<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Coordonner les services de renseignement : un défi perpétuel

5 mars 2020

Temps de lecture : 6 minutes
Photo : La coordination du renseignement est essentielle @Unsplash
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Coordonner les services de renseignement : un défi perpétuel

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Sous la Ve République, les services de renseignement ont d’abord été placés sous la tutelle du Premier ministre. C’est sous la présidence de Nicolas Sarkozy que se sont effectuées une concentration des pouvoirs à l’Élysée et une réorganisation des services, encouragées notamment par la menace terroriste. Loin d’être intangible, les services de renseignement français connaissent des évolutions perpétuelles.

 

Sous la Ve République, et contrairement aux conceptions hâtives qui étendent le domaine réservé présidentiel à toute question stratégique, la coordination du renseignement a longtemps relevé des compétences exclusives du Premier ministre. L’article 21 de la Constitution confie d’ailleurs à ce dernier la responsabilité de la défense nationale et, par conséquent, l’article 13 de l’ordonnance du 7 janvier 1959 dispose que : « Sous l’autorité du Premier ministre, l’orientation et la coordination des services de documentation et de renseignement sont assurés par un Comité interministériel du renseignement [CIR]. » En outre, le Service extérieur de documentation et de contre-espionnage (le SDECE, ancêtre de la DGSE) relevait de l’hôtel de Matignon (jusqu’en 1966), au même titre que le Groupement interministériel de contrôle (le GIC, destiné à mettre en œuvre les écoutes téléphoniques) ou de la répartition des fonds spéciaux. L’échelon primo-ministériel s’imposait donc en centre névralgique du renseignement, au moins en droit. Or, en dépit d’un régime et d’une pratique du pouvoir volontiers présidentialistes, les différents chefs de l’État n’ont guère disputé cette compétence à leurs Premiers ministres. Il faut songer que les services de renseignement souffraient d’une grande déconsidération, quand il ne s’agissait pas de méfiance, voire d’hostilité.

 

Pour ces mêmes raisons, les chefs de gouvernement successifs n’ont guère investi cette fonction de manière pérenne. Peu ont saisi, à l’instar de Michel Rocard, la possibilité que leur offrait le renseignement de se réinsérer dans des domaines au sein desquels leur implication n’était guère souhaitée : la diplomatie, les questions de défense et même de sécurité. Si bien que les cinquante premières années du régime de 1958 ont été marquées par une relégation des services de renseignement, une grande instabilité des pratiques de coordination, une faible insertion du renseignement dans le processus décisionnel ou à un échelon stratégique, mais également par une malsaine concurrence entre les administrations concernées. L’appareil de renseignement pâtissait, par conséquent, de dysfonctionnements majeurs que d’aucuns estimaient consubstantiels à leur existence et, partant, insurmontables.

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Nicolas Sarkozy prend en main le renseignement

La timide incartade du Livre blanc sur la défense de 1994 n’y changea pas grand-chose : si le document reconnaissait la fonction « connaissance et anticipation », il n’a pas présidé à un changement radical des pratiques. Pour cela, il a fallu attendre le volontarisme politique de Nicolas Sarkozy, affiché dès la campagne pour les élections présidentielles de 2007, puisque le candidat décide de promouvoir le sujet du renseignement. Son expérience de ministre de l’Intérieur, les eaux troubles de l’affaire Clearstream, les conseils de Claude Guéant ou la pression croissante du terrorisme peuvent expliquer l’intérêt du responsable politique, ils ne justifient pas à eux seuls la louable et vertueuse politisation de cette thématique éminemment régalienne dans la mesure où elle a permis à l’opposition de prendre en considération ce sujet dans un esprit de responsabilité.

 

Car Nicolas Sarkozy adopte une démarche clivante en promouvant une présidentialisation du renseignement. Il plaide en effet pour la création d’un conseil de sécurité nationale, sur le modèle des États-Unis, placé auprès du chef de l’État pour son seul usage. En parallèle et de manière logique, il souhaite une modification de la Constitution pour transférer au chef de l’État les compétences dévolues au Premier ministre en matière de défense nationale.

Néanmoins, une fois élu, il semble abandonner l’importation de la structure états-unienne, trop éloignée de la culture politique et administrative française. En revanche, il ne renonce en rien à présidentialiser ce champ stratégique. Conformément aux préconisations du nouveau Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale qu’il a souhaité, il institue auprès de lui un coordonnateur national du renseignement (CNR), poste dont il confie la création à l’ambassadeur Bernard Bajolet.

 

D’abord doté de prérogatives informelles, le coordonnateur ne profitera guère de la révision constitutionnelle. Car le constituant n’a sur ce point pas apporté de modification à l’équilibre constitutionnel des origines. De ce fait, le poste de CNR a conservé un goût d’inachevé que le décret du 24 décembre 2009 l’officialisant n’a guère dissipé : outil de présidentialisation de la gestion du renseignement, il ne dispose pour ce faire d’aucune prérogative et se trouve donc à la merci de la moindre contrariété administrative, institutionnelle ou politique.

Ses détracteurs ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, eux qui ont considérablement entravé son épanouissement, en premier lieu au sein de la machine élyséenne. Car l’ennemi se situe alors à l’intérieur : les conseillers du chef de l’État (conseiller diplomatique et chef d’état-major particulier en tête) malmènent celui qu’ils considèrent comme un importun, un trouble dans leurs fonctions traditionnelles et dans leur relation particulière avec l’hôte de l’Élysée. Car un conseiller présidentiel n’a d’autre pouvoir que celui conféré par l’étroitesse de sa relation au président.

