Comment Israël a planifié et réussi la vaccination de sa population

6 février 2021

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : Netanyahou vacciné, symbole de l'efficacité d'Israël dans la lutte contre la COVID-19
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Comment Israël a planifié et réussi la vaccination de sa population

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Avec plus de 200 000 doses administrées chaque jour, Israël vaccine à un rythme quinze fois plus élevé que la France ou l’Allemagne. Cette vaccination massive permet aujourd’hui à l’État hébreu de sortir du confinement et de revenir à une vie presque normale. Si une telle campagne de vaccination a été possible c’est grâce à une anticipation et à un système de santé particulièrement performant.

 

Vendredi 5 février au petit matin, au terme d’âpres négociations, le gouvernement israélien a annoncé la fin du troisième confinement et la réouverture progressive des écoles, des commerces et des lieux de loisirs. Israël pourrait être le premier pays du monde à sortir de l’épidémie de Covid-19, un an tout juste après la première vague de contaminations. Si la victoire sur le virus se confirmait, elle serait due essentiellement à une campagne de vaccination massive d’une intensité sans égale ailleurs dans le monde. Entre le 18 décembre et le 4 février, plus de deux millions de personnes ont reçu les deux doses du vaccin Pfizer, dont 80% des plus de 70 ans. Avec plus de 200 000 doses administrées chaque jour, Israël vaccine à un rythme quinze fois plus élevé que la France ou l’Allemagne.

 

À bien des égards, le succès de cette campagne foudroyante en dit long sur l’éthos israélien : une audace confinant au culot, des facultés d’organisation impressionnantes et un mode de gouvernance conjuguant le libéralisme le plus offensif avec les valeurs socialistes des pionniers.

 

Préparer la vaccination par une anticipation

 

Au cours de l’été 2020, alors que plusieurs grands laboratoires pharmaceutiques annoncent des résultats encourageants, Israël prend langue avec Moderna, considéré alors comme le plus proche d’une autorisation de mise sur le marché. À l’instar d’autres pays occidentaux, Israël préempte l’achat de plusieurs millions de vaccins et consent à verser une avance conséquente : 120 millions de dollars (environ 100 millions d’euros). L’État hébreu mise parallèlement sur les travaux d’une équipe de scientifiques locaux à travers l’Institut Biologique, un organisme public basé à Nes Tsiona, près de Tel-Aviv. Mais à l’automne, il comprend qu’il n’a pas misé sur les bons chevaux :  c’est Pfizer qui terminera la course en tête. Le gouvernement entame alors des négociations avec la firme américaine sans attendre le feu vert de la FDA qui n’interviendra que début décembre. Quant à l’agrément des services de santé israéliens, le ministre de la Santé Yuli Edelstein indique d’emblée qu’il suivra forcément l’avis de la FDA. Rien de surprenant à cela. De la biotech au cannabis médical, les industries pharmaceutiques américaines et israéliennes entretiennent des rapports étroits depuis de longues années. Nombre de scientifiques israéliens travaillent aux États-Unis. À titre d’exemple, le directeur médical de Moderna, le docteur Tal Zaks, est un Israélien formé à l’université Ben Gourion de Beer-Sheva, dans le sud d’Israël. Ce détail en dit long sur la façon israélienne de faire, car la France en particulier et l’UE en général n’ont pas tiré avantage du fait que des Français (le patron de Moderna Therpeutics, Stéphane Bancal, est Français) et des Européens tiennent des postes clés dans les entreprises pharmaceutiques qui dominent aujourd’hui le marché de vaccins contre le Covid19.

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Face à Pfizer, le Premier ministre Nétanyahou en personne prend la tête de l’équipe de négociateurs. Il sollicite un entretien téléphonique avec Albert Bourla, le PDG du géant pharmaceutique. Au cours de la conversation, Nétanyahou n’hésite pas à jouer sur la fibre identitaire : « J’ai demandé à lui parler et il a répondu immédiatement. Il semble qu’Albert Bourla soit très fier de son héritage grec et juif de Thessalonique. Et il m’a dit qu’il appréciait beaucoup le développement des relations entre la Grèce et Israël auquel j’ai travaillé ces dernières années », a ainsi raconté Nétanyahou dans une vidéo diffusée sur Internet. Dans un discours télévisé, il a mentionné dix-sept conversations téléphoniques avec son « ami » Albert Bourla.

