Entretien avec Nikola Mirkovic – Serbie : les fractures actives de la guerre

24 février 2020

Temps de lecture : 9 minutes
Photo : Eglise de la vierge de Levisa à Prizren, endommagée en mars 2004 par des musulmans albanais, Auteurs : Olivier Coret/SIPA, Numéro de reportage : 00911885_000059.
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Entretien avec Nikola Mirkovic – Serbie : les fractures actives de la guerre

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Entre Europe et Russie, la Serbie affirme sa neutralité sur la scène internationale. Vingt ans après les bombardements, Belgrade reste la capitale d’un pays enclavé, incompris s’il en est. Ébranlée par les relations tumultueuses qu’elle entretient avec le Kosovo et soucieuse de se rapprocher d’une Union européenne qui peine à lui accorder un place au sein du continent, la Serbie pourrait désormais se tourner vers l’Est et se rapprocher de Moscou, ville qu’elle considère comme une alliée fidèle et puissante.

 

 

Entretien réalisé par Étienne de Floirac.

Vingt ans après la guerre au Kosovo, où en est la Serbie aujourd’hui ?

La Serbie est un pays en reconstruction. Les guerres des années 1990 ont été très difficiles à supporter pour la totalité des Balkans et surtout pour la Serbie qui, en étant héritière de l’ex-Yougoslavie, n’a pas voulu perdre le rang qui lui était accordé par ce statut.  Elle est un État qui se rebâtit dans une zone largement appauvrie par la guerre et les sanctions économiques qui l’ont précédé. Aujourd’hui, c’est un des plus grands pays en termes de nombre d’habitants, avec un taux de croissance positif et qui fait plutôt figure des « bons élèves » des Balkans, selon les indicateurs de l’Union européenne.

Mais le taux de chômage y est élevé, tout comme la corruption, élément qui revient souvent dans cette région et même dans les pays ayant rejoint l’Union européenne dernièrement. Le problème majeur demeure la natalité et la fuite des cerveaux qui ruinent et affaiblissent considérablement le pays. Mais l’économie cherche malgré tout à se dynamiser, comme le montre l’exemple de Belgrade qui a des grands projets de développement, tout comme d’autres grandes villes qui sont à l’origine de nombreux projets d’investissement, dans les infrastructures notamment.

La Chine et la Russie investissent beaucoup en Serbie, mais la situation n’est pas au beau fixe. Elle demeure surtout complexe pour les raisons de risques sur l’avenir. La jeunesse serbe est compétente, car elle profite des bonnes écoles et du haut niveau universitaire du pays, mais part à l’étranger, car elle n’a plus confiance dans l’avenir de son pays. Or elle est l’avenir de la Serbie. La situation est donc en trompe-l’œil. Les indicateurs économiques ont l’air corrects, mais la réalité démontre que la situation globale reste compliquée.

Quelles sont les relations qu’entretient la France avec la Serbie, notamment depuis les bombardements et la guerre du Kosovo en 1999 ?

Les relations ont été en dents de scie pendant la guerre. Il y avait un véritable écœurement, car la France est historiquement un allié de la Serbie : les soldats de nos deux pays se sont battus ensemble pour lutter contre l’armée austro-hongroise durant la Première Guerre mondiale. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les forces françaises et serbes ont été de nouveau alliées. L’attaque, ou plutôt l’accompagnement français de l’OTAN en Bosnie-Herzégovine puis en Serbie et ce, jusqu’à des bombardements, a donc été perçue comme un coup de poignard.

Il y a eu aussi des maladresses. Pendant la dernière commémoration des célébrations de la fin de la Première Guerre mondiale, la Serbie, qui a perdu plus d’un million de ses habitants durant ce conflit, n’était même pas au rang des principaux acteurs de la victoire lors des commémorations à Paris ; elle était reléguée à un rang qui ne devrait pas être le sien. Mais, étant une nation conservatrice et traditionnelle, elle porte beaucoup d’attention à cette amitié française, qui est aussi une fierté et un honneur. Le président Macron a essayé de rattraper la situation, car il s’est rendu en Serbie il y a peu. Cela a fait des remous dans la péninsule, car les pays qui font partie de l’Union européenne n’ont pas reçu sa visite. Évidemment, c’est une opération de séduction. Pour autant, la réalité est que la France, qui avait un rôle privilégié dans les Balkans grâce à la Serbie, a perdu ce statut. Aujourd’hui, en Serbie, les principaux investisseurs sont allemands, turcs, russes ou chinois. Même les Italiens sont devant la France. Le président Macron essaye de redorer l’image de son pays, mais il y a un réel manque d’élan politique et de volonté d’établir un partenariat pour favoriser l’implantation d’entreprises françaises en Serbie. D’autres pays sont en train de prendre notre place.

