L’influence Russe en Serbie, mythe et réalité

3 octobre 2018

Temps de lecture : 5 minutes
Photo : Eglise orthodoxe à Kosovska Mitrovica au nord du Kosovo, cœur historique et spirituel de la Serbie, Auteurs : Olivier Coret/SIPA, Numéro de reportage : 00911885_000084.
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L’influence Russe en Serbie, mythe et réalité

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Comme le Monténégro, la Serbie fait l’objet d’une lutte d’influence entre Occidentaux et Russes. Andrej Fajgelj a montré dans le hors-série numéro 7 de Conflits comment les États-Unis s’efforcent d’étendre leur influence par l’intermédiaire du général Petraeus et du groupe d’investissement KKR. Les Russes ne sont pourtant pas éliminés du jeu.

La Russie est géographiquement loin de la Serbie mais culturellement très proche. Des relations historiques anciennes, s’appuyant sur le le slavisme et la religion orthodoxe, ont inscrit dans le temps une amitié durable entre ces deux pays. Et l’image de Vladimir Poutine aux yeux des Serbes est extrêmement positive tant du fait de son charisme, soigneusement entretenu par les médias qui lui sont favorables, que par sa capacité à endosser l’image de contrepoids à la puissance américaine.

Pour une grande partie de la population encore marquée par les bombardements de l’OTAN en 1999, le président russe avec sa stature d’unique opposant à Washington en Syrie ou en Ukraine passe pour un véritable héros. Image renforcée du fait de son refus de reconnaitre l’indépendance du Kosovo, région qui a fêté en février 2018 ses dix ans d’autonomie auto-proclamée. « Le protecteur de la Serbie, c’est Poutine » lance Miodrag, du fond de son taxi surchauffé. Dehors la neige s’abat en gros flocons sur un sol déjà verglacé en dépit des tonnes de sel déversées préventivement par la ville. Le vent de Belgrade, le Korchova, s’infiltre partout et pousse des congères contre les voitures garées. « Les Européens sont riches mais nos amis et plus fidèles soutiens sont Russes ! » poursuit Miodrag en jouant des essuie-glaces, « Et ils en ont la puissance, regardez l’armée russe en Syrie ! Elle peut concurrencer l’armée américaine, c’est évident ».

En 2014, l’influence russe en Serbie a donné l’impression de progresser rapidement. Intensification des relations diplomatiques, resserrement des liens culturels et religieux, inauguration de la statue du tsar Nicolas II à Belgrade, début d’émission de la chaine russe Sputnik le 1er janvier 2015, inauguration de Saint Sava, la deuxième plus grande église orthodoxe (en partie financée par Gazprom) en présence de Sergei Lavrov le 22 février 2018, sans oublier la réception de Vladimir Poutine en grande pompe en octobre 2014 pour commémorer les 70 ans de la libération de la ville par l’Armée Rouge. Les signaux se multiplient. C’est une véritable offensive de soft power russe qui déferle au coeur des Balkans.

Le Center for Euro-Atlantique Studies de Belgrade a recensé en 2016 prés de 109 sites, associations, ONG ou groupes en Serbie diffusant une dialectique ou des valeurs pro-russes » fulmine Sonija Biserko, directrice du comité Helsinki pour la paix en Serbie. Il est vrai que le centre cité se définit comme « libéral de gauche » et atlantiste, dans la mouvance du mouvement Open Society de Soros. Biserko, une ancienne ambassadrice de l’époque yougoslave qui condamne le nationalisme serbe, ajoute : « Objectivement, l’incapacité européenne à parler d’une même voix est une entrave. La dernière crise en date, le flux migratoire de 2015, l’a une fois de plus montré. La Russie a, elle, une homogénéité de discours et de ligne stratégique qui fait la différence en termes de crédibilité. La nature a horreur du vide et l’Union européenne, en plus de manquer de cohérence, s’est désintéressée des Balkans, laissant le champ libre à l’influence russe. »

Jean-Baptiste Cuzin, directeur du centre culturel français de Belgrade depuis 2015 nuance quelques peu le propos : « Le cœur des Serbes est plutôt tourné vers la Russie, mais ils savent que l’avenir économique de leur pays est à l’Ouest. La plupart des étudiants serbes cherchent à rallier Londres, Berlin ou Paris, très peu vont à Moscou. D’autre part, les Balkans sont structurellement cosmopolites, lieu et fruit d’un brassage entre plusieurs civilisations. Bruxelles impose un rapport asymétrique. En échange d’une adhésion et des fonds européens, il est demandé aux Serbes de se soumettre à une seule vision, d’un Occident atlantiste, sécularisé, qui n’a pas connu 50 ans de communisme titiste ni une présence de l’islam multi-séculaire. La grille de lecture serbe, fruit d’un héritage complexe, est finalement celle de la pluralité européenne. Or l’Union impose une seule vision. La Russie profite de cette intransigeance. »