 

Sans être anecdotique, la relation personnelle entre Nétanyahou et Bourla n’a bien entendu pas suffi à s’attirer les faveurs de Pfizer. Israël devait affronter la rude concurrence des grandes nations occidentales qui sollicitaient également des livraisons massives. Pour être servi en priorité et à profusion, Israël a accepté de payer la dose très au-dessus du prix consenti aux États-Unis et à l’Union européenne. Cédant à la pression médiatique, le gouvernement israélien a divulgué le contrat signé avec Pfizer, dans une version copieusement caviardée. Le prix n’apparaît pas sur le document, mais selon des informations de la presse israélienne, confirmées sous couvert d’anonymat par des hauts-fonctionnaires, le surcoût s’élève à au moins 40% par rapport aux tarifs appliqués à l’Europe. Cette stratégie a suscité peu de contestation en Israël où un sentiment domine : rien n’est trop cher pour en finir avec des confinements dévastateurs pour l’économie et les finances publiques.

 

Une phase 4 à grande échelle

 

L’aspect financier ne serait cependant pas le facteur déterminant de la négociation. Avec ses neuf millions d’habitants, Israël constitue somme toute un marché relativement restreint pour le groupe pharmaceutique. Pour convaincre, les Israéliens ont proposé à Pfizer une phase 4 à taille réelle, autrement dit une cohorte épidémiologique à l’échelle d’un pays entier permettant de poursuivre les essais cliniques même après la célèbre phase 3 exigée pour une autorisation de mise sur le marché. Pour obtenir le sésame, Pfizer a testé son vaccin sur 48 000 personnes, dont la moitié avaient reçu un placébo selon la méthode dite de « double aveugle ». En Israël, le laboratoire allait pouvoir étudier quotidiennement une masse de vaccinés quatre fois plus importante. Israël s’est engagé par contrat à transmettre toutes les données sur l’efficacité du vaccin, les effets secondaires, les cas d’allergie ainsi que des précieuses informations sur les vaccinés (âge, comorbidités, etc.). Un partage d’information facilité par l’informatisation très poussée du système de santé. Séduit par la proposition, le laboratoire s’est alors engagé à livrer 8 millions doses à raison de 400 000 à 700 000 par semaine. « L’analyse épidémiologique du ministère de la santé israélien est unique en ce qu’elle nous permettra d’évaluer si un certain taux de vaccination permet d’atteindre l’immunité collective », a expliqué le porte-parole de Pfizer. Constatant l’intensité du rythme de vaccination, le laboratoire a décidé d’amplifier encore le volume des livraisons.

 

La vaccination s’appuie sur un réseau de santé efficace

 

Car les centres de vaccinations israéliens ont rapidement dépassé les objectifs fixés par le gouvernement. Alors que Benyamin Nétanyahou tablait sur 170 000 personnes vaccinées par jour, la barre des 200 000 vaccinés a vite été franchie. Dès le 6 décembre et l’annonce de l’arrivée imminente de vaccins, d’immenses vaccinodromes ont fleuri un peu partout dans le pays : un double chapiteau sur la place Rabin à Tel-Aviv, un centre de conférence à Jérusalem ou encore un drive-in vaccinal sur un grand parking de Haïfa. Mais l’essentiel des points de vaccination se trouve au sein de petits dispensaires de proximité administrés par les « koupot holim », littéralement « caisses maladie », des organismes parapublics structurés en quatre entités concurrentes. Les caisses maladie disposent de dispensaires dans chaque quartier, dans chaque village, même les plus reculés. Ce réseau a permis de diffuser le vaccin dans tout le pays en un temps record.

 

L’acheminement des vaccins repose sur une logistique sans faille. L’intégralité des doses est centralisée en un seul endroit : l’immense entrepôt du géant pharmaceutique israélien Teva, situé à Shoam, à quelques kilomètres de l’aéroport international Ben Gourion. En quelques semaines, les logisticiens de Teva ont installé assez de congélateurs pour stocker les doses destinées au pays tout entier. Afin de décongeler les seuls vaccins nécessaires à la vaccination du jour, chaque matin des dizaines de camionnettes viennent s’approvisionner dans l’entrepôt. Grâce à un réseau routier dense et d’excellentes qualités -et aussi à la taille modeste du pays, environ trois départements français-, elles peuvent ravitailler chaque jour les 350 centres de vaccination. Le soir, s’il reste des doses décongelées pour cause de rendez-vous annulés, les dispensaires diffusent l’information sur les réseaux sociaux. Des milliers d’Israéliens de moins de 60 ans (non prioritaires) ont pu ainsi accéder à la vaccination dès les premiers jours de la campagne. Afin de multiplier les points de vaccination, les caisses maladie ont fait appel à tous les professionnels en mesure de faire une piqure. Des infirmières bien entendu, mais aussi des aides-soignantes, des secouristes ou des auxiliaires de vie. Elles ont aussi reçu le renfort de l’armée. Le commandement du front civil (pikoud haoref) a dépêché dans les dispensaires plus de sept-cents réservistes formés dans les unités médicales.

