<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Terrorisme et littérature : un texte capital de Gabriel García Márquez

21 novembre 2022

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Terrorisme et littérature : un texte capital de Gabriel García Márquez

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Le Journal d’un enlèvement[1] traite d’une série de dix enlèvements simultanés (surtout de journalistes) réalisée en Colombie en 1990-1991 par les Extraditables, un groupe lié au cartel de Medellín ayant Pablo Escobar à sa tête. Le livre, qui se veut un récit, aussi exact que possible, des événements, est fondé sur le témoignage de nombreux protagonistes, et constitue un document d’un énorme intérêt scientifique. Pourtant, pour des raisons difficiles à expliquer, ce texte est passé pratiquement inaperçu des spécialistes des études sur le terrorisme ; alors que les analyses proprement littéraires de l’ouvrage n’abordent guère le sujet qui nous intéresse.

Lire le Journal d’un enlèvement en fonction d’un savoir préalable sur le complexe terroriste[2] permet de structurer un questionnement autour de trois axes complémentaires. Le premier concerne la nature même de l’acte terroriste, le deuxième se réfère aux caractéristiques des Extraditables, et le troisième a trait à l’enrichissement des connaissances que ce texte permet en densifiant l’approche des multiples intégrants d’un complexe terroriste concret.

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Avec la série d’enlèvements qui forment la trame de ce livre, on est incontestablement face à des actes terroristes, caractérisés par l’usage de la violence dans le but de produire des messages destinés à plusieurs audiences (gouvernement colombien, personnel politique, journalistes, opinion publique, etc.), en vue d’influer sur des politiques publiques. Dans ce cas, il s’agit d’empêcher l’extradition aux États-Unis des narcotrafiquants les plus notoires. Ce mode opératoire, qui a connu une grande vogue en Amérique latine depuis les années 1970 (notamment chez les Tupamaros uruguayens et l’ERP argentin, avant d’être largement pratiqué par les FARC colombiennes), était jusque-là associé à des groupes dont les motivations étaient principalement politiques. Grâce à des travaux qui ont analysé la distribution mondiale des prises d’otages de nature terroriste[3], on peut situer l’épisode dont parle ce livre à un moment charnière qui voit cette pratique presque disparaître du reste de l’Amérique latine, à l’exception de la Colombie, pour connaître un essor sans précédent au Moyen-Orient à partir des années 1980. Les quelques cas européens pouvant être interprétés comme des sortes de transitions, tant les enlèvements les plus spectaculaires (Schleyer par la RAF en septembre 1977, et Aldo Moro par les BR en mars 1978) sont clairement inspirés des précédents latino-américains, et particulièrement des Tupamaros, avec les « prisons du peuple » et les « procès » qui s’y déroulent.

L’énorme intérêt du Journal d’un enlèvement réside donc dans le fait que l’on a ici la description minutieuse de plusieurs prises d’otages coordonnées, envisagées dans leurs multiples aspects techniques (depuis la préparation de l’acte jusqu’à la mort ou libération des victimes directes). À quoi s’ajoute un élément capital, à savoir que le recours à cette technique dans une intention terroriste est indépendant des motivations, politiques et/ou criminelles des acteurs qui y recourent. Or cette perspective qui se concentre sur la nature technique de l’acte terroriste, et non pas sur la labélisation problématique des acteurs, est à la base de l’approche scientifique du terrorisme. Car la nature et les intentions des Extraditables les démarquent clairement des organisations « purement » politiques, quelles que soient leurs motivations (révolutionnaires, ethniques, religieuses, etc.).

Avant de nous intéresser à ce groupe très particulier, il faut encore signaler l’apport remarquable de ce livre pour approfondir la connaissance de la prise d’otages comme mode opératoire particulier. En effet, la description minutieuse à laquelle se livre García Márquez tant des circonstances de la capture des victimes que des relations complexes qui se nouent entre elles et leurs geôliers est hautement instructive. En outre, s’agissant d’une affaire impliquant une dizaine de personnes séquestrées dans des lieux différents, seules ou en petits groupes, on a une variété de situations qu’une narration textuelle permet de retracer dans sa complexité. La version du thème de la séquestration terroriste est donc ici beaucoup plus dense et éclairante que celle habituelle dans la culture populaire, où des films ne disposent que de peu de temps pour en rendre compte. Et ce d’autant plus que l’auteur du livre a travaillé à partir des témoignages détaillés des personnes directement impliquées.