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Vous l’avez dit, la France a participé, en un sens, à la création de l’État du Kosovo. Y-a-t-il eut un événement déclencheur qui a permis les bombardements et l’amputation de la partie sud de ce pays ?

Dans toutes les guerres modernes menées par l’OTAN, il y a toujours un élément déclencheur qui, médiatisé par la suite, permet une intervention.

Souvent ces éléments déclencheurs sont des montages politiques, de véritables mensonges. Nous pouvons nous souvenir, à ce propos, des bébés jetés des couveuses au Koweït et des armes de destruction massive en Irak. Au Kosovo, il y a eu le massacre de Racak. Mais nous savons que toutes ces histoires sont fausses, car inventées ! Pour ce qui est du Kosovo, il est clair qu’il n’y a jamais eu de massacre. Il y a eu un conflit armé dès les années 1996 opposant l’UCK et l’armée régulière yougoslave. L’UCK est un mouvement indépendant kosovar secret, qui était classé à l’époque par les Américains parmi les mouvements terroristes.

Lors d’un de ces combats, dans le village de Racak, l’armée yougoslave était accompagnée d’observateurs internationaux tels que l’OSCE ainsi que de journalistes étrangers, comme cela se fait sur les théâtres d’opérations. L’armée yougoslave a défait les terroristes de l’UCK. Mais, si tôt partie, les Albanais ont enlevé les insignes des membres de l’UCK, pour faire passer les cadavres pour des civils, et ils ont fait venir d’autres observateurs de la mission de l’OSCE au Kosovo, des Américains, en leur faisant croire qu’il s’agissait d’un massacre. Ils se sont donc emparé de cette information, où plusieurs dizaines d’hommes sont morts, afin de pouvoir dire que les Serbes massacraient des Albanais.

Mais ce sont de corps de militants de l’UCK et non pas des civils. Il y a des rapports de l’OSCE où il est clairement dit que l’on ne peut pas conclure qu’il s’agit d’un massacre. Une des rapporteuses, Héléna Ranta, journaliste finlandaise, raconte, dans un livre, que le responsable de la mission de l’OSCE au Kosovo, William Walker, a même cassé son stylo et lui a jeté au visage tant son rapport n’était pas à charge contre les Serbes. Elle a fait son travail d’analyse et raconte qu’on lui a mis une pression pour fausser ses informations. Deux journalistes français, Christophe Châtelot et Renaud Girard, ont écrit deux articles dans Le Monde et Le Figaro, où ils racontent, eux qui étaient sur place, qu’il n’y a pas eu de massacre. Pourtant la France n’était, à l’époque, pas clémente avec les Serbes. Malheureusement, la majorité des grands médias occidentaux relaie une information mal analysée et sans jugement. Ces analyses ont été trop rapidement conclues alors qu’il aurait fallu prendre des précautions tant la situation l’exigeait.

Cela a permis à différents responsables politiques tels que Chirac, Blair, Clinton ou Albright de dénoncer un génocide. Mais vingt ans après, il est clair qu’il n’y en a jamais eu !

 

Les Serbes affirment que le Kosovo demeure comme le centre historique de la Serbie.  Comment peut-on l’observer concrètement ?

Le Kosovo est un mot d’origine serbe qui veut dire « champ du merle ». Il a été au cœur de l’apogée du royaume serbe au Moyen-Age puis de l’Empire serbe qui s’est développé avec Dusan au XIVe siècle. C’est donc un territoire historique et au centre de l’identité du pays.

