantage of the maritime geography surrounding China and uses a combination of inside and outside forces could deter or defeat Chinese aggression, U.S. Naval Institute, February 2022

2 Wikipedia : les stratégies des chaînes d’îles

3 Wikipedia : les îles Ryukyu.

4 Jean-François Heimburger, Japon : 75 ans après la fin de la bataille d’Okinawa, des leçons à tirer pour la paix, IRIS, Analyses, 23 juin 2020 (https://www.iris-france.org/148027-japon-75-ans-apres-la-fin-de-la-bataille-dokinawa-des-lecons-a-tirer-pour-la-paix/)

5 Emmanuel Dubois de Prisque, Jean-Yves Heurtebise, Laurent Amelot, Jusqu’où ira la Chine ? Le cas des îles Ryûkyû, Dans Outre-Terre 2013/3 (N° 37), pages 357 à 366

6 Karyn Nishimura, Libération, le 28 mai 2022

7 A.A. Bastian, Okinawa Is in the Crosshairs of China’s Ambitions, Okinawans continue to pay the price for being caught between great powers, Foreign Policy, April 7, 2023 (https://foreignpolicy.com/)

9 Kikuyama Tengo, Okinawa sous le lourd fardeau de la base, 50 ans après la rétrocession, NHK, 1er juin 2022 (https://www3.nhk.or.jp/nhkworld/fr/news/backstories/2005/)

10 Jean-Loup Samaan, La menace chinoise, une invention du Pentagone ? Vendémiaire 2012, PP 73- 85.

11 Analysis: Xi Jinping mentions the relationship between Okinawa and China, sparking « Ryukyu Fever », focusing on geopolitics, Yahoo! News, June 15, 2023 

12 《日經亞洲》:習近平再提中國與琉球淵源,東亞地緣政治恐添變, The News Lens, 17/06/2023

Mots-clefs : ,

À propos de l’auteur
Alex Wang

Alex Wang

Titulaire de deux doctorats (philosophie et ingénierie) et familier des domaines clés de la NTIC, Alex Wang est ancien cadre dirigeant d’une entreprise high tech du CAC 40. Il est également un observateur attentif des évolutions géopolitiques et écologiques.
La Lettre Conflits
3 fois par semaine

La newsletter de Conflits

Voir aussi

Pin It on Pinterest