 

Ces adversaires du CNR ont d’ailleurs bénéficié d’une froide hostilité du Premier ministre Fillon et de son entourage à l’égard de la création sarkozienne. Quant aux services de renseignement, après avoir clairement indiqué au coordonnateur qu’il n’occuperait pas la fonction de chef de la communauté, ils font preuve d’une plus grande bénévolence. En particulier, les « petits » services du premier cercle (DPSD, DRM, Tracfin et DNRED) profitent pleinement de cette porte d’entrée inédite dont ils bénéficient aux plus hauts sommets de l’État. La DCRI et la DGSE conservent une relation plus distanciée avec d’autant plus d’aisance que leurs deux chefs connaissent Nicolas Sarkozy et entretiennent une relation personnelle avec lui. Tous les éléments sont donc réunis pour entraver l’essor de la structure.

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Une institution qui survit à son créateur

Après trois années d’intenses combats pour – paradoxalement – imposer un souhait présidentiel à l’entourage élyséen sans véritablement recevoir d’aide du chef de l’État, Bernard Bajolet jette l’éponge. Mais sa plus éclatante victoire réside sans doute dans le fait qu’on lui désigne un successeur. Le poste qu’il a créé, les habitudes introduites, les routines administratives instaurées lui survivent. Le diplomate est ainsi parvenu à graver dans le marbre de la sociologie du pouvoir la remise de notes quotidiennes au chef de l’État, le plan national d’orientation du renseignement, la mutualisation des capteurs, la supervision des investissements, etc. Une nouvelle institution est née, certes valétudinaire, mais bien vivante.

Le poste survit même à une alternance, moment pourtant propice aux coups de balai. François Hollande fera le choix d’y nommer son directeur adjoint de cabinet, Alain Zabulon. Issu du corps préfectoral, l’homme comprendra vite le champ de tensions dans lequel il doit s’insérer et vivre. Il adoptera donc une démarche d’utilité interstitielle : il comblera les lacunes et défauts dans la cuirasse. Sous son impulsion, la communauté du renseignement connaît une vague de modernisation sans précédent (création de la DGSI, réforme du contrôle parlementaire, loi renseignement, moyens humains et financiers, etc.). Il faut dire que la nécessité impérieuse de coordonner ces administrations rétives s’efface peu à peu sous les coups de la lutte contre le terrorisme qui ne souffre aucune rivalité, aucun retard dans la transmission des informations au regard des entailles causées dans un tissu social à vif. Le coordonnateur coordonne d’autant mieux qu’une immense pression sociale pèse sur les services de renseignement.

 

Les années passent, les coordonnateurs avec elles (à un rythme d’ailleurs trop élevé pour inscrire une action dans la durée), mais le poste finit par s’inscrire définitivement dans un paysage institutionnel de plus en plus pacifié, sous le poids des habitudes, d’une volonté présidentielle réitérée, mais également de la lutte antiterroriste. Au gré des crises géopolitiques ou des dossiers structurants (loi renseignement, affaire Snowden, guerre en Syrie, lutte contre le terrorisme et la radicalisation, prospective), le coordonnateur national se trouve une voie d’existence, une utilité tantôt marginale, tantôt décisive. À tel point qu’Emmanuel Macron, loin de se contenter de le maintenir, accroît ses prérogatives et insiste sur son rôle central dans le dispositif sécuritaire qu’il entend mettre en place. En juin 2017, il signe donc un nouveau décret dont seul le temps permettra de signaler la pertinence, l’effectivité et la portée.

Un pouvoir concentré dans les mains élyséennes

Cette deuxième vague de présidentialisation du renseignement qui consiste à faire remonter la supervision de la lutte contre le terrorisme à l’Élysée et à affermir les prérogatives du coordonnateur consacre le caractère institutionnellement incontournable de celui-ci, même si elle n’affermit pas nécessairement ses capacités de coordination. Car l’exemple du DNI états-unien indique clairement quels sont les leviers de pouvoir : la relation exclusive au président, la définition unitaire de l’évolution de la communauté du renseignement et la capacité d’arbitrages budgétaires. Le pouvoir s’appuie sur des instruments de potentielle coercition et non sur la volonté de quelques-uns ou la pression des événements.

Précisément, la communauté française du renseignement ne doit pas rester figée dans des relations institutionnelles stabilisées, voire pacifiées. Elle a un cruel besoin d’évolution pour éviter l’accaparement antiterroriste, moderniser sa gestion des ressources humaines, moderniser ses pratiques et surtout ses moyens, mutualiser les capteurs, participer d’une plus grande diffusion de la culture du renseignement, anticiper les menaces et risques qui n’existent pas encore. Dans cette perspective, le poste de coordonnateur présente les caractéristiques idoines pour faire preuve d’utilité. Sans doute une réflexion sur son double rattachement à l’Élysée et à Matignon permettrait-elle d’avancer sur des problématiques de compétences institutionnelles. Une nouvelle étape s’avère donc nécessaire pour parachever la normalisation du renseignement et de ses outils de pilotage, et même son exemplarité. En effet, peu d’administrations ont autant rationalisé leurs méthodes de travail.

 

Mêlant histoire du renseignement, histoire de l’État, sociologie politique et administrative, l’étude de la coordination nationale du renseignement révèle les spécificités de notre pays qui fondent sa grandeur et aiguisent ses difficultés. Elle relativise l’idée d’omnipotence des services de renseignement tout en démontrant leur caractère nécessaire pour la démocratie à condition que leur encadrement réponde à des normes élevées de protection des droits fondamentaux. Elle témoigne de la construction sans cesse renouvelée de l’État, et de l’État de droit.

À propos de l’auteur
Floran Vadillo

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