C’est aussi une région fortement christianisée. Elle contenait près de 1 000 églises. Elle a été le centre du patriarcat de Serbie, placé à Pec et, comme nous l’avons dit, le cœur de l’empire serbe médiéval dont la capitale était Prizren. Mais il y a eu une longue période d’occupation ottomane qui a été terrible pour le Kosovo. Les Serbes n’ont jamais voulu abandonner ce qu’il considère comme le cœur historique de leur nation et se sont efforcés de le protéger, du moins de l’entretenir. Après le départ des Ottomans, le Kosovo est redevenu une terre orthodoxe. Elle pourrait correspondre à Paris qui, en France, est le cœur historique et culturel de notre pays. C’est exactement la même chose pour le Kosovo. Imaginez que la capitale française prenne son indépendance ou soit occupée durant des siècles. Quelle serait votre réaction ? Les Français voudraient-ils un jour récupérer Paris ?

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Comme nous l’avons vu, la France se désinvestit, malgré elle, des Balkans. Cela laisse donc le champ libre à d’autres États qui en profitent comme le montre l’action de la Russie en Serbie.

L’histoire a permis aux Russes et aux Serbes de se rapprocher. En effet, durant les deux guerres mondiales, ces deux peuples se sont unis pour lutter ensemble contre l’Alliance puis l’Axe. Mais avant ces conflits, la Russie a aidé les Serbes à s’extirper de l’envahisseur ottoman durant les guerres entre la Russie et l’Empire ottoman. Mais il y a aussi les similitudes civilisationnelles. En effet, ce sont deux pays de traditions slaves et orthodoxes. Leurs cultures se rapprochent sur ces points. Le drapeau serbe est inspiré de celui de la Russie, à ceci près qu’il est retourné, ce qui atteste de leur proximité.

Bien qu’elle fût trop faible en 1999 pour venir en aide à ses « frères slaves » lors des bombardements, la Russie a toujours été une alliée fidèle. Durant la guerre de Yougoslavie, l’URSS venait de s’effondrer et tout était à rebâtir. De ce fait, Boris Eltsine n’a pu venir au secours de la Serbie, mais a toujours dénoncé l’attaque occidentale. Même si les Russes ont participé, au côté de l’ONU, à la guerre de Bosnie, ils demeurent des amis de la Serbie et ils dénoncent l’ingérence de l’OTAN, comme ils l’avaient fait en 2003 en Irak.

De plus, la Serbie a signé, le 25 octobre dernier, un accord de libre-échange avec l’Union économique eurasiatique, ce qui la rapproche considérablement de la Russie et des pays de l’Asie centrale. Cela permettra, en outre, de renforcer le marché serbe par de nouvelles capacités d’exportations et d’importations. Il existe aussi un important partenariat militaire entre les deux pays. La Russie fournit des systèmes d’armement à Belgrade, notamment des avions, et les deux participent à des exercices militaires conjoints. Mais il faut noter que la Serbie coopère aussi avec l’OTAN pour certains exercices et appartient même au Partenariat pour la Paix de l’OTAN, organisation qui, par ailleurs, s’est imposée depuis la guerre dans la péninsule balkanique. De ce fait, la pression occidentale oblige les élites serbes à se détourner de l’amitié historique russe. Mais, et comme l’a montré l’histoire, les Serbes forment un peuple de résistants et sont, aujourd’hui, le seul pays balkanique qui ne veut pas totalement s’arrimer à l’Occident. Comme la Suisse ou la Norvège, la Serbie adopte une politique de neutralité à l’égard de ses partenaires. Même si elle voudrait entrer dans l’Union européenne, et ce, pour des raisons économiques, son cœur reste tourné vers la Russie.

 

Quelle est votre analyse sur la situation religieuse au Monténégro, notamment depuis l’entrée en vigueur de la loi sur la « liberté religieuse », qui a, par ailleurs, déclenché de nombreuses manifestations ?

Il faut tout d’abord savoir que le Monténégro est une terre serbe, donc orthodoxe. La loi votée en fin d’année dernière est une loi sur la « liberté religieuse ». Mais, en réalité, elle est faite contre l’Église orthodoxe et les Serbes. Cette Église est présente au Monténégro depuis le XIe siècle. C’est donc une terre chrétienne et la loi entend éradiquer les racines de ce peuple serbe par l’origine et orthodoxe par la religion. Après que l’OTAN ait cherché à bâtir de nouveaux États dans la péninsule pour démembrer la Yougoslavie, ce sont aujourd’hui les pays balkaniques eux-mêmes qui entendent s’attaquer aux racines de la culture locale dont fait partie l’orthodoxie historique. Et à chaque fois, les Serbes sont dans le collimateur, car rétifs à toute occidentalisation (au sens négatif du terme) de la région.