Le recours au terrorisme par un groupe criminel

La meilleure connaissance des Extraditables est un deuxième bénéfice que l’on obtient de la lecture de ce livre. Car pour des raisons qui tiennent principalement aux conceptions biaisées sur lesquelles une bonne partie des terrorism studies ont été bâties, ce groupe tout comme des entités criminelles comparables n’ont pratiquement pas été étudiés. Cela s’explique aisément, car si on focalise l’analyse sur des acteurs (individus et/ou groupes) préalablement labélisés comme « terroristes » en fonction d’impératifs polémiques, on s’interdit de fait de centrer l’étude sur la spécificité des actes qu’ils commettent.

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Le silence presque total concernant les Extraditables dans la littérature spécialisée en études sur le terrorisme[4] est évidement problématique lorsque l’on sait que cette entité, outre ses habituelles activités criminelles, est responsable de 261 morts et plus de 1 200 blessés dus à environ 200 attaques à la bombe (notamment à l’aide de voitures et de camions piégés), de nombreuses prises d’otages, et est fortement soupçonnée aussi d’avoir commandité l’attentat ayant abouti à l’explosion en plein vol d’un avion d’Avianca en novembre 1989. C’est pourquoi, les informations contextuelles que García Márquez fournit à différents endroits de son récit sur la trajectoire du groupe et sur la logique qui lui fait recourir au terrorisme sont précieuses. Et le lecteur attentif est dès lors en mesure de comprendre qu’il n’est nullement besoin qu’un groupe soit « terroriste » pour qu’il recoure à ce mode de communication violente, dès lors qu’une série de choix rationnels le conduisent à inclure cette technique dans son répertoire de l’action, violente et/ou non. Et dans le cas des Extraditables, il s’agit de faire pression sur le gouvernement colombien, à la fois directement en s’attaquant aux dispositifs de sécurité et au personnel politique, et indirectement en le délégitimant auprès de l’opinion publique, et particulièrement auprès des journalistes dont il est manifestement incapable de garantir la sécurité. Le but du processus est, lui aussi, assez simple : écarter le risque d’extradition des principaux narcotrafiquants aux États-Unis, et négocier le cadre de leur condamnation par la justice colombienne et leur successive détention dans des conditions sûres et confortables. Choses que Pablo Escobar obtiendra, d’ailleurs, après s’être livré aux autorités en juin 1990 (peu de temps après la libération des otages survivants) et avoir commencé son bref séjour dans une prison de luxe. Son ultérieure évasion, suivie d’une rapide campagne terroriste, aboutissant à son exécution en décembre 1993.

Un récit pour comprendre un complexe terroriste 

Si le Journal d’un enlèvement se présente comme un reportage dont le contenu est aussi véridique que possible, il n’en demeure pas moins une œuvre littéraire dont la composition relève de procédés qui manifestent la créativité de l’auteur. Ainsi, le livre comprend une brève introduction, intitulée « Gratitudes », où les intentions et les circonstances de sa rédaction sont exposées ; le corps de l’ouvrage comprend 11 chapitres suivis d’un épilogue centré sur la reddition de Pablo Escobar, postérieure de quelques semaines à la fin des enlèvements. L’organisation du texte obéit à une logique binaire, les chapitres impairs traitant du « dedans », c’est-à-dire de la vie des otages dans leurs divers lieux de détention, et les chapitres pairs rendent compte du « dehors » où diverses initiatives et tractations scandent les onze mois qui s’écoulent entre le premier enlèvement (la journaliste Diana Turbay et son équipe le 30 août 1990) et la capture d’Escobar le 19 juin 1991. Le récit de García Márquez ne respecte par ailleurs pas la chronologie des faits, car il débute avec l’enlèvement de la journaliste et politicienne Maruja Pachόn et de sa belle-sœur Beatriz Villamizar le 7 novembre 1990, qui est en réalité le dernier de la série. L’explication de ce fait est sans doute à rechercher dans les conditions initiales du projet de ce livre, qui devait être centré exclusivement sur l’enlèvement de Maruja Pachόn, avant que l’auteur réalise qu’il était indissociable des autres s’étant produits simultanément.