 

Les performances du système de santé israélien lors de cette campagne de vaccination ont rempli de fierté la gauche israélienne. Car les caisses maladie constituent le joyau de l’héritage du sionisme travailliste incarné par David Ben Gourion. La première caisse maladie, la Clalit, a été fondée en 1911, soit 37 ans avant la création de l’État d’Israël. Nous sommes alors au début de la deuxième alya, une vague d’immigration formée essentiellement de Juifs socialistes issus de l’empire russe. À l’époque, la Palestine est une province de l’Empire ottoman relativement pauvre et démunie de tout système de protection sociale, les rares hôpitaux étant financés par des organisations caritatives juives et chrétiennes et situées dans les villes. Or les pionniers juifs travaillent surtout dans l’agriculture, dans les exploitations du baron de Rothschild ou dans les premiers kibboutz, des fermes collectivistes.

L’accident de travail d’un travailleur agricole à Ein Ganim, l’actuelle Petah Tikva, entraîne une prise de conscience. Le bras broyé par une pompe hydraulique, il est conduit en charrette à l’hôpital le plus proche. Le trajet prendra plusieurs heures et à l’arrivée les médecins doivent se résoudre à procéder à une amputation. L’un de ses camarades, Berl Katznelson, le principal idéologue du socialisme israélien, imagine alors un système de santé efficace et égalitaire inspiré du modèle allemand de Bismarck, les Krankenkasse, la traduction exacte de « Koupot-Holim ». « L’idée est que chaque travailleur devait pouvoir accéder à un dispensaire à une distance de marche raisonnable. Les soins devaient aller vers le patient. Cette logique persiste de nos jours et cela explique en grande partie la réussite de cette campagne de vaccination », estime Shifra Schvarts, historienne du système de santé israélien.

 

Un système de santé libre qui figure parmi les meilleurs au monde

 

La Clalit (la Générale) sera absorbée par la Histadrout, le syndicat unique fondé en 1920. Dans les années 1930, le parti révisionniste, l’ancêtre du Likoud, fonde son propre organisme, le Léumit (la nationale). Puis en 1940, des médecins allemands fuyant le nazisme créent leur caisse, la Maccabi. Enfin, une quatrième caisse maladie, la Me’ouhedet (l’unifiée), viendra compléter le système. En 1995, une commission présidée par la juge à la Cour suprême Soshana Nétanyahou (la tante de l’actuel Premier ministre) fixe des règles intangibles : l’obligation d’affiliation à une caisse maladie, la liberté d’en changer, un niveau de prestation minimal pour tous, etc. En outre, chaque dispensaire jouit d’une large autonomie sur le recrutement des médecins et l’achat des équipements afin qu’il puisse s’adapter à la sociologie du bassin de population dans lequel il est installé. Le système de santé israélien figure régulièrement dans le peloton de tête des classements internationaux.

 

Ce qui frappe dans cette opération est la manière dont la société, l’économie et l’État, malgré des tensions et une crise politique grave, se mettent rapidement en ordre de bataille face à un défi intuitivement considéré par tous comme majeur. Sans attendre des circulaires – qui arrivent souvent après la bataille – des réseaux fondés sur des expériences communes (militaires, formation, etc.) ont transformé administrations, entreprises et une myriade d’entités publique et privées en une armée mue par un sens partagé de l’intérêt général et un sentiment de solidarité et d’appartenance. Des milliers des personnes – fonctionnaires, salariés, simples citoyens se trouvant par un hasard dans un point clé de l’opération – ayant compris l’objectif par eux même ont avancé sans attendre des ordres précis et surtout sans craindre une sanction. Des milliers des petites décisions qui débloquent, facilitent et anticipent, un partage d’information sans esprits corporatistes et des personnes imprégnées du sentiment qu’il est de leur devoir de contourner des obstacles par eux même plutôt que d’attendre les directives des « chefs ». Et bien évidemment, tous ces gens n’abandonnent pas un instant leurs querelles et divisions à quelques semaines de la quatrième élection générale en deux ans… Si un modèle israélien existe, le voilà.

À propos de l’auteur
Stéphane Amar

Stéphane Amar

Stéphane Amar est journaliste. Il travaille notamment pour France Télévision et Arte.
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