Cette rigidité est d’autant plus contre-productive que l’influence russe n’est pas seule. Certains pays en Europe et la France, plus particulièrement, conservent une aura importante en Serbie. C’est en effet le maréchal Franchet d’Esperey qui l’a libérée en 1918 au cours de la campagne de Salonique. En 1930, un monument est même érigé à Belgrade en l’honneur de l’amitié franco-serbe. Situé au pied de la citadelle millénaire, il porte encore cette injonction: aimons la France comme elle nous a aimés. Après les bombardements de l’OTAN en 1999, la statue avait été recouverte d’un linceul noir. Mais Jean-Baptiste Cuzin a foi en l’avenir de l’amitié franco-serbe : « La France doit s’investir en Serbie, avec bienveillance et efficacité, ce qu’elle recommence à faire avec la signature par exemple dans la cadre d’un partenariat public-privé entre l’État Serbe et un consortium regroupant Suez et Itochu pour construire un incinérateur pour la capitale. Ou encore avec l’attribution à Vinci fin décembre 2017 de la gestion de l’aéroport international de Belgrade ». Les Russes, eux, investissent principalement dans la sphère énergétique via la société pétrolière nationale Nis rachetée par Gazprom en mars 2011 et dans l’agro-alimentaire.

Pour Bojko Jasic, chroniqueur et éditorialiste serbe célèbre, le début de l’offensive du soft power russe dans les Balkans date de l’émergence de la crise en Ukraine. « C’est une contre-attaque, une mesure de rétorsion face à la révolution orange et à la déstabilisation d’un allié historique de la Russie. Depuis Brejnev, la puissance russe a évolué dans son rapport au monde, elle a su s’adapter au XXIème siècle.. Il ne faut jamais sous-estimer les Russes. »

Contrepoids à l’action occidentale en Ukraine, maintien d’une capacité de déstabilisation dans une zone sensible au coeur de l’Europe, la puissance russe a tout intérêt à développer son aura au coeur de la société serbe. En soulignant les incohérences de l’Union européenne, en favorisant le nationalisme serbe spontanément anti-occidental, en soutenant les discours pan-slaves et l’influence de la religion orthodoxe.

Cependant, Bojko Jasic nuance la réalité historique de l’amitié serbo-russe que vante tant par exemple le premier journal serbe Informer. « Entre 1917 et 1945, la Serbie et la Russie n’avait pas de relations diplomatiques ! Tito a construit la Yougoslavie contre la volonté de Staline en 1951. Serbes et Russes n’ont pas toujours été de grands amis. ».

Pour Stefan Dojchinovic, de l’association KRIK (Crime and Corruption Reporting Network), la nuance s’impose également. « Ce ne sont pas des médias russes qui répandent une image positive de la Russie mais bien les médias serbes. Or beaucoup de médias serbes sont sous l’influence directe du président serbe Aleksandar Vucic. Prenez l’exemple du premier tabloïd serbe, Informer. Il ne se passe pas une semaine sans qu’il fasse une couverture sur Vladimir Poutine. Or le directeur de l’Informer, est un proche de Vucic. » Le président serbe, ancien ministre des médias, poursuit deux objectifs. Il gagne en crédibilité auprès des dirigeants occidentaux dont il est proche, notamment d’Angela Merkel à qui il va rendre des visites très régulièrement. En tenant face à l’Union européenne un discours pro-occidental, il se pose en bouclier contre les Russes et freiner les exigences réformatrices européennes. Par ailleurs, en interne, en se montrant russophile, il gagne en crédibilité auprès d’une bonne partie de la population. Il prétend ainsi avoir appris la langue russe pour communiquer directement avec Poutine. Une partie du peuple serbe a effectivement été meurtrie par l’action de l’OTAN dans les années 1990 et s’inquiète de perdre son identité culturelle dans un melting pot européen mal compris. Cet électorat est favorable naturellement à un président proche de la Russie.

Faut-il parler d’un effet de la « propagande russophile » ou d’une déception face aux exigences européennes ? Un sondage réalisé en 2017 par le Belgrade Center for Security Research fait apparaitre que moins de la moitié des Serbes (43%) sont désormais favorables à une adhésion à l’UE et que seuls 41% croient encore à sa possibilité. Pour un pays situé au cœur de l’Europe et clef de voute d’un ensemble balkanique encore instable, ces chiffres sont alarmants.

Cédric Riedmark

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