Pour pleinement comprendre l’importance de ce texte afin d’enrichir la réflexion sur le complexe terroriste, il est nécessaire de recourir au schéma suivant qui illustre ses composantes et ses interactions principales.

Et lorsque l’on procède à la lecture du Journal d’un enlèvement à partir du cadre théorique de base que fournit cette représentation du complexe terroriste, on constate que ce livre permet d’enrichir la réflexion sur la totalité des acteurs, actes et interactions qui y figurent. En effet, on y trouve des informations qui permettent de mieux connaître la nature, les modes opératoires et les intentions des Extraditables, ainsi que certaines caractéristiques des hommes de main (sicarios) impliqués dans le rapt et la surveillance des otages. Des détails techniques sur les enlèvements, les conditions de détention et de libération (ou mort) des captifs enrichissent également l’aspect documentaire du texte. De même, l’aspect communicationnel de cet épisode est particulièrement bien mis en lumière, avec l’omniprésence des médias, tant en la personne de la plupart des otages, que par le rôle (parfois problématique) de la presse écrite, de la radio et de la télévision (à laquelle certains otages ont accès au moins durant une partie de leur captivité) tout au long de cet épisode. Enfin, en séquestrant Diana Turbay (fille d’un ancien président) et Maruja Pachόn, la bande de Pablo Escobar s’attaque directement au sommet de la classe politique colombienne, et particulièrement à sa frange affiliée au Nouveau Libéralisme. Il n’est donc pas indifférent de rappeler que Maruja est la sœur de Gloria Pachόn, la veuve de Luis Carlos Galán candidat à la présidence assassiné en 1989 dans des circonstances incomplètement élucidées, et que le président César Gaviria, en fonction au moment des faits, appartient au même parti et a été désigné pour succéder à Galán. Ces circonstances ont rendu nécessaires les nombreuses incursions que le récit effectue au cœur du pouvoir colombien, et qui s’avèrent indispensables pour comprendre les effets tactiques et stratégiques de ces actions terroristes.

C’est donc peu dire que le Journal d’un enlèvement doit absolument être lu avec soin par quiconque s’intéresse sérieusement au terrorisme. Et aussi qu’il doit figurer parmi les lectures obligatoires dans toute formation spécialisée. Sachant qu’il est rare qu’autant de bénéfices intellectuels puissent être obtenus d’un texte littéraire, à la fois prodigieusement riche en informations et magnifiquement écrit.

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[1] Traduction française disponible en divers formats. Nous avons travaillé avec la version originale : Gabriel García Márquez, Noticia de un secuestro, 1996, Debolsillo, Barcelona, 1999.

[2] La notion de « complexe terroriste » se réfère à l’ensemble des acteurs et interactions qui interviennent dans la production, réalisation et gestion des conséquences de l’acte terroriste. Voir : Daniel Dory ; Jean-Baptiste Noé (Dirs.), Le Complexe Terroriste, VA Éditions, 2022.

[3] En particulier : James J. F. Forest, « Global trends in kidnapping by terrorist groups », Global Change, Peace & Security, Vol. 24, N° 3, 2012, 311-330.

À propos de l’auteur
Daniel Dory

Daniel Dory

Daniel Dory. Chercheur et consultant en analyse géopolitique du terrorisme. A notamment été Maître de Conférences HDR à l’Université de La Rochelle et vice-ministre à l’aménagement du territoire du gouvernement bolivien. Membre du Comité Scientifique de Conflits.
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