Cette loi du 27 décembre 2019 n’est pas, en réalité, anti-chrétienne, mais est plutôt anti-serbe. Elle cherche à créer une Église autonome au Monténégro afin de finir de couper les liens avec la Serbie. Mais il y a eu une réaction sans précédent de la part des Monténégrins qui restent, en majorité, fidèles à leur ancienne patrie serbe. Tous les jours, depuis plus de deux mois, nous pouvons observer de grandes manifestations et processions dans tous les villes et villages du pays. Elles ne sont pas politiques, car c’est spontanément que le peuple se soulève. C’est une forme de retour de feu pour le Gouvernement monténégrin. Ce mouvement apolitique révèle que le Monténégro reste, en réalité, un peuple serbe attaché à son église orthodoxe serbe. C’est une forme de réveil identitaire. La loi a donc eu les effets inverses de ce qu’elle entendait mettre en place, car, en définitive, un réveil serbe s’opère dans les Balkans et déborde largement du Monténégro. L’âme de ce pays s’est révélée.

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Comment voyez-vous l’avenir politique de la Serbie et, en particulier, du Kosovo où des nouvelles élections viennent d’avoir lieu ?

En géopolitique, tout peut arriver. Aujourd’hui, la première et principale conclusion que l’on peut tirer de cette histoire est que Francis Fukuyama, en avançant la « fin de l’Histoire » avec la victoire de la démocratie libérale, s’est trompé. En effet, l’influence occidentale est contestée, si ce n’est remis en cause et la Serbie refuse de s’y conformer.

Pour ce qui est du Kosovo, son indépendance défie toute forme de légalité. Le Kosovo est un État fantoche, mafieux et fournisseur important de terroristes islamistes, avec la Bosnie et l’Albanie. L’ONU continue d’apporter son aide au Kosovo, bien qu’elle ne le reconnaisse pas, et cela va à l’encontre de ce qu’elle prône, j’entends par là le droit international. Les institutions internationales sont malades.

Lors des dernières élections, c’est un parti populiste antisystème qui a remporté les suffrages. Cela démontre combien la population kosovare entend modifier la politique menée par ses dirigeants et, pourquoi pas, engager un rapprochement avec Belgrade. Mais tout est affaire de volonté et de liberté, d’autant plus que les Serbes sont encore fortement stigmatisés. Il ne faut pas oublier que près de 200 000 Serbes ont fui cette région, que 150 églises ont été détruites et que, sur leurs ruines, ont été élevées 800 mosquées, financées pour la plupart par les wahhabites du Golfe. Cela en dit long sur la stratégie que mène l’islam wahhabite dans cette partie des Balkans. Le Kosovo est donc un tonneau de poudre qu’une petite étincelle pourrait faire exploser, ce qui aurait de terribles conséquences pour l’ensemble de la région et sûrement l’Europe.

Près des cinq septièmes de la population mondiale ne reconnaissent pas l’indépendance du Kosovo, et ce, par simple respect des prescriptions du droit international. Pour être tout fait réaliste, il me semble qu’il faudra attendre encore quelques générations pour que les Serbes reviennent dans ce territoire. En effet, la démographie n’est pas en leur faveur. Les Albanais sont majoritaires et pour beaucoup, ultranationalistes. Les Serbes fuient donc une région qui ne leur appartient plus démographiquement. Pour résoudre ce conflit, il faudrait un compromis entre Pristina et Belgrade afin d’aboutir à une solution durable. Pour cela, il faudrait que de nouveaux acteurs apparaissent sur la scène politique, car l’Union européenne et les États-Unis, malgré leurs interventions, n’ont pas réussi à rétablir la paix. Vingt ans après, c’est donc un échec total et, qui plus est, global. La Russie pourrait être cet acteur rassembleur qui, en s’imposant au-dessus des partis, stabiliserait la situation. En un mot, il faut tourner la page et aborder l’avenir avec sérénité, détermination, mais, surtout, avec un regard nouveau et un respect total du droit international.

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À propos de l’auteur
Nikola Mirkovic

Nikola Mirkovic

Nikola Mirkovic est président de l’association Ouest-Est, qui vient en aide aux victimes de la guerre du Donbass.
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